Rückblick, c'est un regard en arrière. « En l'an ...esme de mon aage, que toutes mes hontes j'eus beues, ne du tout fol, ne du tout sage... », tel est l'exergue de François Villon que Kurtág a placé en tête de son « œuvre ». Pourquoi ces guillemets ? C'est qu'en effet, comme le dit son sous-titre (Altes und Neues für vier Spieler, « de l'ancien et du nouveau pour quatre instrumentistes »), Rückblick n'est pas exactement une « œuvre » : quelque chose qui pourrait se voir attribuer un numéro d'opus, quelque chose dont on viendrait découvrir la nouveauté lors d'une première exécution ou, comme on dit souvent, lors d'une « création ».
Altes und Neues, ancien et nouveau : ces catégories — liées à une certaine conception du « progrès » — sont ici non pertinentes. Ou plutôt, elles sont entretissées, indissociables : une sorte d'anthologie de Kurtág par Kurtág, un dialogue, un polylogue spectral, fantômatique, de lui à lui : une hantologie.
Il serait certes difficile de dire que Rückblick appartient à un genre. Pourtant, si l'on voulait lui trouver des précédents ou des pendants, ce serait sans doute dans cette conception inaugurée par Stockhausen (Rückblick est un « hommage à Stockhausen ») : avec Musik für die Beethovenhalle, par exemple, on aurait affaire à un quasi-genre, qu'illustrerait aussi Quodlibet d'Emmanuel Nunes. Des « œuvres » où le compositeur propose une exposition, un parcours au sein de ses œuvres (le jeu citationnel des guillemets — des « œuvres » et des œuvres — est ici inévitable, tout se joue dans leur présence/absence).
Si l'on pense le concert comme exposition de la musique, c'est ici le compositeur qui est l'exposant, le commissaire de sa propre exposition : ce qu'il propose, c'est une programmation, un programme (c'est ce que dit très clairement un manuscrit de Kurtág pour Rückblick). Et, à l'évidence, il y a dans ce caractère programmatique quelque chose qui relève du work in progress (noch nicht beendet : « pas encore terminé », peut-on lire sous la rature du manuscrit). Kurtág réécrit, « arrange », retranscrit des fragments qui, souvent, étaient déjà eux-mêmes des citations partielles (l'Hommage à Tristan — troisième pièce chorale de l'Omaggio a Luigi Nono — qui citait l'incipit de sixte mineure de l'opéra de Wagner, est ici transcrit pour trompette, contrebasse, pianino et célesta).
Cette insondable mise en abime des « originaux » et des « transcriptions » brouille les pistes, les antécédances et les conséquences : d'autant plus que Rückblick a également ses précédents dans l'œuvre de Kurtág, par exemple dans tel « programme » (sans titre), « composé » pour un concert de mars 1993 au Festival de printemps de Budapest (la première partie de la soirée s'intitulait Préparations pour l'opus 27, et comprenait certaines pièces qui sont présentes dans Rückblick ; dans sa présentation du concert, Péter Eötvös écrivait : « c'est Kurtág lui-même qui a composé ce programme en trois parties, en éclairant les relations, les attractions, les coappartenances, les origines et les conséquences des pièces »).Que dire, donc, sur Rückblick, sans citer à mon tour les commentaires existants sur les fragments qui composent ce regard en arrière ? Puisque l'auditeur pourra consulter les autres notices ici rassemblées, je donnerai simplement... le programme. Lorsque, naïvement, je lui demandai « la partition de l'œuvre », János Demény, directeur d'Editio Musica Budapest, ne pouvait que m'envoyer la « liste » qui va suivre, en indiquant ceci : « Rückblick est essentiellement un programme de concert que György Kurtág a conçu à partir d'œuvres antérieures sous leur forme originales, d'œuvres antérieures transcrites (réinstrumentées ou retravaillées) et de nouvelles oeuvres composées pour l'occasion. « [...] De plus, Kurtág considère ce programme comme un arrangement non pas obligatoire, mais suggéré. Il n'y a pas, pour l'instant, de manuscrit unique, les Stockhausen jouent à partir de leurs propres exemplaires, imprimés ou manuscrits [...]. »
Peter Szendy.