Parcours de l' oeuvre de Arvo Pärt

par Jacques Amblard

La popularité de Pärt est considérable et même extraordinaire. Avec plusieurs centaines de numéros, le musicien a enregistré, à ce jour, plus de disques sans nul doute qu’aucun autre compositeur savant vivant actuellement (voir sa discographie complète en ligne). Or, la notoriété du compositeur semble aujourd’hui reliée, surtout, à ce qu’on a appelé le postmodernisme musical. De ce dernier mouvement, la postérité semble peu à peu reconnaître que l’Estonien fut peut-être – finalement – l’emblème privilégié, mieux encore que les Anglo-Saxons (Philip Glass en tête), les Russes (emportés par Schnittke) ou tout autre Européen du Nord. Or, avant d’élaborer son fameux style postmoderne, très personnel (le fameux « tintinnabuli »), le compositeur a déjà signé des œuvres rien moins que négligeables. On peut donc imaginer une première période dans la carrière du musicien (1958-1968), riche en expérimentations assez contrastées, période si l’on veut « moderne », puis une seconde (de 1976 à nos jours), « postmoderne », beaucoup plus univoque, celle d’un musicien qui semble exploiter une veine féconde et semble-t-il encore inépuisée.

Après une œuvrette d’étudiant de 17 ans inspirée de Rachmaninov (Meloodia), les premières pièces pour piano, celles de 1958 (les deux sonatines, Partita) sont d’obédience néoclassique, selon l’esthétique alors autoritaire dans le bloc soviétique. On peut noter que Meie aed [« notre jardin »], cantate pour chœur d’enfants et orchestre (1959), sans doute à cause de ce sympathique effectif, manifeste l’esprit d’économie, de naïveté qui fera l’apanage de la seconde période. Nekrolog (1960), pour orchestre, fait une toute autre expérience, celle des douze sons (technique sérielle), tentative alors inédite en Estonie. Pärt persiste et signe dans Perpetuum mobile (1963), où la série – selon le mot d’ordre encore résonant de Darmstadt – s’étend aux durées, puis dans sa Première symphonie (1963-4) dite « polyphonique » qui associe technique de canon et dodécaphonisme.
Les œuvres ultérieures tenteront de curieux mariages, imagineront des contrastes esthétiques plutôt rares à cette époque (qu’on retrouvera – mais plus tard – dans le futur « poly-stylisme » de Schnittke). C’est déjà le mariage de 1964 entre une tonalité diligente inspirée de Bach, très claire, et divers collages beaucoup plus dissonants (disons stravinskiens). Voilà le fameux Collage sur Bach dont l’amorce, par ailleurs, semble déjà présupposer un certain postmodernisme anglo-saxon (avec ses accords parfaits dynamiquement répétés).
Puis une certaine dialectique non moins curieuse et très significative s’accuse de 1966 à 1968. C’est une dynamique discursive de plus en plus simple, emblématique (décidément le pédagogue Pärt dégage des emblèmes). Elle résume bien la tension esthétique qui innerve tout le siècle et c’est là son grand mérite : elle articule des univers caricaturalement tonals et atonaux. Le premier agrégat du concerto pour violoncelle Pro et contra (1966) est un accord parfait. Le second est un cluster d’une violence particulièrement appuyée, délibérément cacophonique. S’élabore, dans l’esprit du compositeur, selon Paul Hillier, et parallèlement au mysticisme grandissant, un conflit bientôt moralisé entre tonalité/passé/bien et présent/atonalité/mal.
Cette guerre intestine éclate définitivement dans Credo (1968), dernier chef-d’œuvre de la première période. Au centre de ce concerto pour piano, chœurs et orchestre, des agrégats dissonants de l’effectif au complet, les plus violents possibles, tentent d’ébranler, à plusieurs reprises, un simple unisson des cordes graves. Après cela, tout est dit : que faire de l’atonalité si elle représente désormais le mal ?

D’une façon hautement symbolique, une fois de plus, la santé du musicien se détériore et une traversée du désert commence. Elle durera huit ans. Pärt, comme convalescent de plusieurs maux (physiques et esthétiques), se plonge dans l’étude de la musique ancienne, des monodies grégoriennes, du contrepoint à deux voix. Il ne compose guère que sa Troisième symphonie (1971) et la cantate Laul armastatule (1973) qui illustrent ses nouvelles préoccupations d’épuration et de retour à la tonalité, de façon non encore assumée cependant. Le bout du tunnel vient avec une trouvaille, l’élaboration du tintinnabuli durant la féconde année 1976.
Für Alina (1976), pour piano, étrenne le procédé, suffisamment simple pour être exposé ici. Deux voix (deux types de voix dans les œuvres ultérieures plus polyphoniques) occupent chacune un rôle bien spécifique. Selon le tintinnabuli le plus simple, celui de Für Alina, elles évoluent de façon homorythmique (comme dans le premier contrepoint de Pérotin, « note contre note »). L’une est mélodique et se construit autour d’un centre (le « centre mélodique »). Ce centre est parfois plutôt point de départ ou d’arrivée, souvent de gammes diatoniques montantes ou descendantes. L’autre voix est harmonique et « tintinnabule » comme une cloche, (c’est-à-dire s’obstine à ne répéter qu’une seule note ou ses harmoniques), en réalité elle arpège les notes d’un accord parfait, mineur ou majeur. Quand il y a plusieurs voix mélodiques, celles-ci évoluent souvent en tierces ou sixtes parallèles, donc selon des consonances éprouvées depuis le faux-bourdon d’origine anglaise (celui de Dunstable au début du XVe siècle) : souvent Pärt, comme dans une mise à plat de l’histoire, semble sélectionner, de telle ou telle époque, le « meilleur procédé » et l’annexer à son style : contrepoint médiéval, faux-bourdon renaissant (qu’on retrouve dans les tierces et sixtes parallèles classiques – mozartiennes), symétries baroques, résonance romantique, ostinato stravinskien moderne.
L’ensemble est profondément diatonique donc tonal, volontairement naïf, immobile (ostinato), monolithique, selon l’idée de tout postmodernisme musical. La mélodie, souvent très conjointe, se déploie peu à peu autour du centre, est variée par des effets de contrepoint, souvent en miroir. Le rythme est lent, le temps est généralement lisse, la texture est souvent résonante (c’est là encore le côté « tintinnabulant » sans doute). Mais à la différence des expériences américaines ou de tout autre postmodernisme, les frottements diatoniques de demi-ton ou de ton sont très souvent recherchés entre la voix mélodique et la voix tintinnabuli égrenant invariablement son arpège. C’est donc une tension tonale lyrique qui se perpétue ici (« immobile et cependant éternellement variée », renversée, à l’instar du principe divin cher au compositeur désormais orthodoxe convaincu).
Fratres (1977) va plus loin. Viennent de fausses relations naïves et en un sens brutales entre la voix mélodique et la voix tintinnabulante. Celles-ci semblent coller l’une à l’autre deux versions du même mode andalou (construits sur la dominante du même mode mineur respectivement harmonique et antique), ce qui superpose un troisième degré à la fois dièse et bécarre. Il n’y a certes rien là de révolutionnaire en 1977, mais dans le contexte de la simplification drastique de cette « tonalité abstraite » qu’est le tintinnabuli (selon l’expression de Paul Hillier), ces simples fausses relations sont montrées dans un éclairage d’une crudité inédite, selon un caractère natif, originaire et finalement nouveau.

On cite souvent les quelques œuvres écrites dans un temps très court (surtout en 1977), de Für Alina à Tabula rasa, comme les chefs-d’œuvre que le compositeur ne « dépassera jamais ». Mais si ces pièces sont citées en bloc, il faut commencer par remarquer leurs différences. Si elles ne sonnent pas de la même façon, bien qu’elles appliquent la même technique génératrice, c’est déjà qu’elles sont conçues pour des effectifs bien distincts, contrastés, comme des applications expérimentales de la même recette alchimique à différents substrats : simple piano à résonance abyssale de Für Alina, orchestre à cordes et « cloche originaire » (symbole elle-même du tintinnabuli) de Cantus in memoriam Benjamin Britten (1977), chœur a cappella de Summa (1977), voix accompagnées à l’orgue de Missa Syllabica (1977) et de Sarah was 90 years old (1976), double concerto de Tabula rasa (1977). Quant à Fratres, son effectif originaire pour ensemble de vents semble aujourd’hui faire moins autorité que certains de ses aux moins quatre arrangements (la version pour orchestre à corde et percussions, celle pour violon et piano sont célèbres, on y reviendra).
Le point commun peut-être entre ces effectifs est qu’ils sont compatibles avec le travail romantique de l’écho : languides chœurs et orchestres à cordes, piano résonant. Un effet extatique d’immobilisme, en fait une atmosphère « New Age » est ainsi souvent engendrée, c’est-à-dire un univers non seulement mystique mais exotique. En effet, l’annulation du temps, associée à la réincorporation d’une tonalité naïve et comme désormais interdite en Occident, évoque quelque supposée « musique orientale » (ce que confirmerait Oliver Kautny1). D’un point de vue plus prosaïque, on remarque dans ces œuvres des éléments communs associés finalement à tout tintinnabuli : tonalité archaïsante, immobile (étrangère à toute fonctionnalité, à tout binarisme de type tension/détente), ostinato, vide (ou économie, ou minimalisme au sens large2), maladresse assumée ; inclinaison pour la lenteur, la résonance, les cordes, les pédales (bourdons parfois doubles comme dans Fratres), les quintes à vide, les petits ambitus, les mélodies conjointes. Durant cette année 1977 principalement, Pärt dessine presque à lui seul le postmodernisme européen, de texture « romantique » (résonant), qui se distingue de l’anglo-saxon qui, tout en magnifiant lui aussi tonalité non fonctionnelle et ostinato, incline davantage au hachage rythmique ostentatoire, à l’inspiration pop et profane, aux arpèges mélodiques, aux formes moins originales de type Thème et variations. L’Europe continentale préfère le temps lisse et les États-Unis le temps pulsé.
Spiegel im Spiegel (1978), pour alto et piano se démarque peut-être par sa recherche plus précise encore d’épuration, d’expression d’innocence, ici y compris instrumentale. Le violon y est traité comme un instrument d’enfant, dans un effet d’amateurisme délibéré. On aboutit alors tout à fait au paradigme formulé par le musicien postmoderne anglais Michael Nyman et véritable programme esthétique des années Reagan : composer une musique « naïve, innocente et simple d’esprit3 ».

Ces années 1980 verront le développement systématique du nouveau style, appliqué à de multiples pièces surtout vocales, parfois de durée et d’effectif plus ambitieux. Le grand œuvre, si l’on veut « l’Art du tintinnabuli » semble déjà formulé dans la Passion selon saint Jean (1982), qui tisse une vaste toile de centres mélodiques et d’accords parfaits « tintinnabulant » autour du cycle de quinte ré-la-mi-si. Les œuvres du musicien dévot, désormais, empruntent souvent aux anciens genres liturgiques, De profundis (1977-80), Te deum (1984-5), Stabat mater (1985), Miserere (1989), Magnificat (1989), messe (Berliner messe, 1990-1), Salve regina (2002), Da pacem Domine (2005), Veni Creator (2006), Alleluia-tropus (2008), Missa brevis (2009) sans parler des pièces inspirées par la liturgie orthodoxe (religion pratiquée assidûment par le musicien lui-même) telles Bogoroditse Djévo (1990) ou protestante (aux titres en anglais comme Silouans Song « My soul yearns after the Lord » – 1991 – ou en allemand ainsi Mein Weg hat Gipfel und Wellentäler – 1989).
Ou Pärt, à l’instar de Messiaen et de Penderecki (autres grands croyants) construit ses propres genres liturgiques, commentant tel passage de la bible, empruntant tels autres sujets traditionnels religieux. Voilà bien le « compositeur-théologien », comme le nomme Constantin Grohn4 ou le « cléricaliste » comme préfère l’imaginer Oliver Kautny5. Une minorité de pièces affichent des titres profanes (davantage depuis les années 2000). Pärt est bien le chef de file – et presque le seul grand adepte – de ce que les Anglo-Saxons ont appelé le mystic minimalism, inféodant ainsi l’Estonien au plus général et donc au supposé plus important minimalism américain.

À ce titre, les questions de langue discutées ci-dessus ne sont pas anecdotiques. L’enjeu, pour Pärt, quand il s’agit de quitter l’emploi du latin, n’est pas seulement de toucher chaque public (surtout anglo-saxon et allemand, auquel Pärt a plus souvent affaire) dans sa propre langue. Le tintinnabuli vocal se distingue du premier style de 1976-7 (rétrospectivement par essence « instrumental », désormais ?) par l’adjonction d’une logique lexicale supplémentaire. Et il se perfectionne peu à peu de Saint John Passion (1982) jusqu’à Litany (1994). La voix mélodique voit parfois ses centres corrélés de plus en plus intimement au texte, chaque mot semblant prévoir, dans un cas typique expliqué par Hillier, une visitation du centre, par exemple sur son accent tonique.
Une prosodie musicale d’apparence logique naît alors, intimement liée au langage mis en musique. Ainsi l’anglais, avec ses mots aux syllabes relativement peu nombreuses, comme le remarque encore Hillier, engendre-t-il des voix mélodiques plus invariablement centrées et donc plus atones, littéralement plus « litaniques » (dans le dernier exemple cité). Ce résultat pourrait sembler paradoxal à un phonologue. Mais le but ne semble pas de modéliser (d’augmenter musicalement) les intonations de la parole, comme cela a lieu à la même époque (durant les années 1990) chez Dusapin ou dans un certain Aperghis. Il s’agit davantage de magnifier la logique écrite du texte (non de sa prononciation), c’est-à-dire finalement la transcendance du sens religieux, la puissance du Verbe mais dans les saintes Écritures. Si chaque mot est littéralement « re-centré », il est ainsi mieux individué, ce qui clarifie syntaxe et logique de la phrase. Ces procédés (ou d’autres de la musique vocale) sont aussi pour augmenter les forces expressives et la cohérence, disons la puissance d’un style – le tintinnabuli – déjà original et efficace dès sa première mouture « instrumentale ».

Qu’est devenu ce style aujourd’hui ? Celui-ci, outre son aliénation éventuelle au texte, discutée ci-dessus, semble avoir montré, fatalement, des tentatives de développements, mais développements jamais définitifs (un « retour aux sources » semble toujours possible, ainsi dans la Symphonie n°4). Déjà le septième des Sept magnificat antiphonés (1988), dans sa première partie, semble vouloir évoluer de façon non plus diatonique mais chromatique : l’accord parfait la-do#-mi de la voix harmonique se superpose à des altérations successives de la voix mélodique et les douze sons sont finalement atteints dans une logique qu’il faut bien appeler total-chromatique bien que les dissonances ne soient égrenées qu’avec parcimonie, l’une après l’autre (chaque fois, un frottement de demi-ton inédit se superpose à une sonorité d’accord classé).
Surtout, dès certaines œuvres des années 2000, Pärt s’aventure parfois – brièvement – hors du tintinnabuli comme pour instaurer, à nouveau, une dialectique. Le caractère univoque original est alors brisé, c’est cela l’important. Se succèdent alors des éléments contrastés, comme dans les œuvres des années 1966-8 (dans un esprit cependant plus modéré). C’est alors comme si la dualité donc notamment le « mal » revenait, pour reprendre les termes de la discussion ci-dessus. Quoi qu’il en soit, on retrouve des successions d’éléments hétérogènes, certes comme dans presque toute pièce de musique (mais non « tintinnabulante »). L’impression de paradis perdu est alors nette, peut-être également pour le compositeur qui a tôt fait de se retrancher, alors, dans son cher monolithe tintinnabulant, dans un autre mouvement ou même un autre passage (et finalement la majeure partie) de l’œuvre. Dans le Lamentate (2002), l’amorce des cuivres s’aventure, au gré parfois de simples tierces parallèles, brièvement hors du style. Puis une montée chromatique crescendo de tout l’orchestre (rappelant les irruptions « démoniaques » de l’atonalité du Credo) brise définitivement le style postmoderne de l’Estonien, mais juste l’espace d’un geste d’ailleurs clair, symbolique. Et le procédé résonant revient en fanfare aussitôt après. On retrouve alors cette tendance du XXIe siècle en général de remettre en regard tonalité et atonalisme (tendance « centriste » sensible même dans le In nomine a tre – 2001 – de l’ex-hyper-moderniste Ferneyhough).

Plus récemment, Pärt tente souvent de sortir complètement de son vieux style. C’est le cas dans Estonian lullaby (2019) ou Vater unser (2019). L’économie des moyens persiste peu ou prou : lenteur, harmonies rares. Mais faute d’un nouveau procédé élaboré pour construire ce minimalisme, ces pièces restent brèves. Vocales, leur format de deux ou trois minutes les rapprochent alors simplement du monde de la chanson populaire. Dans le cas de Vater unser, ce monde est orchestré avec la romantique profondeur de champ (chœurs, piano, cordes…), d’une musique de film ou d’un Fauré simplifié.
Une autre tentative – encore minimaliste – de sortie du tintinnabuli, consiste en la recomposition d’œuvres de maîtres anciens. C’est le cas dans Mozart’s adagio (2017). Si l’on reconnaît encore Pärt à sa chère résonance entrecoupée de longs silences, c’est l’univers de Max Richter (dans ses fameuses Quatre saisons de Vivaldi revisitées en 2012), et de tant d’autres petits maîtres postmodernistes, auquel l’Estonien semble alors inféodé, lui qui se tenait à la proue, au départ, du postmodernisme musical en entier.

Revenons neuf ans plus tôt. La Symphonie n°4 (2008), dans son finale, imagine au début des modulations du dernier romantisme par note commune (accord de sol# mineur puis de mi mineur : si commun, puis de do# mineur à la mineur : mi commun). On entend le Richard Strauss du troisième des Quatre derniers lieder (1948), ou Prokofiev dans son univers harmonique habituel, côté sombre. Quoi qu’il en soit, Pärt se permet ici de quitter son tintinnabuli mais juste pour faire entendre de « beaux accords », peu personnels (souvent entendus dans les musiques de film pour illustrer certains passages mystérieux). Suit une monodie du violon solo dans l’aigu, elle-même « hors style » (puisque monodique et donc hors tintinnabuli qui demande au moins deux voix) mais, comme toujours, rejoignant vaguement un certain postmodernisme par son économie. Enfin, la structure tintinnabulante (sur mi sol# si et la gamme de la mineur harmonique) qui tissait d’ailleurs déjà le premier mouvement en entier (ceci en est un rappel) revient à tire-d’aile. Et ce retour est magnifié (certains diraient magnifique) dans la mesure où les « meilleurs atouts » du tintinnabuli sont là : orchestre à cordes et harpe, lenteur, impression de dominante de la mineur perpétuelle (comme c’était déjà la cas dans Fratres, en ce sens indépassable).
On comprend définitivement ici, dès 2008, que le déjà vieux tintinnabuli permet de geler, de s’appesantir sur la tension romantique dans son essence (notamment dans les suppliants tons mineurs), plus simplement encore que chez Wagner qui lui doit au moins passer d’une tension à l’autre. C’est aussi l’intention esthétique, si l’on veut, d’Amfortas wound (second mouvement de Harmonielehre, 1981) de John Adams qui fait tourner en boucle (ostinato bien sûr) un passage de Parsifal (1882). Pour employer, à dessein, le vocabulaire des entreprises des années 1980, le postmodernisme musical, de façon plus générale, optimise ou « customise », en quelque sorte, le maître de Bayreuth, voire l’essence du romantisme en général, au moins à travers la résonance des cordes et la harpe. La Quatrième symphonie de Pärt, avec ses harmoniques initiales, sibyllines, se concentre bien sur le mystère du début de Lohengrin (1848). Certes, comme dans les années 1976-7, l’ostinato permet de dépasser le XIXe siècle tout en servant, par son effet d’hypnose, l’éthique et au-delà, la recherche de transe sacrée. Enfin, le mélange vertical, finalement, de la mineur et de sa dominante tintinnabulante produit des structures harmoniques suffisamment complexes (au maximum un mode diatonique verticalisé) pour satisfaire, au moins en partie, « l’horizon d’attente » esthétique de l’Histoire s’il en est un.
Cette emblématique Quatrième symphonie résume également les textures chères à l’Estonien. Il s’agit donc des romantiques cordes (harpe comprise) mais aussi des cloches, bien sûr modèles oniriques (mais aussi accompagnatrices concrètes) des œuvres tintinnabulantes, présentes dès Cantus in memoriam Benjamin Britten ou encore, pêle-mêle, dans Mein weg… (1989) ou le Lamentate (2002).

Si l’on peut dire, un autre élément de texture important est le silence. Dans l’œuvre de Pärt en général, le vide n’est pas seulement le gage d’un minimalisme mystique. Il est aussi le pendant (le contraire, le repos) de la longue résonance monolithique. Au fond une dialectique perdure donc mais épurée à l’extrême : musique (tintinnabuli) ou silence. Ce dernier peut parfois, typiquement, être troublé par des percussions seules, moins bruitistes que signalétiques : elles aussi instruments spirituels. Elles appellent au culte. Elles ponctuent le temps de prière. Deux coups de timbale, seules, séparent Litany en ses deux parties comme la cloche annonce le début de la célébration sacrée. Les percussions de bois de Fratres (dans sa version avec orchestre à cordes), de même, séparent chaque partie, comme des invitations à la méditation entendues dans un monastère asiatique, ou des coups d’antique semantron (percussions de bois ancêtres des cloches dans les églises balkaniques). Au fond, elles rappellent aussi, du Pärt des années 1960, la tentation bruitiste atonale mais certes de façon minimale, là aussi d’une manière épurée. L’antithèse énigmatique, profondément mystérieuse (elliptique d’un point de vue musical) qu’elles apportent, surtout quand elles s’enrobent de silence, trouve déjà son paroxysme dans Sarah was 90 years old (1977), où un « silence de bois » (rappelant l’atmosphère et jusqu’à la matière même des églises de bois baltes ou finnoises) occupe un temps considérable de l’œuvre.

On sera frappé que tant de pièces aient été remaniées par le compositeur. Fratres est un exemple extrême avec ses six versions et instrumentations différentes écrites entre 1977 et 1992. Ce dernier point est symptomatique d’une écriture désormais à géométrie variable, en un sens indifférente à l’instrumentation, qui semble ainsi retourner au relativisme instrumental de la période baroque. Davantage : la version pour piano et violon (typique elle des années 1980) assigne des arpèges virtuoses au violon, absents des autres versions, précipitant soudain l’œuvre dans une esthétique postmoderniste rythmique, anglo-saxonne, quand les autres moutures se languissent dans leur temps lisse à l’européenne. Bref, Fratres réussit à réunir dans un même titre des œuvres distinctes, d’esthétiques nettement différentes, ce qui est une curiosité. En un sens l’œuvre n’a plus d’identité précise et l’art lui-même s’efface devant l’éthique, derrière la recherche de pureté plus générale et la démarche mystique corrélée.

C’est dans ce sens que Pärt est surtout chef de file. Il est bien l’emblème, non pas seulement du prétendu mystic minimalism mais plus généralement du postmodernisme à l’européenne. Nombreux sont les exemples d’épuration drastique, de démarche minimaliste, surtout en Europe, qui paraissent ou entendent naître – voire naissent effectivement – d’une « entrée dans les ordres », d’une inspiration voire d’une démarche religieuse ou mystique. Si Messiaen, Dieter Schnebel, les Polonais avant-gardistes et d’autres dédient un langage atonal à l’office catholique, plus nombreux semblent les compositeurs qui mettent en scène l’essence spirituelle en des termes tonals. La foi, ou au moins le discours sur la foi, semble réellement l’une des racines majeures du postmodernisme musical européen et c’est peut-être en cela que la musique se démarque des autres arts de la postmodernité et n’adopte guère, elle, d’ironie ou de déperdition hétéroclite mais au contraire, le spectacle d’un recueillement singulier. La musique postmoderne – et celle de Pärt la première – s’affiche alors « humble » parce qu’utilitaire, propice à la méditation ou à la prière.

C’est déjà l’enjeu limité – qui paraît sincère – durant les années 1920, des piécettes du gourou Gurdjieff et de son disciple Hartmann, au sein d’une secte occupée de méditation, de jardinage et de gymnastique. Le manifeste d’Hovhaness (compositeur sans doute pré-minimaliste), au début des années 1950, est motivé par une foi religieuse semble-t-il profonde, presque ascétique. Plus tard, même les minimalistes américains s’inscrivent tous trois dans une spiritualité hippy, New Age (bouddhiste ou œcuménique), comme le souligne K. Robert Schwarz6. Compositeur letton, Peteris Vasks est fils de pasteur. « Retourner » à la tonalité s’identifie sans doute, dans son cas exemplaire, à un retour à l’enfance naïve mais heureuse et accessoirement, l’enfance fervente religieuse protégée par les doctrines d’un père identifié au Père. Et le latin des titres de Pärt semble monastique7. L’emblème religieux est chez lui jusque dans l’apparence physique, cette barbe de pope frappante. Si l’on pense qu’une certaine ferveur de la foi – devenant puritanisme parfois – survit davantage, à la fin du XXe siècle, dans le monde protestant (historiquement « plus jeune ») que catholique ou orthodoxe, ceci peut en partie expliquer l’émergence ou le développement facile de postmodernismes dans les mondes protestants que sont les Etats Unis, le Royaume Uni, l’Europe du Nord : Danemark, Hollande, Suède, Norvège, Islande, Estonie (patrie d’un Pärt certes devenu orthodoxe) et en partie Lettonie. Certes grandes catholiques, la Pologne (qui abrite Górecki et Penderecki), la Lituanie et l’autre partie de la Lettonie, ou encore la Russie orthodoxe de Schnittke et la Géorgie de Kancheli, autres foyers postmodernistes, sont encore toutes, à la fin des années 1970, derrière le Rideau de Fer. Elles restent aussi volontiers « ferventes croyantes » en tant que pays dont la religion, ainsi purifiée et renforcée, est brimée par le régime communiste et peut ainsi symboliser l’innocence combattant le mal et l’oppression.

Du point de vue de la réception, peut-être le public – lui majoritairement athée comme son époque – a-t-il entendu l’œuvre postmoderne de l’Estonien davantage comme une esthétisation de l’éthique que comme l’inverse, cette éthisation de l’esthétique discutée plus haut. C’est-à-dire qu’écouter une œuvre de Pärt, pour une oreille « profane », permet de réentendre le son de cloche perdu par le déclin du culte chrétien en Occident. Or, le culte est retrouvé mais délivré du dogme et de la pratique, esthétisé en somme, épuré. En même temps, la musique célèbre la nostalgie du culte elle-même plutôt que ce dernier. L’Église, comme l’église, est vue comme un objet romantique, abandonnée, de même qu’un vieux château au XIXe siècle eût pu inspirer Schumann et la génération de 1810. Ce romantisme est sous-tendu par la résonance du tintinnabuli, son écho abyssal qui nous rappelle, comme le confirme Elie During8, que sous bien des aspects XXe et XXIe siècles sont encore romantiques dans leur désenchantement crépusculaire persistant.

  1. Voir « “Alle Lander, in ihrer Verschiedenheit, sind eins…”: Der Schein des Orientalischen bei Arvo Pärt », in Neue Zeitschrift für Musik, n° 164, vol. 2, mars/avril 2003, p. 24-27.
  2. soit une recherche d’économie des moyens particulièrement poussée, jusqu’à engendrer pour l’auditeur une impression, éventuellement agréable, de vide. Il ne s’agit pas du « minimalisme » américain (employé par Riley, Glass et Reich entre 1965 et 1975 environ), concept plus particulier, historique.
  3. « Against intellectual complexity in music », in Postmodernism. A reader, New York, Harvester Wheatsheaf, 1993, p. 206.
  4. Dieter Schnebel und Arvo Pärt: Komponisten als “Theologen”, Münster, Lit., 2006.
  5. « “Dem Himmel ein Stück naher”. Der neoromantische mythos Arvo Pärt », in Neue Zeitschrift für Musik, n° 163, vol. 5, septembre-octobre 2002, p. 24-27.
  6. Minimalists, Londres, Phaidon, 1996.
  7. Werner Schubert souligne que l’emploi du latin dans les titres est d’ailleurs assez typique de Pärt (« Die lateinische Sprache in der Musik des 20. Jahrhunderts. III : Arvo Pärt », in International-journal-of-musicology, n° 6, 1997, p. 413-427).
  8. « Ce paradoxe de la coexistence des opposés (activité et passivité, conscience organisatrice des formes et inconscient expressif), le romantisme allemand en a produit la théorie, mais nous vivons encore avec lui. » (« Prototypes : un nouveau statut de l’œuvre d’art », Esthétique et société, sous la direction de Colette Tron, L’Harmattan, 2009, p. 20.)
© Ircam-Centre Pompidou, 2011

sources

Parcours écrit en 2011, revu en 2022.



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