Cette œuvre relève du monodrame, à l'instare du Lamento de Monteverdi, plus encore que d'un cycle de mélodies dans la tradition du Lied allemand, répertoire dont Kurtág et la soprano Adrienne Csengery nourrissaient cependant leur travail alors que, durant une année de préparation, ils échaffaudaient chaque mot, chaque sonorité vocale de ces Messages. En une théâtralité condensée, la voix s'articule sur une écriture intimement liée à la langue russe, rappelant la voix de Moussorgsky.
Kurtág et la poétesse russe vivant en Hongrie, Rimma Dalos, partagent un même langage incisif, pointu, à la recherche d'une image comme saisie dans le gel de l'instant et dont la vie jaillit avec plus de puissance à travers rupture et faille, tel un haîku ou un dramaticule de Beckett. Sculpture anguleuse rappelant les constructions en allumettes, fragiles architectures faite de volonté et de puissance auxquelles Kurtág, en 1956 à Paris, s'adonnait comme pour contrer l'effondrement de sa Hongrie natale et de son monde intérieur.
Les Messages de Feu Demoiselle R.V. Troussova s'élaborent en trois étapes, trois états d'un drame intérieur.
Les deux poèmes réunis sous le titre Solitude évoquent le désespoir affectif de l'héroïne, figée dans un sentiment de vide, de perte de toute communication ; comme l'écrit Anna Akhmatova, citée en exergue, « Il y aura une chanson de plus ». A cet effondrement, face au silence indifférent de l'être aimé, répond le cri. Les quatre poèmes de Quelque peu érotique se caractérisent par l'emploi d'une déclamation libre, quasi parlando, introduite par une guirlande, une plainte, perte d'équilibre avant la chute, folie du désir charnel. Jusqu'à ce que la voix, alors a cappella, crache avec toute sa rage « un cri de cochon... », sommet de ce cycle. Ce geste vocal primitif est préparé par un interlude purement instrumental évoquant le folklore hongrois, son thème étant repris dans la dernière mélodie colorée par un orchestre rappelant le premier Stravinsky.
Rappel, écho, mémoire ... En une brusque rupture d'atmosphère ouverte par l'évocation d'un thème de Bartok, Expérience amère - Douleur et chagrin, est faite de quinze poèmes très courts. L'orchestre, utilisé en petites formations aux couleurs contrastées, accompagne la voix dans une série de souvenirs, tendresse, mélancolie : « et il y eut la joie fatale de fouler au pied les mystères sacrés (...) passion amère comme l'absynthe » comme l'écrit le poète russe Alexandre Blok mis ici en exergue. Tout s'achève en silence sur un épilogue du même poète : « Toi, temps, du souvenir efface les vestiges. »
Anne Grange, programme du festival Ars Musica, Bruxelles du 3 mars 1996.