Dutilleux partage, avec Dusapin, la place de compositeur de musique française contemporaine le plus joué en France et à l’étranger. Le succès de Dusapin s’explique notamment par l’essence vocale de son oeuvre. Celui de Dutilleux, plus ancien, est tout autre. C’est celui d’un célèbre symphoniste. Ce terme romantique est choisi à dessein : comme celle de Mahler ou de Bruckner, son oeuvre semble surtout tissée de grandes formes orchestrales, assez peu nombreuses, autour desquelles gravitent quelques satellites de musique de chambre (et quelques rares essais vocaux), dont la célèbre – mais déjà « ancienne » – Sonate (1947) très souvent jouée par les pianistes d’aujourd’hui. Chaque « symphonie », oeuvre monde atonale, est longue à écrire en ce qu’elle relève chaque fois un défi à la hauteur de – et qui fit sans doute – la célébrité de son auteur : se montrer immédiatement « classique » et pourtant atonale, éviter toute table rase (presque autant – si cela est possible – qu’une oeuvre de Poulenc) tout en se dressant à la pointe de l’avant-garde (autant qu’une oeuvre de Boulez). Chacun de ces « grands défis pour orchestre », dès lors, à sa création, fut l’objet d’une attention particulière du monde musical. Si Dutilleux n’a écrit que deux « Symphonies » proprement dites (en 1951 et en 1959), il aurait pu appeler ainsi les oeuvres qui les suivirent, dont chaque mouvement avait parfois un sous-titre devenu une oeuvre à part entière aux yeux de la postérité : les fameuses Métaboles (1965) sont composées des presque aussi célèbres Incantatoire, Linéaire, Obsessionnel, Torpide et Flamboyant ; le concerto pour violoncelle (1965-1970), sous-titré Tout un monde lointain, enchaîne encore cinq mouvements fameux, Enigme, Regard, Les houles, Miroirs et Hymne ; après Timbres, espace, mouvement (1977-1978) et le Concerto pour violon sous-titré L’arbre des songes (1980-1985), les Mystères de l’instant (1986-1989) enchaînent dix mouvements (et autant de titres) quand les Shadows of time (1995-1997) contiennent Les heures, Ariel maléfique, Mémoire des ombres, Vagues de lumière et Dominante bleue ?
Si Dutilleux est l’un des rares (le seul ?) modernes français qui ne sembla « briser avec aucune tradition », c’est d’abord qu’il est, plus encore que Messiaen, le continuateur de l’esthétique impressionniste, et plus précisément l’héritier de Debussy. Or, celui-ci, au départ, se distingua pour avoir, plutôt que brisé la tonalité (comme les Viennois, Varèse et même, parfois, Stravinsky voire Bartók) englouti (sous des accords enrichis) ou fragmenté cette dernière (notamment par les courts motifs remplaçant les thèmes dans Jeux). Dutilleux semble poursuivre cette métamorphose continue de la tonalité. Les « thèmes », à partir de Métaboles, semblent exister encore bel et bien, mais en réalité se réduisent à des motifs en devenir perpétuel et qui ne se fixent jamais sur la moindre identité claire (particulièrement dans Mystères de l’instant, ceci étant d’ailleurs expliqué par le titre). La tonalité s’est peu à peu simplifiée jusqu’à sa plus simple expression au sein d’un monde devenu « peu à peu » et comme « de lui-même » atonal : on pourrait l’appeler polarité. Ainsi on ressent nettement que do# est pôle de Shadows of time ou mi de Métaboles, pièces semblant – malgré tout – atonales. On pourrait dire que si Britten est un atonal (ou un polytonal) semblant tonal, Dutilleux est à l’inverse un tonal (ou polaire) paraissant atonal. C’est peut-être notamment là le résultat de devoirs de bienséance différents – opposés dans les deux pays. Dutilleux semble assurer le relais historique, par ailleurs, entre l’enrichissement harmonique de Debussy et Ravel et celui, systématisé, des Français spectraux durant les années 1970 (notamment Grisey et Murail), ceci appliqué au grand orchestre, selon une tradition de « grande orchestration résonante » à la française dont les Viennois et même Stravinsky s’étaient vite démarqués. Comme chez Debussy, ou plus tard les spectraux, les sonorités sont souvent cherchées profondes, diaphanes, mystérieuses. Les titres ou sous-titres des oeuvres ou mouvements évoquent souvent les thèmes de la nuit (dont plusieurs « nocturnes » proprement dits), du mystère, du rêve, du lointain. Cette recherche de l’infini insondable privilégie les continuités, illustrées du point de vue des hauteurs par les fréquents glissandos, et du point de vue temporel également : à partir de Métaboles, le temps est lent et lisse plutôt que pulsé. Même Les heures apparaissent bien « peu rythmiques » (lentes, continues) pour un mouvement dont un templeblock est censé indiquer, trotteuse tout de même lointaine, la fuite régulière du temps. Nous disons « peu rythmiques » pour peu accentuées, comme sont généralement Incantatoire puis en entier Tout un monde lointain et Timbre, espace, mouvement. Au service de la complexité d’un temps apparaissant – à la fin – plutôt lisse, viennent des lignes généralement rythmiquement irrégulières et sans silence (à partir des Métaboles) donc continues, et surtout nombreux plans rythmiques superposés (ceci étant dû à la « séparation des groupes », on y reviendra). Les modes de jeux des instruments cherchent souvent une subtile délicatesse encore impressionniste et parfois même traditionnelle, notamment les fréquentes harmoniques de cordes, les percussions (surtout peaux et métaux) instillant des résonances lointaines (même si l’association tonitruante du xylophone aux cuivres déchirent la Seconde Symphonie, les Métaboles et Tout un monde lointain), quand ils ne s’associent pas, comme l’intime marimba, à une harpe évidemment impressionniste dans Torpide et Miroirs pour engendrer, une fois de plus, des sonorités mystérieuses. Les effets de masse cherchant la puissance sont finalement plutôt rares. Cet orchestre post-impressionniste est plus précisément debussyste que ravélien : si l’on oublie les alliages de Timbres, espace, mouvement (explicables, là encore, par le titre), Dutilleux sépare volontiers les groupes de l’orchestre (cordes, cuivres, bois, percussions et accessoires…). De même, il associe moins les timbres (comme Ravel) qu’il ne les emploie crus comme Debussy, goûtant encore simplement, par exemple, le velouté romantique de la clarinette (notamment dans Torpide et la Seconde Symphonie), la sonorité désuète du hautbois d’amour, l’isolation d’un violon, d’une contrebasse et surtout d’un violoncelle solo, ce que permettent les pupitres souvent divisés – là encore à la manière impressionniste.
Dutilleux a néanmoins intégré, au sein de ces « sonorités françaises », bon nombre de paramètres musicaux issus d’autres courants du XXe siècle. Au-delà – ce qui fait la richesse et la complexité de chacune d’entre elles –, Dutilleux emploie à la fois toutes les différentes « logiques verticales » du XXe siècle, et cela souvent dans la même oeuvre voire le même accord ; agrégats issus d’une verticalisation du contrepoint ou de modes, empilements (notamment de quartes…), accords impressionnistes enrichis (ressemblant au spectre des harmoniques) ou encore polytonaux : la polytonalité (voir les quatre accords collés du climax de Linéaire) est la seule grande leçon que Dutilleux semble avoir retenue de Stravinsky (à moins qu’elle ne lui vienne de Milhaud), bien davantage que le célébrissime ostinato rythmique du Russe, que le Français ignore. Cette gigantesque synthèse est d’abord l’héritière de celle commencée par Bartók, et ne concerne pas seulement les logiques verticales. Dutilleux aime les quartes autant que le Hongrois (justes et néanmoins – désormais aussi augmentées), de façon claire, par exemple, juste avant le climax de Regard. Il reconduit souvent aussi, comme Hindemith, le contrepoint atonal bartokien d’inspiration allemande, notamment dans Linéaire ou la fin du second mouvement de la Seconde Symphonie. Manipulations de ce contrepoint, Dutilleux pousse plus avant encore que Bartók les symétries de tout type, rétrogrades (par exemple au début du quatuor Ainsi la nuit, 1974-1976) ou en miroir. Ce dernier jeu apparaît d’ailleurs dans les titres mêmes de Miroirs extrait de Tout un monde lointain, Miroir d’espace (extrait d’Ainsi la nuit) ou encore du Double (sous-titre de la Seconde Symphonie). Ces jeux de miroirs apparaissent aussi simplement dans le choix fréquent d’accords post-impressionnistes complexes (« enrichis » disions-nous plus haut), mais espacés – en miroir – dans le grave et l’aigu (comme chez Ravel) et redoublant surtout la même note aux deux extrémités. La force et l’originalité de cette « grande intégration de toutes les modernités du XXe siècle » sont que celles-ci ne sont pas simplement juxtaposées d’une oeuvre à l’autre, ni même d’un instant à l’autre d’une même oeuvre, mais parfois toutes dissoutes à chaque minute dans la grande solution symphonique. Souvent l’oeuvre, bien que principalement française, invite Bartók, Stravinsky – certes peu, mais aussi les Viennois à venir y constituer leurs ambassades : autant que les Farben de Schönberg, Dutilleux goûte les mélodies de timbres (on peut aussi y voir aussi l’héritage français de Berlioz) mais aussi, ça et là, les séries dodécaphoniques, surtout dans Obsessionnel qui justifie cependant son âpre esthétique sérielle par l’affect extrême (mais restant ici humain), exprimé par le titre.
La complexité de cette synthèse permanente engendrant finalement un style stable, est encore accusée par le refus général de tout systématisme, jugé facile. Ceci se manifeste peut-être – épiphénomène –, dans l’ignorance volontaire des nouvelles technologies et de leurs dictats éventuellement simplificateurs. Attribue-t-on à Dutilleux la moindre tentative électroacoustique ou ne serait-ce que mixte ? Ne semblant céder, surtout, à aucun système en tant que phénomène de mode, Dutilleux ne paraît s’être inspiré d’aucune musique extra-européenne (ni indienne, ni indonésienne, ni africaine…), comme l’ont fait presque tous les modernes du XXe siècle (Debussy le premier). Il se rapproche ainsi de la position autarcique des trois Viennois. De même, il semble le moins scientiste de tous les atonaux de l’après-guerre. C’est en cela – et aussi dans le refus d’une clarté d’accentuation – que Dutilleux se démarque même de Messiaen (goûtant les percussions indonésiennes et modes rythmiques indiens ; parfois tenté par certaines rigueurs mathématiques, au moins admirées de loin). Il semble un compositeur « littéraire », si l’on veut. Il goûte presque autant que leur classificateur (Messiaen) les modes à transposition limités, surtout le second qui apparaît dès la Sonate pour piano, mais pourra aussi en inventer de faux – mais qui y ressemblent –, motivé surtout par un réalisme expressif finalement original quand on songe que même un Bartók pouvait céder à la fascination rigide du nombre d’or. Dutilleux, exemple assez rare parmi les atonaux du XXe siècle, semble suffisamment confiant en « l’ordre musical intrinsèque de son oeuvre » pour se passer de lui octroyer un quelconque ordre exogène. Témoins de cette fuite de tout système rigide (dût-il être « musical »), si les pôles sont souvent repérés par l’oreille, dans ses pièces, on pourra souvent hésiter entre deux, parfois d’ailleurs adjacents : Miroir hésite entre do et si, Regard entre sol# et la. Dutilleux semble fuir. Est-ce là son rêve du lointain et du mystère ? Il se cache. Est-ce là son inclinaison vers la nuit ? Il pourra volontiers, dans les climax, brouiller les tenues par des « trilles d’intensité », ou écrire force « trompe l’oreille », ainsi en inversant les registres du violon et du violoncelle (en miroir…), dans le Nocturne (et donc l’obscurité certes trompeuse…) d’Ainsi la nuit. La richesse, la touffeur même du langage semblent brouillées elles-mêmes par des passages d’une simplicité verticale surprenante et subite : des unissons. Ceux-ci engendrent notamment certaines fins soudain limpides ainsi le la# ultime de Timbres, Espace, mouvement, ou le mi final de Métaboles apparaissant d’autant plus simple quand Dutilleux vient de superposer des empilements de quartes aux cuivres à des accords enrichis (différents, collés de façon inédite – « impressionniste/polytonale ? » – aux bois et aux cordes).
Mérite singulier, Dutilleux a souvent atteint les mêmes points que bien des avant-gardes atonales, ou même, à l’opposé, que les esthétiques post-modernes, quand toutes ces chapelles avaient dues, pour cela, et contrairement à la sienne, renoncer presque toujours à tel ou tel paramètre de la musique, harmonie, contrepoint (pour les musiques globalisantes issues de Varèse et relayées par Xenakis), rythme pour la musique spectrale ou parfois orchestration pour la musique postmoderne et bien d’autres. Dutilleux accumule les trilles autant que Xenakis, fabrique des essaims (clusters) autour de pôles autant que Ligeti, est polaire autant que le « second Berio » (à partir des années 1980). Mais sa force singulière est notamment de continuer à composer une musique manifestement précise, musique du degré, dont chacun peut s’expliquer par le contrepoint et/ou l’harmonie, musique engendrant cependant, entre ses degrés, des gestes aussi novateurs que ceux des musiques plus « globalisantes ». C’est là la fameuse synthèse inextricable demandée aux musiciens du XXe siècle (inextricable à cause de l’arborescence complexe des différents itinéraires de fuite de Wagner) ici, semble-t-il, synthèse peut-être réussie. Le risque d’une telle synthèse est dans sa touffeur éventuelle. Si Messiaen, dont on pourrait dire qu’il a réussi des synthèses comparables, compense leur complexité par la clarté de l’accentuation (disions-nous plus haut), voire par une homorythmie fréquente – et de ce point de vue Messiaen est resté « moins français », moins impressionniste qu’il ne le prétendait –, si Dutilleux, de son côté, reste tenté par la profondeur infinie de l’orchestre, finalement encore romantique au-delà même de l’impressionnisme, et s’il risque ainsi de rendre sa propre synthèse confuse, c’est toutefois par la clarté de l’orchestration qu’il rend son oeuvre acceptable, voire irréfutable. Nous disions plus haut séparations des groupes. Il y a là, donc, organisation puissante, simple, globale de l’orchestre. Si Dutilleux domine finalement « l’arborescence fourmillante, indomptable du XXe siècle », c’est qu’il domine l’orchestre. Il ne cherche pas tant à multiplier à l’infini les nouveaux modes de jeux instrumentaux, comme tant d’autres musiciens. Bien souvent, les sonorités instrumentales sont celles de la première moitié du XXe siècle, celles de Bartók : les modes de jeux plafonnent rapidement aux flatterzunge des flûtes ou aux sul ponticello des cordes). C’est l’orchestre dans son ensemble qui est « nouveau » car puissamment organisé et dès lors « mené très loin » en regard d’une musique semblant généralement aussi atonale. L’atonalité même, bien qu’elle ne soit qu’une apparence – elle est d’ailleurs déjà rendue acceptable aux oreilles du public le plus large par la polarité souvent survivante –, semble ici d’autant plus raisonnable, peut-être, que sa hardiesse est compensée par des « valeurs traditionnelles » : la tradition sonore impressionniste, certes, mais aussi les inspirations littéraires ou picturales sous-jacentes du musicien, assez peu avant-gardistes et parfois populaires (bien que « raffinées »). Ce n’est pas Klein ou Klee qui donnent l’idée de Timbre, espace, mouvement à Dutilleux mais la très célèbre Nuit étoilée de Van Gogh. Quant aux inspirations littéraires, elles semblent souvent d’autant plus classiques que « tout simplement » françaises. Dutilleux, pour sa conception touffue et réminiscente du temps, se réclame de Proust. C’est à Baudelaire qu’il pense en écrivant Tout un monde lointain. En 1948 il écrivait une musique de scène pour le Monsieur de Pourceaugnac de Molière. Dès avant 1945, il composait des musiques radiophoniques pour Le Général Dourakine de la Comtesse de Ségur ou Le roman de Renart. C’est dire que si le langage peut se montrer complexe (par exemple à travers le contrepoint atonal), et même tricoter des formes demeurant longues pour notre époque pressée, c’est qu’au bout, c’est toujours une « délicatesse française » finalement populaire, ainsi que l’éternelle clarté de Descartes relayée par le Français Bergson, qui semblent promises.