Parcours de l' oeuvre de Dimitri Chostakovitch

par Grégoire Tosser

La large production de Dimitri Chostakovitch (cent quarante-sept œuvres numérotées), qui en fait un des compositeurs du xxe siècle les plus prolifiques, les plus enregistrés et les plus joués, est indissociable du contexte politique et culturel dans lequel elle a vu le jour. Composée, dans sa plus grande majorité, dans l’URSS de Staline, puis de Khrouchtchev et de Brejnev, la musique de Chostakovitch est le reflet du parcours d’un compositeur vivant sous un système politique pour lequel les arts occupent une fonction idéologique centrale et sont jugés pour l’essentiel à l’aune de l’impact culturel qu’ils exercent sur le peuple.

Si la précocité et les dons exceptionnels de Chostakovitch le distinguent très tôt, ses œuvres font – revers de la médaille – l’objet d’une constante surveillance. Selon les fluctuations de la ligne dictée par le Parti, elles peuvent adopter, pour prendre deux situations extrêmes, la forme de compositions officielles, souvent conventionnelles et à l’intérêt musical limité, ou de réalisations plus audacieuses, avant-gardistes ou engagées. L’ambivalence du langage met en péril une lecture musicologique qui voudrait distinguer clairement les œuvres « libres » et personnelles de celles qui tapissent la façade officielle et contrainte. Au fond, cette ambiguïté apparaît comme une caractéristique essentielle de l’œuvre, en ce qu’elle s’applique aussi bien à la personnalité du compositeur (communiste ? résistant ? dissident ?), à l’allure musicale (sérieuse ou grotesque, ironique ou édifiante, détachée ou chargée de pathos) et au langage musical lui-même (très hétérogène, entre tonalité, modalité, atonalité, dodécaphonisme tonal et néoclassicisme). Il est d’ailleurs remarquable que la musicologie et l’historiographie critiques traitant de l’œuvre et la vie de Chostakovitch aient considérablement évolué depuis les années 1970, au gré des controverses et de l’évolution de l’équilibre des forces politiques et idéologiques dans le monde.

Un jeune compositeur au cœur de l’utopie communiste

Dès la fin des années 1910, Chostakovitch se met à composer, principalement pour l’orchestre (les Scherzi op. 1 de 1919 ou op. 7 de 1923-1924, dont l’orchestration doit beaucoup à Tchaïkovski) ou pour le piano (son instrument d’étude, qu’il utilise pour l’accompagnement de films muets dès 1923) : les Huit préludes op. 2 (1918-1920) ou les Trois danses fantastiques op. 5 (1920-1922), créés en 1925, précèdent la Première sonate op. 12 (1926) et les Aphorismes op. 13 (1927), où se manifeste l’influence des œuvres pianistiques de Prokofiev, Scriabine et de Glazounov, alors directeur du conservatoire de Pétrograd et qui assiste considérablement le jeune compositeur, orphelin de père dès 1922, dans ses études. C’est en mai 1926 que Chostakovitch accède à la notoriété, avec le succès de son œuvre de diplôme de composition, sa Première symphonie, dont la tonalité élargie est placée sous le signe de l’humour, de la danse et du grotesque, et se voit servie par une orchestration ancrée dans la grande tradition russe, de Tchaïkovski à Prokofiev en passant par Rimski-Korsakov, Scriabine, ou le Stravinski des Ballets russes. Cette fracassante entrée dans la célébrité lui vaut la commande immédiate d’une œuvre pour le dixième anniversaire de la Révolution de 1917 : la Symphonie n° 2 op. 14 dédiée « à Octobre ». Malgré quelques audaces en termes d’harmonie et d’orchestration dans les premiers mouvements qui s’inscrivent dans le courant constructiviste servi par Prokofiev ou Mossolov à la même époque, le mouvement final, une de ses premières incursions du compositeur dans la musique vocale, met en musique un texte fade et platement révolutionnaire du poète Alexandre Bezimenski : « vers affreux, abominables », dira plus tard le compositeur – sans doute comme ceux, de circonstance, de Semyon Kirsanov pour le chœur final de la Symphonie n° 3 « Premier mai » op. 20 de 1929 qui, exaltant la révolution prolétarienne et décrivant le soulèvement du peuple communiste face à l’ancien régime tsariste, est néanmoins bien plus élaboré. Dans ces deux œuvres d’un seul tenant, le travail motivique est non-thématique, exclusivement fondé sur des relations de contrastes juxtaposés (de dynamique, de texture, de tempo, etc.), et servi par un langage qui suspend bien souvent la tonalité dans un foisonnement polyphonique. Dans l’orchestration, la figure majeure de Rimski-Korsakov demeure la référence du jeune Chostakovitch dont la précocité, souvent comparée, à la fin du siècle précédent, à celle de Glazounov dont il partage le goût pour les textures polyphoniques denses, est saluée par la critique et par un public enthousiaste.

Contemporain et redevable du travail de composition pour le cinéma (La Nouvelle Babylone op. 18, 1929-1930 1), pour la scène (La Punaise de Maïakovski op. 19, 1929, dans laquelle un fox-trot rappelle que le compositeur s’était amusé à orchestrer le célèbre Tea for two de Vincent Youmans en 1927), pour la danse (les ballets L’Âge d’or op. 22 de 1929 et Le Boulon op. 27 de 1930), où s’expriment la variété et l’éclectisme des musiques légères, l’opéra Le Nez op. 15, composé entre 1927 et 1929, marque une période charnière, alors que s’amorce la collaboration avec le metteur en scène avant-gardiste Vsevolod Meyerhold. Créée en janvier 1930, mais promptement retirée de l’affiche 2, l’œuvre fait preuve d’une audace et d’une liberté de ton qui, permises dans le bouillonnement culturel des années 1910 et 1920, seront censurées et bannies dès les années trente lorsque Staline, s’étant arrogé les pleins pouvoirs, contrôlera l’ensemble de la sphère artistique, notamment à l’aide de la création, en 1932, de l’Union des compositeurs qui remplacera toutes les associations existantes. Pour Le Nez, composé à l’aube de l’ère stalinienne et dans lequel est dépeinte, de manière troublante, la répression policière sous le règle de Nicolas Ier, le compositeur use de nombreux procédés inédits pour traduire la satire et le grotesque gogoliens : les voix possèdent des registres extrêmement étendus, jusqu’au cri ; l’influence de la musique populaire (jazz, musique de film, danses folkloriques) est très marquée, aux côtés des bruits de pets, de rots, de soupirs érotiques ; un tableau de l’acte III, la lecture simultanée de deux lettres, scinde la scène en deux selon la technique cinématographique du split screen ; dans l’acte I figure un intermède pour le seul mais très imposant pupitre de percussions, contemporain des premières œuvres écrites pour percussions seules, comme Ionisation d’Edgard Varèse (1929-1931), qui tente de figurer le caractère implacable de la machinerie policière et la peur qu’elle suscite.

Le réalisme socialiste et le mythe héroïque

Bien que créé avec succès en 1934, l’opéra Lady Macbeth du district de Mzensk op. 29 d’après Leskov (1930-1932), est directement visé par un article de la Pravda du 28 janvier 1936, « Un galimatias musical ». La doctrine du réalisme socialiste, qui avait conduit à la condamnation, dès 1935, de compositeurs comme Schönberg, Milhaud ou Stravinski, bannit l’usage des dissonances trop marquées, l’atonalité, les mélodies « impossibles à mémoriser », les références au jazz, et considère l’opéra de Chostakovitch comme cacophonique et pornographique (sont notamment visés les trombones évocateurs de l’acte sexuel entre Sergueï et Katerina). Ici encore, la dimension politique (comme l’empoisonnement par l’héroïne de son beau-père tyrannique) est extrêmement présente et a pu contribuer à l’interdiction de l’opéra, que Chostakovitch révisera en atténuant le caractère explicite des scènes les plus crues et en retouchant les lignes mélodiques et l’orchestration des cuivres – le tout seulement après la mort de Staline (Katerina Ismaïlova op. 114, 1954-1963).

Préférant laisser dormir sa Symphonie n° 4 op. 43 dans un tiroir (datant de 1935-1936, elle ne sera créée qu’en décembre 1961), Chostakovitch se rachète via une œuvre instrumentale, la Symphonie n° 5 op. 47 de 1937, officiellement présentée par le compositeur, juste avant la première moscovite, comme « la réponse créative d’un artiste soviétique à des critiques légitimes 3 ». D’une grande transparence, son imposante forme en quatre mouvements figure une trajectoire postromantique qui semble désigner Sibelius et Mahler. Le compositeur s’interdit pour un temps le ballet, la musique vocale, et n’achèvera plus de projets lyriques d’envergure (Les Joueurs op. 63a, opéra inachevé d’après Gogol, 1941-1942). De là naît sans doute l’intérêt pour le genre du quatuor à cordes (Premier quatuor op. 49 en 1938, genre plus tard très prisé par Chostakovitch), ou pour la réorchestration du Boris Godounov de Moussorgski (op. 58, 1939-1940) – travaux plus neutres, moins à même d’être ouvertement critiqués par le régime.

Ce sont les circonstances historiques, en l’occurrence le siège de Léningrad, qui vont lui offrir l’occasion d’être proclamé compositeur officiel et d’être fêté comme un héros au début des années 1940. L’exemple de la Symphonie n° 7 op. 60 (1941), jouée dans Léningrad assiégé le 9 août 1942, est intéressant en ce qu’il met en évidence l’ambivalence de toute création : présentée, depuis sa création en 1942, comme une symphonie à programme – la résistance des habitants de Léningrad au siège des troupes allemandes –, la symphonie aurait en fait été écrite avant le début du conflit. Dans le premier mouvement, le fameux thème de « l’invasion », qui donne lieu à douze variations sur fond d’ostinato de caisse claire et témoigne de l’inextinguible soif contrapuntique du compositeur, sera promu hymne officieux de l’URSS victorieuse de l’armée allemande et, diffusé sur toutes les ondes, sera raillé par Bartók dans son Concerto pour orchestre, écrit aux États-Unis en 1943.

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7e Symphonie*, 1er mouvement, thème de « l’invasion »*

L’anti-formalisme jdanovien

Mécontents de l’opéra La Grande amitié de Vano Mouradeli (1947), Staline et Jdanov lancent en 1948 une campagne « anti-formaliste », destinée à repérer la « tendance [qui] exprime un formalisme étranger à l’art soviétique, le rejet de l’héritage classique sous le couvert d’un faux effort vers la nouveauté, le rejet du caractère populaire de la musique, le refus de servir le peuple, cela au bénéfice des émotions étroitement individuelles d’un petit groupe d’esthètes élus 4. » Le support textuel et le primat de la mélodie reviennent au goût du jour, se retrouvent outrageusement valorisés. De nombreuses œuvres de Chostakovitch sont interdites, et le compositeur, contraint à l’autocritique, se conforme aux nouvelles règles : une « création musicale chantante », et la priorité accordée aux œuvres vocales basées sur le folklore. C’est officiellement dans cette perspective que s’inscrit De la poésie populaire juive op. 79 (1948), cycle pourtant jugé, ensuite, à l’aune de la campagne antisémite initiée par Staline en janvier 1949 – cet opus fait partie d’une série d’œuvres utilisant un idiome musical proche du klezmer, tels que le Premier concerto pour violon op. 77 ou le Quatuor à cordes n° 4 op. 83 (1948-1949). De même, dans l’oratorio Le Chant des forêts op. 81 (1949), sur un texte de Yevgueni Dolmatovski célébrant la reforestation décrétée en 1946, le peuple est représenté par les voix (basse solo, ténor solo, chœur mixte, chœur d’enfants et orchestre avec une fanfare de six trompettes et six trombones), comme dans les Dix chants sur des textes de poètes révolutionnairesop. 88 (1951), première œuvre pour chœur a cappella qui reprend l’idée, chère à Moussorgski, de la masse chorale comme représentation du peuple. Sur un mode plus sarcastique, Chostakovitch compose pour La Chute de Berlin op. 82, film de propagande de Mikhaïl Chiaureli (1950), une musique railleuse où la parodie de marche allemande doit montrer Hitler comme un homme peu adroit qui perd la guerre à cause de son incompétence. Laissé dans le tiroir, créé en 1989 par Rostropovitch, Raïok[Petit paradis]anti-formaliste a sans doute été écrit à la même époque. Dans cette cantate, Staline, Jdanov et Chepilov sont mis en scène et tournés en ridicule, chantant des discours officiels sans queue ni tête, et associés à une musique narquoise où est parodiée Souliko, la chanson préférée de Staline.

La musique instrumentale, sans l’élément textuel qui, mis en musique dans la production vocale, viendrait guider son interprétation directe, est considérée comme suspecte. Même si la maxime de Chostakovitch, « celui qui a des oreilles entendra », est porteuse d’espoir, l’accusation de formalisme guette. Désormais indispensable, le discours autour de l’œuvre – nouvelle tâche du compositeur – tente d’orienter l’interprétation et de maintenir l’ambiguïté en présentant une version acceptable, circonstanciée, officielle, des intentions du compositeur qui sont censées transparaître dans son œuvre – c’est dire si la langue de bois s’agite. Dans tous les cas, la référence au passé semble nécessaire, comme elle apparaît dans la reprise des formes et mouvements classiques (valse, scherzo, passacaille, fugue) ou les Vingt-quatre préludes et fugues op. 87 (1950-1951), composés pour commémorer le 200e anniversaire de la mort de Bach et dédiés à Tatiana Nikolaïeva, lauréate du prix Bach dont Chostakovitch fit partie du jury à Leipzig, en 1950 5.

L’année de la mort de Staline, Chostakovitch compose la Symphonie n° 10 op. 93 (1953), dont le second mouvement, un implacable scherzo, serait un portrait musical posthume du Petit Père des peuples. De même, le second mouvement de la Symphonie n° 11 op. 103 « L’année 1905 » (1956-1957) décrit la foule amassée devant le Palais d’hiver le 9 janvier 1905, jour connu comme le « Dimanche sanglant » où eut lieu la répression de la première tentative de révolution du peuple russe. Chostakovitch a pris soin de puiser dans le folklore révolutionnaire pour constituer les thèmes principaux de son œuvre. Cependant, l’ambiguïté subsiste : le musicologue Lev Lebedinski – alors ami du compositeur – n’y entend pas « les salves de la police tirant sur la foule devant le Palais d’hiver en 1905, mais le bruit de tonnerre des chars soviétiques dans les rues de Budapest 6. »

La place de plus en plus importante accordée au genre du quatuor à cordes, notamment à partir de 1955, est également révélatrice de cette orientation vers la musique pure, menant parfois à l’introspection, au message crypté ou à l’autobiographie. Officiellement dédié « aux victimes de la guerre et du fascisme », le Quatuor n° 8 op. 110 (1960) met en avant, outre le thème traditionnel juif du dernier mouvement du Trio avec piano n° 2 op. 67 (1944), le motif DSCH (transcription du nom de Dimitri SCHostakowitsch correspondant aux notes ré-mi bémol*-do-si*, également présent dans les 10e et 15e Symphonies, le 1er Concerto pour violon, la 2e Sonatepour piano, les 5e et 7e Quatuors), qui y apparaît comme un motif récurrent, une « idée fixe ».

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*8e Quatuor*, 1er mouvement, thème DSCH

Une nouvelle liberté stylistique ?

Réhabilité en 1953 puis en 1958 pendant la période de déstalinisation, Chostakovitch fait créer les œuvres plus anciennes qu’il avait cachées, et se tourne également vers la musique vocale. Mis en musique dans leur traduction russe, certains textes sont ouvertement contestataires ou à teneur autobiographique, dessinant une esthétique musicale de la mort et du deuil, cependant que sa santé est encore fragilisée par un infarctus en 1966 : les vers du poète Evgueni Evtouchenko pour la Symphonie n° 13 « Babi Yar » op. 113 (1962) pour basse, chœur d’hommes et orchestre, qui évoquent le charnier juif découvert en Ukraine et créent un conflit ouvert avec le régime lors de sa création mouvementée ; les sonnets de Michel-Ange dans la Suite sur des poèmes de Michel-Ange op. 145 (1974) pour basse et piano (ou basse et orchestre, op. 145a) et les poèmes de Garcia Lorca, Apollinaire, Küchelbecker et Rilke dans la Symphonie n° 14 op. 135 (1969) pour soprano, basse et orchestre de chambre, qui traitent, notamment, de la privation de liberté des artistes ; les poèmes d’Alexander Blok (Sept romances op. 127, 1967), de Marina Tsvétaïéva (Six poèmes pour contralto et orchestre op. 143, 1973) ou de Dostoïevski (Quatre strophes du Capitaine Lebiadkine op. 146, 1974). Plus encore que dans la décennie précédente, le style de Chostakovitch (notamment dans le 2e Concerto pour violoncelleop. 126 de 1966 et le 2e Concerto pour violonop. 129 de 1967) se caractérise par la clarté et le dépouillement des lignes et de l’harmonie, le style narratif, l’orchestration marquée par les timbres graves et l’empreinte de Moussorgski.

Un des indices de la liberté accrue du langage musical dans la dernière production de Chostakovitch est, cohabitant avec l’emprise toujours plus importante des intervalles de quarte et de quinte, la « présence et négation du dodécaphonisme » (André Lischke 7), dans la mesure où le total chromatique est objectivement repérable, mais la combinatoire sérielle absente, et les « séries » délibérément agencées dans une perspective tonalisante, comme dans la Sonate pour violon et piano op. 134 (1968), la Symphonie n° 14 op. 135 (1969), le Quatuor à cordes n° 13 op. 138 (1970), la Suite sur des poèmes de Michel-Ange op. 145 (1974), ou le 12e Quatuor à cordes op. 133 (1968), dont le thème est à la fois dodécaphonique et porteur des indices tonals :

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*12e Quatuor*, phrase initiale du violoncelle

Malgré une santé déclinante, et un style musical qui a peu évolué (peut-être parce qu’il était déjà presque entièrement en place dès les années 1930), Chostakovitch parvient, durant sa dernière décennie d’écriture, à une sorte d’aboutissement tragique. En effet, la thématique de la mort, omniprésente à l’instar des œuvres où règnent le grotesque et l’autodérision (Cinq Romances sur des textes du Magazine Krokodil op. 121et Préface à l’édition complète de mes œuvres et brève réflexion à propos de cette préface op. 123, de 1965-1966, les très officiels mais un peu décalés et ironiques poème symphonique Octobre op. 131 de 1967 et Marche de la milice soviétique op. 139 de 1970), renforce le sentiment d’un regard nostalgique et désabusé porté sur l’existence et sur la création artistique, dont témoigne la multiplication des hommages, allusions, citations et autocitations (Symphonie n° 15 op. 141, Suite sur des poèmes de Michel-Ange op. 145, Sonate pour alto et piano op. 147). La musique de chambre, et plus particulièrement le quatuor à cordes (le Quinzième et dernier, op. 144, est souvent qualifié de requiem ou de testament musical), est véritablement investie d’une fonction de journal intime où se dévoile un langage crépusculaire, bien loin de celui des compositions officielles.

*

Au gré des résolutions du régime soviétique en matière de politique artistique, la production de Chostakovitch, entre un fulgurant départ moderniste et avant-gardiste dans les années 1920 et un retour à un langage plus libre dans les années 1960 et 1970, semble continuatrice d’un style romantique et postromantique, dont elle conserve, sur un mode parfois grotesque ou sarcastique empreint de néoclassicisme, des topiques (marches funèbres, valses, scherzi, musique à programme, genre concertant, gigantisme symphonique, etc.), et qui, en outre, mettrait conjointement en œuvre des tactiques de détournement du système tonal, telles les techniques de substitution de l’accord de dominante, le chromatisme généralisé ou la bi-modalité. Comme le note le compositeur Claudy Malherbe : « Son obstination tonale, qui n’est pas un aveuglement, dévoile une autre stratégie : le neuf qui ne peut plus lui être donné par construction, proviendra d’une déconstruction. Ainsi la phrase bégaie ou, mise en boucle, tourne en rond ; la directivité depuis toujours résolument conduite par le jeu des cadences et des modulations devient floue quelque fois jusqu’à l’immobile ; des sonorités creuses et incertaines sont souvent préférées à d’autres plus claires et affirmées ; des citations et des emprunts semblent incongrus une fois placés dans un contexte qui en conteste l’acception originale 8… » Et de rappeler la citation de la Sonate au clair de lune op. 27 n° 2 de Beethoven dans le troisième mouvement de la Sonate pour alto et piano op. 147, ultime œuvre du compositeur :

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*Sonate pour alto et piano*, 3e mouvement, entrée du piano

Marquée du sceau des multiples interprétations et commentaires officiels parfois contradictoires, malmenée par les controverses idéologiques et politiques qui se sont jouées entre URSS et l’Occident, ravivée par l’espoir que ses œuvres écrivent une autobiographie musicale où se cacheraient des messages cryptés ou rêvés, la musique de Chostakovitch reste, à l’image de la personnalité de son créateur, d’une profonde et indéfectible ambiguïté.


  1. Après cette première composition pour le cinéma, Chostakovitch consacrera une grande partie de sa production (une quarantaine d’œuvres) à la musique de film.
  2. L’opéra ne sera repris qu’en 1974, un an avant la mort du compositeur, par l’Orchestre de chambre de Moscou sous la direction de Guennadi Rojdestvenski.
  3. « Ma réponse d’artiste », dans le journal Vetcherniaya Moskva du 25 janvier 1938.
  4. Andreï Jdanov, Sur la littérature, la philosophie et la musique, Paris, Norman Béthune, 1972, p. 74.
  5. L’influence du Clavier bien tempéré de Bach se repère également dans le parcours des quinze quatuors à cordes qui, esquissant un cycle inachevé de vingt-quatre quatuors, possèdent chacun une tonalité différente.
  6. Articlé non publié, cité dans Elizabeth Wilson, Shostakovich. A Life Remembered, London & Boston, Faber & Faber, 1994, p. 317-318.
  7. André Lischke, « Présence et négation du dodécaphonisme dans les dernières œuvres de Dimitri Chostakovitch », Analyse musicale, octobre 1989, p. 31-37.
  8. Claudy Malherbe, « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui / L’espace musical contemporain, une logique de la différence », dans Dufourt, Hugues & Fauquet, Joël-Marie (éd.), La Musique depuis 1945. Matériau, esthétique et perception, Liège, Mardaga, Coll. « Musique / musicologie », p. 248-249.
© Ircam-Centre Pompidou, 2012


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