À l'origine de l'œuvre : le dernier texte de Samuel Beckett, qu'il aura écrit d'abord en français, puis traduit lui-même en anglais. Kurtág – qui n'a jamais mis en musique de traduction jusqu'à ce jour – a utilisé ici une transposition hongroise due à István Siklós, pour intégrer également par la suite, lors de la deuxième version, le texte anglais.
La genèse de l'œuvre aurait été inconcevable sans l'art d'Ildikó Monyók. Il est vrai que des motifs extérieurs ne participent que rarement à la naissance d'une œuvre musicale, mais dans ce cas, il semble impossible de ne pas en évoquer les circonstances. Suite à un accident de voiture, Ildikó Monyók a perdu l'usage de la parole, et ce n'est qu'au prix d'un incroyable effort, par la force de sa volonté, qu'elle est parvenue à le reconquérir, après sept années de mutisme. Au cours de cette reconquête, ne parvenant pas encore à parler, mais seulement à chanter, elle a travaillé deux œuvres vocales de Kurtág. Celui-ci, ayant écouté ces œuvres, a trouvé là, dans la suggestion qui émanait de l'interprétation, dans la lutte avec les mots et l'expression, un parallèle avec le texte de Beckett.
La première version de What is the Word (op. 30a) a été composée en 1990 pour récitante et piano (bien que Kurtág préfère le piano droit). Presque jusqu'à la fin, le piano accompagne, au sens le plus fort du terme : il joue les mêmes hauteurs que celles chantées par la voix. Plus exactement, l'intonation de la partie vocale doit se situer entre le chant et la récitation, avec des hauteurs concrètes que l'auditeur peut suivre et percevoir (il y a donc une différence avec les parties de Sprechgesang dans les œuvres de Schoenberg). Mais ces hauteurs ne sont pas chantées : plutôt parlées, criées-hurlées ou chuchotées. La voix et l'instrument sont comme des ombres, indécidables : on ne sait jamais, ou presque jamais, qui dirige et qui suit. Le caractère dramatique du texte se donne à entendre dans la partie vocale, mais on en perçoit et comprend le cadre, la forme et le sens dans les événements musicaux ; ce sont des particules élémentaires qui se suivent, qui se juxtaposent, comme pour répéter en musique la question posée par le texte : what is the word – qu'est-ce donc que la musique ?
Tel est sans doute le plus grand paradoxe, le véritable miracle de la formulation musicale : avec un matériau on ne peut plus fragmentaire, avec des motifs qui s'enchaînent d'abord selon un ordre imperceptible, des éclats de lexèmes musicaux, des bribes de phrases, des conjonctions et des désinences, il se crée un flux musical unifié. Cette aporie majeure des textes tardifs de Beckett – à savoir qu'après l'ultime réduction, le texte lui-même apparaît comme musique dans la conscience de l'auditeur ou du lecteur –, cette aporie est donc à la fois conservée et relevée. L'œuvre de Kurtág n'est pas une « mise en musique » de Beckett au sens traditionnel ; il s'agit plutôt d'une lecture particulière, d'une interprétation au sein d'une autre sphère artistique – la musique. C'est pourquoi, parmi les « particules élémentaires » que Kurtág dispose, la citation trouve également sa place. La phrase la plus douloureuse et la plus immédiate du texte puise en effet ses sonorités dans le mouvement lent du Concerto pour violon de Bartók. Et la question est donc posée : s'agit-il encore de citation lorsque la musique – art du temps – n'emprunte que les notes et la courbe d'une mélodie, sans son rythme, sans sa pulsation ? La mélodie de Bartók, qui vit dans notre mémoire avec sa métrique, apparaît dans une séquence rythmique différente. Si bien que l'on touche peut-être ici au principe formel déterminant de l'œuvre de Kurtág : créer une continuité en dehors du temps mesurable, calculable.
La version orchestrale de What is the Word (op. 30b) intègre également la salle de concert parmi les éléments compositionnels (dans les œuvres orchestrales de Kurtág postérieures à 1987, les groupes instrumentaux sont volontiers disposés en différents points de l'espace). La spatialisation conduit toutefois, dans cette pièce, à des formations acoustiques particulières : au-delà des phénomènes de distance entre les groupes et de directionnalité du son, la prédominance des unissons fait que chaque entrée définit une nouvelle position spatiale. Si, pour reprendre une terminologie chère à Cage, on imagine ces sonorités comme « préparées », alors l'un des moyens de cette « préparation » est ici l'espace. Mais pour qu'une telle sensation sonore puisse être pleinement vécue, il faut imaginer des conditions d'exécution optimales, un espace idéal : sans doute à la limite du possible... Peut-être l'œuvre engage-t-elle, en définitive, à répondre aussi à cela : qu'est-ce donc qu'une exécution ?
Dans la version orchestrale, la récitation demeure en hongrois, tandis que les cinq membres de l'ensemble vocal se voient confier le texte anglais, afin de commenter, de compléter, de prolonger, voire de précéder la voix principale.
András Wilheim.