György Kurtág ne cherche pas à faire école. Lui-même d’ailleurs ne suit le cours d’aucun « courant » identifié, quoiqu’il s’inscrive de manière délibérée et réfléchie dans la tradition de la musique savante occidentale. Sa position sera toujours restée la même : à l’écoute et à l’écart. Sa musique, aussi marquée soit-elle par quelques grandes figures, exigeantes de préférence, de Machaut à Messiaen et Boulez, en passant par Schütz, Bach, Beethoven, Schumann, Bartók et Webern, ne ressemble à aucune autre, ni dans les formes qu’elle se choisit, ni dans l’allure qu’elle dessine. Conçue comme le recueil fragmentaire de microcosmes musicaux ouverts sur l’histoire de la musique, l’œuvre s’ancre dans le biographique et les circonstances même de la composition – voire de la recomposition ; elle se précipite souvent en un matériau condensé à l’extrême, d’une richesse expressive incomparable.
De Budapest à Paris et retour : de la musique post-bartókienne à l’esthétique fragmentaire
En 1945, en arrivant à l’Académie Ferenc Liszt qui porte le deuil du maître Bartók mort aux États-Unis cette même année, Kurtág fait la connaissance de György Ligeti, de trois ans son aîné, qui a comme lui franchi la frontière pour venir étudier à Budapest, et qui devient son ami. C’est donc sous la houlette de Pál Kadosa, Leo Weiner, Pál Járdányi, Sandor Veress et Ferenc Farkas qu’il étudie le piano, la musique de chambre et la composition.
Les témoignages sont minces concernant les œuvres des années quarante et cinquante, parfois parce que le compositeur les a retirées, ou n’autorise que rarement leur exécution. Il s’agit de pièces très marquées par Bartók, comme la petite Suite pour piano à quatre mains (1950-1951), mais majoritairement esquissée pendant son adolescence roumaine, ou des pièces très brèves pour chœur. Le Concerto pour alto et orchestre de 1953-1954, dont a été retiré le mouvement final et qui s’appelle aujourd’hui Mouvement pour alto et orchestre, est un des rares exemples de forme ample. Énoncé à l’alto solo, le thème, par ses dynamiques et son utilisation généralisée de l’intervalle de triton, parle « le Bartók », la « langue maternelle » de Kurtág selon ses propres dires :
Figure 1 : Mouvement pour alto et orchestre, partie d’alto solo, mes. 34-43
Alors que Ligeti choisit l’exil vers l’Autriche puis vers l’Allemagne à la suite de événements de 1956, Kurtág, qui traverse une crise psychologique, demeure en Hongrie jusqu’en 1957, date à laquelle il effectue un séjour d’une année à Paris, déterminant pour sa vie de compositeur. Là, il assiste aux cours de Darius Milhaud et d’Olivier Messiaen ; spécialisée dans les traitements de crises liées aux affres de la création artistique, la psychologue Marianne Stein l’aide alors à formuler cet énoncé décisif : « essayer de combiner deux sons, seulement deux sons 1. » Cette révélation le conduit à l’extrême concentration du matériau, et ouvre la voie à son esthétique fragmentaire. Après un passage à Cologne au printemps 1958, où les Gruppen de Stockhausen et la pièce électronique Artikulation de Ligeti produisent un grand effet sur lui, Kurtág rentre en Hongrie et achève un Quatuor à cordes, véritable point de départ de son œuvre, auquel il attribue, de façon significative, le numéro d’opus 1 (1959). Dans ses mesures initiales se manifestent déjà la fragmentation du discours, la mise en œuvre discrète des techniques sérielles, la coexistence d’un chromatisme issu de Webern et d’un attachement profond aux racines folkloriques rythmiques de Bartók, l’importance de l’intervalle et du geste.
Comme les autres œuvres pour formations traditionnelles, le Quintette à vents op. 2 de 1959 et les Huit pièces pour piano op. 3 de 1960, les Huit duos pour violon et cymbalum op. 4 appartiennent à cette même période créatrice. D’une fulgurante brièveté, ils juxtaposent des univers contrastants et sont à rapprocher des Jelek (Signes) pour alto seul op. 5, contemporains : le langage y est très tranchant, la fragmentation interdit toute forme de développement et, comme chez Webern dont Kurtág connaissait déjà à l’époque l’œuvre par cœur, accorde aux simples gestes instrumentaux une charge émotionnelle exceptionnelle.
Figure 2 : Signes pour alto, I
Dans les années 1960, Kurtág est répétiteur à l’École de musique Béla Bartók, et professeur de piano et de musique de chambre à l’Académie de Musique de Budapest à partir de 1967. Entre janvier 1963 et août 1968, il compose les Bornemisza Péter mondásai (Les Dits de Péter Bornemisza) op. 7 (révisés ensuite en 1976), pour soprano et piano, sur des textes de Bornemisza, un prédicateur hongrois du XVIe siècle dont Kurtág a un temps envisagé d’adapter l’Électre en opéra. D’une durée de quarante minutes, Les Dits, créés à Darmstadt à la fin de l’été 1968, sont si exigeants pour la chanteuse et pour le pianiste qu’ils ont été qualifiés de « concerto pour voix et piano ». Les techniques vocales sont essentiellement issues du syllabisme propre à la langue hongroise (celle de Bornemisza, poétique et fleurie, peut être aussi violente et vulgaire), mêlées à des influences allant de Schütz à Schoenberg en passant par Bach et Beethoven, selon l’ancrage constant et délibéré des œuvres de Kurtág dans l’histoire de la musique. Le piano est d’une extrême virtuosité et ses difficultés rythmiques et ses variations de dynamique, de nuance et de durée suggèrent l’influence du sérialisme. Ce premier opus pour la voix témoigne de la volonté d’une concordance « figuraliste » entre le texte et la musique, et met en avant le style parlando rubato de la conduite mélodique. La grande forme est fragmentée, découpée, et se présente sous un regroupement d’instantanés : le « montage », la composition des différents extraits révèle l’organisation méticuleuse de l’architecture globale, construite autour de petits motifs récurrents, clairement caractérisés et dotés d’une forte charge symbolique, comme celui-ci, connu sous le nom de « Virág az ember » (« L’homme est une fleur »), qui occupe une place centrale dans son œuvre et qui sera placé en exergue des Játékok (Jeux) pour piano :
Figure 3 : Exergue des Jeux
En 1973, alors que Kurtág traverse une nouvelle crise, la professeure de piano Marianne Teöke lui demande d’écrire quelques pièces pour les enfants, qui deviendront les Jeux. Aujourd’hui, huit volumes sont parus 2, regroupant plus de 300 pièces, dont l’intérêt pédagogique se double d’une véritable poétique de la forme brève – le « microlude », petit jeu, jeu miniature : exercices, danses, mélodies populaires et grégoriennes, pièces in memoriam, hommages, etc. Les Jeux révèlent le côté ludique et dramatique, théâtral, mais aussi et surtout performatif de la musique : ils engagent le corps dans son ensemble et accordent une grande place à l’expérimentation – ce en quoi ils se démarquent des Mikrokosmos de Bartók, ou d’une méthode de piano traditionnelle :
« L’idée de composer les Jeux m’a été inspirée par des enfants jouant spontanément avec le piano, des enfants pour qui l’instrument est encore un jouet. Ils l’expérimentent, le caressent, « l’attaquent » parfois et ils laissent courir leurs doigts. (…). Il s’agit « d’expérimenter » son instrument plutôt que « d’apprendre à jouer du piano ». Le plaisir de jouer, la joie du mouvement, oser des déplacements rapides sur toute l’étendue du clavier dès les premières leçons, au lieu d’un tâtonnement maladroit sur les touches en comptant les temps. Toutes ces idées très générales sont à l’origine de la création de ce recueil. Le jeu – c’est le jeu. Il requiert beaucoup d’initiative et de liberté de la part de l’interprète. (…). Utilisons toutes nos connaissances et nos souvenirs encore vivaces de la déclamation libre, du parlando rubato de la musique populaire, du chant grégorien et de tout ce que la pratique de la musique improvisée a fait surgir. Et affrontons bravement – sans craindre l’erreur – le plus difficile : créer, avec des valeurs longues ou courtes, des proportions valides, une unité et un flux – pour notre propre joie aussi. »
Cette introduction de Kurtág (volume 1 de la partition) énonce certains principes valables pour l’ensemble de son œuvre : 1. La musique est un jeu – sérieux, certes, mais qui doit conserver une approche spontanée, une part de divertissement enfantin. 2. La musique est un texte, ou mieux : un discours – la musique n’évacue jamais la dimension langagière, elle parle. 3. La musique est d’abord interprétation – elle doit mobiliser toutes nos connaissances, notre mémoire, notre être ; mais elle est faite pour vibrer, pour résonner : elle ne s’accomplit que dans sa concrétisation sonore. 4. La musique est un acte de communication, une mise en relation, un message – il est difficile de trouver chez Kurtág une pièce qui ne soit pas écrite pour une circonstance particulière, ou à l’attention de quelqu’un : porteuse de la marque d’autrui, l’œuvre doit son existence à des événements (auto)biographiques, elle est inscrite dans le vécu, dans la vie. L’esthétique de la citation, de la référence, de l’allusion participe de ce même mouvement.
Figure 4
En haut : début du 1er Concerto pour piano de Tchaïkovski 3
En bas : Jeux, vol. I, Hommage à Tchaïkovski
Cette pièce combine deux notions importantes : l’objet trouvé et l’objet volé. Le premier, c’est le fait d’appréhender l’instrument de façon immédiate, instinctive – par exemple, ici, le jeu avec les paumes. Un autre exemple serait les lents accords, arpégés du grave vers l’aigu, sur les six cordes à vide de la guitare au début de Grabstein für Stefan (Tombeau de Stephan)op. 15 c (1978-1979). Le second, c’est le fait de citer, de voler une phrase musicale dont l’appartenance est audible, manifeste – ici, l’entrée du piano dans leConcertode Tchaïkovski. Ainsi, dans la troisième pièce de l’*Omaggio a Luigi Nono*(Hommage à Luigi Nono)op. 16 pour chœur mixtea cappella(1979), le texte de Rimma Dalos (« L’amour pendant des mois, / La souffrance pendant des années, / C’est ainsi que tout s’est passé ») suggère à Kurtág la citation du début de l’opéra de Wagner,Tristan et Isolde, dont le leitmotiv est immédiatement repérable par le saut de sixte ascendant, l’arrêt sur cette note aiguë, puis la descente commençant par un demi-ton.
Dans les Jeux est présente toute la musique de Kurtág. Ils sont un immense cahier de notes où sont écrites des « pièces les plus courtes possibles, où l’on exploite le matériau au maximum » (Kurtág) 4, et que le compositeur réutilise en permanence. Dans ce vaste ensemble, il appartient à l’interprète d’opérer un choix de pièces, de composer un programme – élaborer, pour une formation donnée ou dans le cadre d’un concert, un programme ordonné de façon cohérente, où le fragment s’articule avec des fragments (éventuellement d’autres compositeurs) qui n’étaient pas destinés à se côtoyer au sein d’une œuvre musicale existante. Dans ce cadre viennent prendre place la transcription, l’auto-transcription et l’hommage, qui créent une véritable constellation-communauté intertextuelle. Kurtág nous a livré plusieurs exemples de « programmes composés » dans les années 1990, notamment le Portraitkonzert du 10 août 1993 autour des deux op. 27, ou Rückblick, Hommage à Stockhausen (Altes und Neues für vier Spieler), pour trompette, contrebasse et claviers (1993), ou encore l’assemblage, devenu célèbre, que le couple Kurtág, au piano à deux et à quatre mains, effectue parmi les pièces des Jeux et certaines Transcriptions de Machaut à J. S. Bach (1974-1991).
Troussova et la décennie de l’aphorisme vocal
À la fin des années 1970, Pierre Boulez lit de nombreuses partitions pour constituer le répertoire du nouvel Ensemble intercontemporain. C’est ainsi qu’il découvre Les Dits de Péter Bornemisza op. 7 et que Kurtág lui fournit la partition de sa dernière œuvre, les Poslanija pokojnoj R. V. Trusovoj (Messages de feu Demoiselle R. V. Troussova) op. 17 (1976-1980) pour soprano et 13 instrumentistes sur 21 poèmes en russe de Rimma Dalos, qui sont créés à Paris en janvier 1981 et ouvrent définitivement à Kurtág, qui a alors 45 ans, la voie de la reconnaissance. Œuvre inclassable qui peut faire penser sous certains aspects à Erwartung de Schoenberg 5, parcours autobiographique sensuel et douloureux, les Messages sont le lieu d’une mise en musique tout à fait fascinante, où le compositeur fait montre d’une compréhension sans égale de la portée sémiotique et sémantique du langage, sans renoncer aux éléments madrigalistes ni aux tournures expressives du romantisme.
Figure 5, Messages de feu Demoiselle R. V. Troussova, II. 3.
Texte : « Pourquoi / ne pousserais-je pas de cris de cochons /
quand, autour, tout le monde grogne ? »
La décennie suivante est celle des œuvres vocales, principalement écrites à l’attention de la soprano Adrienne Csengery : Hét dal (Sept chants)op. 22 sur des poèmes d’Amy Károlyi (1981),Stsenï iz romana(Scènes d’un roman)op. 19 (1981-1982) etRequiem po drugu(Requiem pour un ami)op. 26 (1982-1987) sur des poèmes de Rimma Dalos,József Attila-töredékek(Fragments d’Attila József)op. 20 (1981-1982),Kafka-Fragmente**(Fragments de Kafka)op. 24 (1985),Három régi felirat(Trois inscriptions anciennes) op. 25 (1986-1987). Si elle est constamment sollicitée, la voix de soprano est accompagnée par des formations très variées ; les langues mises en musique sont aussi très diverses : le hongrois, l’allemand, le russe – que Kurtág dit avoir appris pour lire Dostoïevski ; cette découverte lui ouvre les œuvres des grands poètes et poétesses (Mandelstam, Tsvétaïeva, Akhmatova, Essenine, Lermontov, Blok), qu’il met en musique dans ses*Pesni Unïniya i Pechali**(Chants de désespoir et de chagrin)op. 18, pour double chœur mixte et instruments (1980-1994) puis dans lesQuatre chants sur des poèmes d’Anna Akhmatova*op. 41 pour soprano et ensemble (1997-in progress). Le français et l’anglais suivront, à la fin des années 1980 et dans les années 1990 (op. 30, op. 36 ) – certaines pièces isolées ou non publiées mettent également en musique du grec ancien. Dans une recherche d’adéquation entre les formes musicale et littéraire, Kurtág privilégie naturellement les formes brèves, poétiques ou littéraires, comme support textuel de ses œuvres vocales : haïkus, aphorismes, maximes, poèmes fragmentaires et inachevés, esquisses, entrées de journal, etc.
Depuis le Quatuor à cordes op. 1, Kurtág réserve également au quatuor à cordes une place de choix dans sa production : avant l’*Officium breve in memoriam Andreae Szervánszky* op. 28 (1988-1989), et les Six moments musicaux pour quatuor à cordes (1999-2005), les Douze microludes en hommage à András Mihály (1977-1978) adoptent une forme simple, non développée, souvent tripartite avec des éléments contrastants (proposition, réponse, coda) – des « objets sonores équilibrés », selon l’expression du compositeur. Les Douze microludes sont un parcours sur les douze demi-tons de la gamme chromatique, comme le Clavier bien tempéré de Bach. Parfois enchaînées sans interruption, les pièces instaurent chacune un climat différent. Dans le microlude n° 5, repris dans le dernier mouvement de …quasi una fantasia… op. 27 n° 1, les « bribes d’une mélodie de colinda », entrecoupées de notes tenues en harmoniques, montrent le caractère lointain, fragmentaire et mélancolique du souvenir d’une chanson de quête que chantent les enfants à la période de Noël dans le Banat natal de Kurtág.
Dans les années 1980, la concentration du matériau est donc plus que jamais de mise : aucune œuvre de « grande ampleur » ne voit le jour, seules des juxtapositions d’aphorismes formant une large structure fragmentée et discontinue semblent possibles sous la plume de Kurtág. La très forte personnalité du compositeur n’a d’égale que sa singularité et son humble discrétion : son langage musical reste à l’écart, notamment, des avancées technologiques 6 et conserve des moyens d’écriture conventionnels ; Kurtág se refuse à consigner des écrits théoriques, et les seules considérations sur la (sa) musique tiennent en une Laudatio pour György Ligeti 7, quelques entretiens et trois courtes préfaces à des partitions (Jeux, op. 28, op. 37). Le discours musicologique n’intéresse pas Kurtág ; dans ses cours de musique de chambre, ou ses classes de maître, il lui oppose un discours à visée purement interprétative, qui développe de façon absolument unique sa façon de concevoir, de jouer, de vivre la musique – la seule apte à dire, à parler, à raconter.
Les années quatre-vingt-dix et deux mille : encore et encore, le même chemin…
À la fin des années 1980, Kurtág commence à s’intéresser à des effectifs instrumentaux plus importants, parfois spatialisés, comme dans …quasi una fantasia… op. 27 n° 1 (1987-1988, pour piano et groupes instrumentaux) et Op. 27 n° 2 Double concerto(1989-1990, pour piano, violoncelle et deux ensembles). Il développe son œuvre composée pour la chanteuse Ildikó Monyók (Samuel Beckett: mi is a szóop. 30 a pour voix et piano, 1990) enSamuel Beckett: What is the Wordop. 30 b, pour alto solo (récitante), voix et groupes instrumentaux (1990-1991), qui met en musique le dernier poème de Beckett,Comment dire(écrit en français en 1988), conjointement dans sa traduction hongroise et anglaise. Comme Beckett, Monyók a connu l’aphasie, et le parcours de l’œuvre se présente comme une douloureuse rééducation de la parole. La voix réapprend le langage et sa capacité à signifier à travers des modes de jeu très variés : la récitation, leSprechgesang, le murmure, le cri, la déclamation, le rire, leparlando**rubato, le balbutiement, etc.
Après sa retraite de l’enseignement en 1986, Kurtág se consacre exclusivement à ses activités favorites : la composition et le travail aux côtés des interprètes, dans de nombreux pays (Pays-Bas, Allemagne, Grande-Bretagne, etc., et depuis 2000 principalement en France). Tous les interprètes disent l’expérience décisive que constitue le travail avec Kurtág sur une œuvre : excessif et exigeant, d’une passion communicative, il fabrique pour ainsi dire une tradition orale de l’interprétation, condensant en deux phrases un cours d’histoire de la musique, associant une approche parfois enfantine à un goût rigoureux et sûr. Ces séances sont pour Kurtág le lieu principal de création ; il ne peut concevoir une œuvre que s’il en a une perspective sonore concrète : il écrit avec et pour les interprètes.
Son retour au grand orchestre se fait d’ailleurs avec Stèle op. 33 (1994), dont la composition est entreprise précisément lors d’une résidence à la Philharmonie de Berlin. En trois mouvements, cette œuvre arrange en partie des pièces préexistantes, comme les recueils pour orchestre op. 34 (1991-1996) et Messages Nouveaux messages op. 34a (1998-2000). Les œuvres vocales les plus récentes, qui concernent Hölderlin – Hölderlin-Gesänge (Chants de Hölderlin) pour baryton solo et instruments (1993-1997) –, Beckett – …pas à pas – nulle part… pour baryton, percussion et trio à cordes – (1993-1998) – et Lichtenberg – Einige Sätze aus den Sudelbüchern Georg Christoph Lichtenbergs, œuvre pour soprano solo (1996) qui s’est trouvée révisée pour soprano et contrebasse en 1999 – sont des réunions de fragments qui jouent avec les capacités expressives et dramatiques de la voix.
Cette faculté de reprendre le même matériau pour le transposer ou le réécrire est une caractéristique importante : l’œuvre est à la fois totalement unique et essentiellement dépendante des œuvres dont elle provient. À ce titre, une des œuvres les plus complexes du point de vue de l’intertextualité, de la citation, de la recomposition est l’*Hommage à R. Sch.* op. 15 d pour clarinette, alto et piano (1990) : une généalogie remarquable peut en être dressée, convoquant Schumann, mais également Attila József, Guillaume de Machaut, et d’autres œuvres de Kurtág 8.
La musique de chambre a en quelque sorte remplacé les Jeux et est devenue une main courante, avec des effectifs et des combinaisons très divers : les Jeux et messages pour bois et les Signes, jeux et messages pour cordes sont des recueils in progress qui transcrivent des pièces plus anciennes mais accueillent aussi des éléments inédits – l’altiste Ken Hakii et la violoniste Hiromi Kikuchi, dédicataire de la Hipartita op. 43 pour violon solo (2000-2004), jouent un grand rôle dans la diffusion et l’interprétation des pièces de ce dernier recueil. …concertante… op. 42 pour violon, alto et orchestre (2003), qui leur est dédié, présente une forme de grande ampleur, mais où la juxtaposition des éléments motiviques et le silence soulignent l’écriture fragmentaire qui est à l’œuvre.
Œuvre d’un « honnête homme » du XXe siècle, polyglotte, la musique de Kurtág est ancrée dans l’histoire de la musique, où sont choisis ancêtres et influences ; immédiate et directe, elle ne renonce pas à ses capacités expressives ni à ses ressemblances avec le langage. Conçue comme « recherche continue 9 », elle est le lieu de l’écriture comme de la réécriture : l’œuvre – fragmentaire, produit et processus – est destinée à être perpétuellement rouverte, remise sur l’établi, rendue à son état d’inachèvement.
- On peut entendre, dans le premier des Négy dal Pilinszky János verseire (Quatre chants sur des poèmes de János Pilinszky) op. 11 pour basse et orchestre de chambre (1973-1975), un exemple de la prégnance de cette affirmation : la déclamation de la voix semble ne jamais pouvoir se détacher de la note ré, avant, dans un ultime effort, de chanter un do dièse puis un do bécarre.
- Les volumes les plus récents (V à VIII, dont la publication a débuté en 1995, alors que les quatre premiers volumes ont été édités en 1979) regroupent les « messages personnels et entrées de journal intime », ancrant ainsi ouvertement la musique de Kurtág dans la dimension autobiographique.
- Réduction pour deux pianos : le piano II joue l’orchestre, le piano I joue la partie de piano solo, qui est celle imitée par le Jeu de Kurtág.
- György KURTÁG, « Játékok : une leçon de György Kurtág », trad. par Stella Senes, dans Philippe ALBÈRA (sous la dir. de), György Kurtág XE “Kurtág” : entretiens, textes, écrits sur son œuvre, Genève, Contrechamps, 1995, p. 27.
- Est-ce un cycle de mélodies, un opéra sans mise en scène ? La soprano Adrienne Csengery parle, quant à elle, de « monodrame » (dans Philippe ALBÈRA (sous la dir. de), György Kurtág…, op. cit., XE “Kurtág” p. 63),tant les moyens convoqués sont lyriques et dramatiques, entièrement au service du texte, bien que sans mise en scène.
- Après de longues périodes d’improvisation, il s’essaiera néanmoins, avec plus ou moins de bonheur comme de réticence, à la co-composition avec son fils, fervent utilisateur de l’informatique musicale à des fins de composition : Lajka-emlék (Mémoire de Laïka) pour bande (1990) et *Zwiegespräch (Conversation à deux) pour quatuor à cordes et électronique (1999-2000).
- Dans Philippe ALBÈRA (sous la dir. de), György Kurtág…, op. cit., XE “Kurtág” p. 43-54.
- Voir, notamment, Friedemann SALLIS, « The Genealogy of György Kurtág’s Hommage à R. Sch., op. 15d », dans Péter HALÁSZ (sous la dir. de), Studia Musicologica Academiae Scientiarum Hungaricae, t. XLIII, fasc. 3-4 [Hommage à Kurtág], 2002, p. 311-322.
- « J’ai une façon très primitive de penser la musique : comme recherche continue » (Kurtág, cité dans Philippe ALBÈRA (sous la dir. de), ibid., p. 7).