Parcours de l'Å“uvre de Elliott Carter

par Max Noubel

Carter compose ses premières partitions importantes après son séjour en France (1932-35) où il était parti étudier avec Nadia Boulanger. Son catalogue comprend alors essentiellement de la musique vocale et de la musique de scène, deux genres qu’il abandonnera ensuite pendant plusieurs décennies. Les œuvres ne reflètent guère la nature avant-gardiste et profondément anticonformiste qui s’était révélée chez lui dès l’adolescence, sous la « protection artistique » de Charles Ives. Elles sont fortement tonales et de style encore hybride. Carter y fait preuve d’une maîtrise de l’art du contrepoint acquis par la fréquentation de la musique ancienne de Machaut, des madrigalistes anglais et italiens et des cantates de Bach. Sa musique témoigne de la double influence, plus subie que pleinement consentie, du populisme — manifeste dans le premier ballet Pocahontas (1939) — et du néoclassicisme — encore présent dans le second ballet The Minotaur (1947). Les œuvres chorales constituent la majeure partie de la production. The Defense of Corinth (1941), sur un texte de Rabelais, pour chœur d’hommes récitant et duo de pianos, s’inspire à la fois de Noces de Stravinsky et des Choéphores de Milhaud. The Harmony of Morning (1944), pour chœur de femmes et petit ensemble, sur un poème de Mark Van Doren, est construit sur un motif de sept notes, sorte de cantus firmus parcourant toute la pièce. Musicians Wrestle Everywhere (1945), pour chœur mixte a cappella, sur un texte d’Emily Dickinson, montre déjà une inclination pour l’écriture polyrythmique. Carter compose aussi deux œuvres orchestrales : Symphony n° 1 (1942), qui puise son inspiration chez Sessions, Harris et Copland, les maîtres américains du genre, et Holiday Overture (1944) au matériau thématique fortement syncopé et à l’écriture contrapuntique complexe reposant encore sur l’utilisation très développée du canon.

La seconde moitié des années quarante constitue une période-charnière au cours de laquelle Carter se libère des modèles traditionnels et des modes. Ainsi le Quintette pour vents (1948), dédié à Nadia Boulanger, rend hommage à la fervente adepte du néo-classicisme autant qu’il est une manière élégante de s’en éloigner. Si la Sonate pour piano (1945-1946) se souvient encore de Copland, Stravinsky ou Hindemith, elle innove par la prise en compte de l’acoustique de l’instrument au niveau organique. La Sonate pour violoncelle et piano (1948), dont la forme circulaire est inspirée par Finnegans Wake de Joyce, inaugure une caractérisation des instruments. Dans le premier mouvement, le piano égrène une pulsation régulière comme un « tic-tac » d’horloge. Il n’est jamais en phase avec le violoncelle qui évolue dans un monde sonore totalement différent fait d’amples phrases chantantes jouées rubato. C’est également dans l’Adagio de cette œuvre que Carter utilise, pour la première fois, la « modulation métrique » qui permet de passer sans rupture d’une vitesse à une autre tout en en contrôlant parfaitement le déroulement. Mais c’est avec le Premier quatuor à cordes (1950-51) que Carter parvient à trouver un langage véritablement personnel. Aboutissement de cette période de lente maturation, l’œuvre résulte d’une profonde réflexion sur le temps musical menée conjointement dans les domaines extramusicaux et musicaux. D’une part, Carter s’est imprégné des conceptions temporelles trouvées, entre autres, dans les œuvres de Proust, Joyce, Thomas Mann ou Kafka. D’autre part, il a procédé à un réexamen et à une réappropriation de l’héritage de Charles Ives et des ultramodernes délaissés pendant les années de la Dépression. Après avoir « tué le père », en 1939, dans l’article « Le cas de Monsieur Ives 1 », où il critiquait les faiblesses du langage musical de son aîné, il le réhabilite en saluant ses solutions originales en matière de succession et de superposition de matériaux mélodiques et rythmiques hétérogènes. Les œuvres de Ruggles, Varèse et Crawford-Seeger, qui avaient contribué à faire éclater le concept de forme traditionnelle, ainsi que les travaux sur le rythme exposés par Cowell dans New Musical Resources (1930), servent de base à l’élaboration de sa propre approche du discours musical. La réflexion théorique, principalement dans le domaine rythmique, établie sur le modèle de la génération précédente, sera développée quelques années plus tard dans l’article « La base rythmique de la musique américaine 2 » (1955). Mais « Carter n’a pas seulement repensé l’héritage des ultramodernes, dont il a su tirer les conséquences ; il a également cherché à dépasser l’antinomie entre une écriture rythmique très élaborée et une harmonie statique chez Stravinsky, ou entre la complexité diasthématique du dodécaphonisme et une forme conventionnelle chez Schoenberg 3 ». Les instruments du Premier quatuor évoluent dans des strates temporelles indépendantes en perpétuelle évolution. La forme en trois mouvements est « sapée » par leur anticipation avant les délimitations « officielles » et par l’insertion d’un quatrième mouvement « Adagio » au cœur même du premier. Enfin l’unité du groupe est remise en question par la présence de cadences instrumentales qui constituent à elles seules un temps externe au quatuor. Les Variations pour orchestre (1953-1955) explorent plus loin les recherches rythmiques menées dans le Premier quatuor. La modulation métrique, qui dilate ou comprime le temps, agit autant dans la simultanéité des événements que dans leur succession.

Le Second quatuor à cordes (1959) marque une étape importante dans l’évolution de la pensée musicale du compositeur, comme le feront d’ailleurs les quatuors suivants. La dramaturgie instrumentale, déjà opérante dans le Premier quatuor, se voit ici développée au point que les membres du quatuor deviennent de véritables « personnages/instrument ». Ainsi, chacun d’entre eux possède son identité propre déterminée par un répertoire d’intervalles, un comportement rythmique, un caractère expressif ou même un mode de jeu spécifique. Les rapports entre les instruments, que Carter établit toujours sur le modèle des relations humaines dans les sociétés modernes, sont un jeu permanent de tensions entre deux aspirations contradictoires : s’émanciper du groupe ou, au contraire, rester en son sein pour collaborer à un destin collectif. Tout au long des décennies qui vont suivre, la dramaturgie instrumentale cartérienne va explorer tous les types de relations possibles entre individualités et groupes à travers des « scénarios auditifs » renouvelant constamment l’approche formelle.

Le concerto sera un des genres de prédilection du compositeur, même si les relations concertantes opèrent en fait dans tous les types d’œuvre. Le Double concerto (1961), pour clavecin, piano et deux orchestres de chambre, inaugure le principe de « complicité », chacun des deux solistes étant entouré d’un concertino qui renforce ses caractéristiques timbriques et avec lequel il partage un même matériau musical. Le Concerto pour piano (1964-1965) et le Concerto pour hautbois (1986-1987) développent, chacun à leur façon, une dialectique fondée sur la confrontation de deux entités antagonistes : le soliste, associé à ses partenaires, et l’orchestre. Dans le Concerto pour clarinette (1996) le soliste est confronté à cinq ensembles instrumentaux disposés en arc de cercle. Il est amené à se déplacer vers chacun d’eux pour établir une complicité musicale. Si dans le Concerto pour violon (1990) le pouvoir musical appartient exclusivement au soliste, il est davantage partagé dans le Concerto pour violoncelle (2000), Dialogues (2003), pour piano et orchestre ou le Concerto pour cor (2006). L’aspiration des instruments à s’émanciper du groupe s’exprimera particulièrement bien dans ses œuvres qui revivifient le genre du concerto grosso exploré jusque dans la dernière période dans des œuvres comme Asko Concerto (1999-2000) ou Boston Concerto (2002). La première expérience du genre fut le Concerto pour orchestre (1969). Chacun des quatre mouvements, qui se réfère à un extrait de Vents de Saint-John Perse, possède son propre orchestre, d’où se détachent de nombreux solos instrumentaux, et également sa propre musique. Un principe cher au compositeur d’anticipation et de réminiscence des événements hors de leur mouvement complexifie cependant la forme en même tant qu’il enrichit considérablement l’écoute.

Le Troisième quatuor à cordes (1971) redéfinit encore les rapports instrumentaux, et donc le discours musical, dans une nouvelle approche du genre. Suivant un principe inauguré dans l’ « Adagio » du Premier Quatuor, la formation est divisée en deux duos indépendants l’un de l’autre jouant chacun une série de brefs mouvements récurrents. La texture polyphonique, formée par les deux duos, est ainsi constamment renouvelée à la fois dans la simultanéité et dans la continuité des événements présentés. A Symphony of Three Orchestras (1976) exploite cette conception dans trois strates orchestrales composées de brefs épisodes alternés renouvelant sans cesse la trame sonore. Une exploration plus ouverte des multiples combinaisons instrumentales se produit dans le Quintette pour cuivres (1974), dans Triple Duo (1982) et dans Penthode (1985), pour 5 groupes de 4 instruments, où une très grande variété de solos, duos, trios et de formations de timbres homogènes ou hétérogènes se succèdent pour former une longue chaîne sonore ininterrompue.

La rapidité des changements de caractères musicaux liés à la modification incessante des combinaisons instrumentales transforme de plus en plus la forme en un kaléidoscope de « caractères/instants » qui va atteindre son plus haut degré d’élaboration, non pas avec une œuvre pour ensemble, mais avec une œuvre pour piano : les Night Fantasies (1980). Dans cette pièce d’une redoutable virtuosité, de très nombreuses idées musicales constituent une suite d’épisodes dont la durée peut aller d’un énoncé de moins d’une minute à un aphorisme d’une seconde.

La forte indépendance des instruments, sur laquelle reposait la dramaturgie instrumentale de nombreuses œuvres, avait atteint un degré extrême dans le début du Duo, pour violon et piano (1973-1974), où les deux protagonistes semblaient s’être enfermés dans des comportements autistes. Le Quatrième quatuor à cordes (1985) marque, au contraire, une évolution de la dramaturgie vers une recherche de rapports plus consensuels entre les différents instruments qui, sans renoncer à leur individualité, tentent des réconciliations à travers des échanges et des dialogues. Une décennie plus tard, le Cinquième quatuor à cordes (1994-1995) invente de nouveaux rapports inspirés des comportements de musiciens lors d’une séance de travail de musique de chambre. Ainsi, les « Interludes », pendant lesquels les musiciens répètent indépendamment des fragments de ce qui va ou vient d’être joué, alternent avec les « mouvements » du Quatuor au cours desquels ils jouent ensemble.

Vers le milieu des années soixante-dix, Carter compose à nouveau pour la voix. Dès lors, il n’aura de cesse de satisfaire son amour de la poésie en servant ses auteurs favoris dans des œuvres où la clarté de la texture instrumentale laisse toujours le verbe au premier plan. Ainsi verront successivement le jour : A Mirror on Which to Dwell, (1975), pour soprano et neuf instruments (Elizabeth Bishop), Syringa, (1978), pour mezzo-soprano, basse, guitare et dix instruments (John Ashbery et des poètes grecs anciens en langue originale), In Sleep, in Thunder (1981), pour ténor et quatorze instruments (Robert Lowell), Of Challenge and of Love (1994), pour soprano et piano (John Hollander), Tempo e Tempi (1998), pour soprano et quatre instrumentistes (Eugenio Montale, Salvatore Quasimodo, Giuseppe Ungaretti), Of Rewaking (2002), pour mezzo-soprano et orchestre (William Carlos Williams), In the Distances of Sleep (2006), pour soprano et ensemble (Wallace Stevens), Mad Regales (2007) pour sextuor vocal a cappella (John Ashbery). En 1997, Carter compose l’opéra What Next ? (livret de Paul Griffiths) où il transpose sur le mode opératique le drame de la communication entre les individus, exprimé jusqu’alors principalement dans le domaine instrumental : un accident s’est produit dans un endroit isolé. Les six rescapés reprennent connaissance, mais la confusion est totale. Ils ont des souvenirs différents de leurs liens de parenté et des circonstances qui les ont tous conduits au même endroit. Ils semblent ignorer ce qui se dit autour d’eux et restent perdus dans leurs pensées. La communication se rétablira progressivement mais ne mènera qu’à un éphémère moment d’entente.

L’évolution du langage musical de Carter a toujours été étroitement liée à celle de sa conception de la dramaturgie instrumentale. Jusqu’au Double concerto, le langage harmonique reposait essentiellement sur les deux tétracordes [0,1,3,7] et [0,1,4,6] comprenant l’ensemble des intervalles. À partir du milieu des année soixante, lorsque les œuvres orchestrales mettront en jeu de plus vastes communautés instrumentales, Carter va utiliser des ensembles de hauteurs beaucoup plus larges. Pour avoir une parfaite maîtrise de la potentialité des ensembles, il constitue, de 1963 à 1967, un Harmony Book dans lequel il répertorie de façon rationnelle toutes les combinaisons d’accords de 3 à 7 notes. Pour éviter que les nombreux événements simultanés ou successifs d’une œuvre ne mettent en péril la forme, Carter a construit des structures rythmiques reposant souvent sur une vitesse référentielle d’où découlent toutes les autres vitesses exprimées dans l’œuvre. Dans les années soixante-dix et quatre-vingts, des polyrythmes géants agissant discrètement tiennent fréquemment l’édifice sonore. À partir des années quatre-vingt-dix, les œuvres de Carter ne cherchent plus à épuiser toutes les combinaisons instrumentales ni à jouer sur une très grande variété de caractères musicaux ou d’« affects ». Il en résulte une simplification du vocabulaire marquée notamment par un langage mélodico-harmonique provenant principalement de l’hexacorde [0,1,2,4,7,8] contenant l’ensemble des tricordes.

La créativité de Carter n’a cessé de s’intensifier pendant les deux dernières décennies, multipliant aussi bien les œuvres pour soliste ou petites formations que pour orchestre : Réflexions (2004), Three Illusions (2004), Soundings (2005). Sans perdre pour autant de sa substance ni de sa richesse expressive, la musique recherche la transparence, le ciselé des phrasés, la subtilité des relations. Si elle privilégie l’éphémère, elle ne saurait en faire une règle et peut s’autoriser à prolonger longuement un univers musical comme dans Adagio tenebroso (1994), pièce centrale de Symphonia : Sum Fluxae Pretiam Spei (1993-1997). Comme en témoigne le titre d’une pièce — Con Leggerezza Pensosa (1990), pour clarinette, violon et violoncelle —, la pensée musicale de Carter aspire à la légèreté. Une légèreté toute mozartienne, qui n’exclut pas la gravité ni la profondeur et qui s’est simplement débarrassée de toutes les scories sonores pour ne garder que les résonances essentielles.


  1. Elliott CARTER, « Le cas de Monsieur Ives » dans : La dimension du temps, seize essais sur la musique, Contrechamps, Genève, 1998, pp. 21-26.
  2. Elliott CARTER, « La base rythmique de la musique américaine » dans : La dimension du temps, seize essais sur la musique, op. cit. pp 123-130.
  3. Philippe ALBÈRA, « Introduction » dans : Elliott CARTER, La dimension du temps, seize essais sur la musique, op. cit. p. 13.
© Ircam-Centre Pompidou, 2008


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