S'il est un souci qui traverse l'ensemble de l'œuvre d'Elliott Carter, c'est bien celui du temps. Le temps réel, mesuré ; le temps rêvé, intérieur ; ou leur fusion dans un temps virtuel : musical. Ce temps est parfois scindé en « perspectives multiples » : des caractères contrastants, des personnages musicaux sont présentés simultanément. Ce qui amène par moments à percevoir un évènement dans le contexte d'un autre : « en conduisant à de tels moments et en s'en éloignant par des moyens qui me semblaient suggestifs, j'ai essayé (...) de faire quelque chose qui ne peut être fait qu'en musique, et qui n'a été pourtant que rarement réalisé, sauf dans l'opéra ».*
Car ce qui importe, c'est aussi le mouvement qui crée ces perspectives croisées : « le changement, le processus, l'évolution comme facteur premier de la musique ». Et les œuvres d'Elliott Carter comportent certains procédés rythmiques, que l'on a pu grouper sous le terme générique de modulation métrique : une même idée musicale peut être accélérée ou décélérée, jusqu'à atteindre son « point de fuite » — jusqu'à basculer du même dans l'autre.
Le Double Concerto s'organise en sept sections : Introduction, Cadence pour clavecin, Allegro scherzando, Adagio, Presto interrompu à deux reprises par une Cadence pour piano, et Coda.
L'Introduction présente le matériau musical propre aux deux orchestres. Chaque orchestre se voit attribuer cinq périodicités différentes, caractérisées chacune par un intervalle. Ces périodicités décrivent autant de cycles, dont les décalages — les phases — produisent des effets d'unisson ou des battements rythmiques.
La Cadence pour clavecin est comme un sommaire du répertoire de l'Orchestre I : les intervalles y reparaissent, ainsi que les vitesses qui leur sont associées. (De même, la Cadence pour piano reprendra les cinq tempi de l'Orchestre II et leurs intervalles caractéristiques).
L'Allegro scherzando entrelace le propos principal du piano et de l'Orchestre I avec les interventions du clavecin et de l'Orchestre II, selon une alternance responsoriale. Le Presto inversera les rôles, le piano interrompant le fil du discours par des fragments du mouvement lent central.
Cet Adagio introduit un parcours différent de l'espace scénique formé par les deux orchestres — une nouvelle « chorégraphie » sonore : les vents, placés au centre, jouent dans un tempo lent ; autour, les autres instruments forment un cercle parcouru en tous sens par des motifs précipités ou retenus. L'Adagio se termine par un duo pour les solistes qui se croisent — le piano suivant une accélération, le clavecin suivant un ralentissement continu.
Le violent coup de cymbales et de tam-tams qui ouvre la Coda disparaît peu à peu. Une extinction orchestrée par vagues décroissantes jusqu'à la mesure finale.
Elliott Carter a lui-même suggéré une comparaison de la forme d'ensemble de l'œuvre avec le De Natura Rerum de Lucrèce : « la formation de l'univers physique par les déviations aléatoires des atomes, son épanouissement, et sa destruction ».
* Les citations en italiques sont extraites de The Writings of Elliott Carter, edited by E. et K.Stone, Indiana, University Press, 1977.
Peter Szendy, programme de concert de l'Ensemble intercontemporain, février 1992.