Parcours de l' oeuvre de Alfred Schnittke

par Grégoire Tosser

Alfred Schnittke est probablement le compositeur soviétique de la seconde moitié du xxe siècle qui s’est le plus attaché à concilier, dans sa production musicale, la tradition russe et la modernité européenne. Le caractère polystylistique de son œuvre provient d’emblée de cette mixité fondamentale, assortie plus tard d’un cosmopolitisme et du souci d’une compréhension immédiate de la part du public, qui expliquent sans doute en grande partie sa remarquable popularité. Tournant résolument le dos à l’avant-garde rationaliste et spéculative, ainsi qu’à l’expérimentation échevelée, l’œuvre de Schnittke manifeste, de façon paradoxale, une prise de distance humoristique et ironique côtoyant une conception spirituelle, voire mystique, qui replace au premier plan les notions de figuralisme et d’expressivité musicale.

Le classicisme

C’est lors du séjour de sa famille à Vienne, entre 1945 et 1948, que Schnittke découvre la tradition musicale austro-allemande. Sa rencontre avec l’œuvre de Haydn, Mozart, Beethoven et Schubert, façonne son apprentissage de la musique. Cette dimension « classique », avant même la découverte des grands compositeurs russes, constitue le fondement de sa conception de l’histoire de la musique, dont il souligne très tôt l’aspect « multi-dimensionnel1 ». La relation singulière qui s’établit à cette époque avec la tradition et le passé, envisagés comme « un monde de fantômes omniprésents», explique le mélange des époques et des genres, qui devient très tôt une caractéristique de sa musique. Sa première composition d’importance, un Concerto pour accordéon et orchestre (1948-1949, perdu), marque le début de sa véritable carrière musicale, lors du retour familial en URSS, près de Moscou. Sous le coup des créations des œuvres de Prokofiev (Symphonie concertante pour violoncelle, 1952) et de Dimitri Chostakovitch (Symphonie n° 10, 1953 ; Concerto pour violon n° 1, 1955), Schnittke écrit sa première œuvre orchestrale, très influencée également par Rachmaninov (Poème pour piano et orchestre, 1953), ainsi que ses premières œuvres pour piano et de musique de chambre. Au Conservatoire de Moscou, où il rencontre Edison Denisov et Sofia Goubaïdoulina, Schnittke reçoit la commande d’une œuvre chorale, les Trois chœurs (1954-1955), empreints du caractère académique inhérent à toute commande officielle émanant d’une institution soviétique. Pourtant, son œuvre de fin d’études, l’oratorio Nagasaki (1958), pour mezzo-soprano, chœur mixte et orchestre, qui use ouvertement d’un langage tonal et d’un genre issus du xixe siècle russe, tout en s’accordant des libertés atonales dans le sillage de Dimitri Chostakovitch (dont le soutien permettra la diffusion de son œuvre à l’étranger), lui vaut déjà les critiques du régime qui destinait originellement l’œuvre à la propagande anti-impérialiste. Se plongeant alors dans les archives des chants folkloriques du Conservatoire, et à la faveur d’un séjour d’étude au Kirghizistan, Schnittke compose la cantate Chants de guerre et de paix (1959, créée en 1960), pour soprano, chœur mixte et orchestre, pour laquelle il sélectionne soigneusement des chants orientaux à forte teneur chromatique. Très surveillé par le régime, il entre à l’Union des compositeurs (Poème de l’espace, pour orchestre, en 1961), qui lui commande des opéras (Le Onzième Commandement en 1962 et La Ballade africaine en 1963), mais reste circonspecte quant aux tendances modernistes de sa musique.

À la même époque débute sa production de musiques de films (pour le cinéma, la télévision, et dans des genres tels que des films d’animation, de fiction ou documentaires), parfois elles-mêmes fruits de commandes, qui jouissent d’une réception plus clémente. Entre 1962 (Introduction d’Igor Talankine) et 1993 (Le Maître et Marguerite de Iouri Kara d’après Boulgakov), Schnittke compose plus de soixante-dix musiques de films, ce qui l’inscrit profondément dans le paysage culturel soviétique, notamment grâce à ses collaborations assidues avec Andreï Smirnov (Une simple petite farce, 1966 ; La Gare de Biélorussie, 1971 ; Automne, 1975), Elem Klimov (Les Aventures d’un dentiste, 1965 ; Sport, sport, sport, 1971 ; Les Adieux à Matiora, d’après Valentin Raspoutine, 1983), Andreï Khrjanovski (L’Harmonica de verre, 1968 ; Le Papillon, 1972 ; Mes souvenirs me ramènent à toi, 1977 ; Je suis de nouveau avec toi, 1981), ou Larissa Chepitko (Toi et moi, 1972 ; L’Ascension, 1976) ; Schnittke écrira également la musique du film documentaire Larissa, en hommage à la réalisatrice disparue prématurément, et que réalise son époux Elem Klimov en 1980. Considérée par le compositeur comme un laboratoire pour ses autres œuvres, la musique de film de Schnittke adopte un langage souvent expérimental – en particulier pour Le Monde aujourd’hui de Mikhaïl Romm (en deux parties, 1972-1974), dont la structure hétérogène influencera la naissance de la Symphonie n° 1, ou pour L’Agonie d’Elem Klimov (en deux parties, 1974 et 1981) qui fournira à Schnittke le matériau du tango de son Concerto Grosso n° 1. Le compositeur explique le rôle qu’ont pu avoir ses activités pour le cinéma : « Dès le départ, mon travail pour certains films fut expérimental : un jour, j’écrivais quelque chose, le lendemain j’écoutais l’orchestre le jouer, cela ne me plaisait pas, je le modifiais immédiatement, même si j’avais mis en place un certain dispositif, une technique orchestrale, ou autre chose. À cet égard, j’ai beaucoup appris du cinéma».

Approche puis éloignement de l’avant-garde

Au début des années 1960, Schnittke s’intéresse à la fois au dodécaphonisme et aux techniques du collage musical. Au côté des piliers de la tradition germanique (et en particulier Bach et Mahler, ce dernier découvert via Chostakovitch), les études et analyses menées par Schnittke, portant principalement sur la seconde école de Vienne, sur Scriabine, Stravinsky, Prokofiev, Chostakovitch, et sur les grands noms de la « génération 1925 » (notamment Ligeti, Berio, Stockhausen, Nono – dont la visite à Moscou en 1963 sera pour lui déterminante4), lui ouvrent les portes de la modernité musicale du xxe siècle avec, derrière le rideau de fer, le temps de retard qui sera aussi celui de Chostakovitch sur les techniques sérielles.

Schnittke partage avec Chostakovitch la réticence vis-à-vis de certains aspects de la combinatoire sérielle qui lui apparaît trop automatique ou systématique. L’utilisation qu’il en fait – telle qu’on peut l’entendre dans la Sonate pour violon et piano n° 1 (1963)5, le Quatuor à cordes n° 1 (1966) et le Concerto pour violon et orchestre de chambre n° 2 (1966) – se révèle peu orthodoxe, et le plus souvent libre et tonalisante. D’une façon générale, l’intérêt de Schnittke réside toujours davantage dans la compréhension et la réutilisation d’une technique plutôt que dans sa stricte application.

Le tournant polystylistique : prose et drame

Vers la fin des années 1960, l’attention de Schnittke se focalise sur le déroulement dramatique de l’œuvre, qu’il assimile au discours narratif – à la prose opposée à la poésie. Le 19 octobre 1968, la pièce orchestrale Pianissimo est créée au Festival de Donaueschingen ; inspirée de La Colonie pénitentiaire de Kafka, l’œuvre ne s’en sert pas comme d’un modèle ni d’un programme, mais comme la base d’un procédé narratif micropolyphonique aboutissant progressivement à un unisson, suivi d’un chaos sonore décrivant avec force l’univers d’horreur de la nouvelle de Kafka.

Cette préoccupation narrative n’est d’ailleurs pas étrangère au véritable tournant vers le polystylisme6 qui s’opère, de façon significative, avec le début de la collaboration (en 1968, avec L’Harmonica de verre), qui s’avèrera soutenue, avec Andreï Khrjanovski, le grand réalisateur de films d’animation. Dans la musique de ce film, le monogramme BACH7 opère, dans le foisonnement polystylistique qui est à l’œuvre ici, comme un élément unificateur, repris dans la Sénérade (1968), pour violon, clarinette, contrebasse, piano et percussion, ainsi que dans la Sonate pour violon et piano n° 2 « Quasi una sonata » (1968), qui présente elle aussi une ouverture remarquable à un ensemble de références stylistiques disparates, de même que des techniques de notation laissant une part de création aux interprètes (clusters à remplir de façon aléatoire, lignes de glissando non déterminées, etc.).

Mais l’œuvre manifeste du polystylisme naît en 1972, après quatre années de gestation durant lesquelles Schnittke se consacre assidûment à la composition de musiques de longs métrages, de films documentaires ou de dessins animés8. Créée à Gorki le 9 février 1974, œuvre « insolente » et « insolite», la Symphonie n° 1 se présente sous la forme d’un immense collage d’épisodes contrastants (du point de vue du matériau et des atmosphères convoquées), également issu du travail réalisé par Schnittke pour la musique du film Le Monde aujourd’hui (Mikhaïl Romm, 1972-1974), qui avait pour objet la présentation d’un vaste panorama de l’histoire du xxe siècle. Kaléidoscopique réservoir de références et de citations10, l’œuvre assortit le travail intertextuel d’un regard distancié sur la création musicale et son interprétation en concert : vacarme d’accordage initial et final, démission des musiciens façon Symphonie des adieux, chef dirigeant seul, etc11. Œuvre limite, qualifiée parfois de non-symphonie ou d’anti-symphonie par le compositeur lui-même, la Symphonie n° 1 tente de mettre en œuvre ce que Schnittke décrit dans un célèbre article publié en 1971 : « Le but de ma vie est d’unifier le “E” (Ernste Musik) et le “U” (Unterhaltungsmusik), dussé-je me briser le cou en le faisant12  ». Cette tentative de synthèse, dont Schnittke décèle des traces chez Mahler et Ives, et dans le Stravinsky de la Symphonie en ut et d’*Agon*, notamment, l’aide à exprimer « l’idée philosophique de continuité », si caractéristique de la postmodernité musicale. À l’instar de la Symphonie n° 3 (1980) dont elle est la proche parente, l’œuvre appartient donc à plusieurs genres à la fois, épouse des traditions antagoniques, développe un langage pluriel et met en œuvre différents principes d’organisation ou de non-organisation, tels les passages où l’improvisation collective est possible, ou le crible d’Eratosthène qui, en utilisant les hauteurs correspondant aux nombres premiers, lui permet d’échapper à la fois au dodécaphonisme et à la tonalité – eux-mêmes également utilisés par ailleurs.

Le compositeur est bien conscient de l’écueil principal menaçant le polystylisme qu’il affectionne : le caractère chaotique, disparate, désordonné, que peuvent revêtir la succession d’éléments contrastants, l’enchevêtrement de citations musicales, la juxtaposition et la superposition d’épisodes appartenant à des styles antithétiques. Mais, note-t-il, « malgré toutes les difficultés et tous les dangers que renferme la polystylistique, ses bénéfices indiscutables sont déjà évidents. Ceux-ci résident dans l’élargissement des possibilités d’expression musicale, dans une plus grande facilité à intégrer les styles “nobles” et les styles “communs”, les styles “banals” et les styles “raffinés”, en un mot dans un univers élargi et une démocratisation des styles13 ». C’est pourquoi la réponse de Schnittke se situe bien souvent dans l’ironie et l’humour suscités par la confrontation des contraires.

La distanciation et la parodie, partagées avec Chostakovitch, se manifestent également dans la série des œuvres basées sur un fragment de matériau préexistant, ou sur des œuvres inachevées. À ce titre, les différentes versions de Moz-Art14 sont caractéristiques de ce travail, qui consiste à entrelacer les fragments d’une pantomime inachevée de Mozart, Pantalon et Colombine KV 446 – en rendant hommage dans le même temps, à travers des indications scéniques, à l’univers de la commedia dell’arte– et des passages spécifiquement composés par Schnittke15. À la même époque (1975-1977), la pratique de la transcription (de deux des Préludes pour piano op. 2 de Chostakovitch, de La Dame de Pique de Tchaïkovski dont la production parisienne, en 1979, sera vertement critiquée par la Pravda) et l’écriture de cadences (de plusieurs Concertos pour piano et du Concerto pour basson de Mozart, du Concerto pour violon de Beethoven…) favorisent la plongée dans des univers stylistiques variés qui sont autant de sources d’inspiration.

Une symbolique dissimulée

Certaines œuvres portent, en ces mêmes années, la marque d’une certaine schématisation du langage de Schnittke. Le Credo du Requiem (1975), pour solistes, chœur mixte et ensemble, fait ainsi apparaître de façon claire des mélodies empruntées au plain chant grégorien, accompagnées par un ensemble instrumental où figurent guitare et basse électriques et batterie, comme si cette référence aux musiques populaires donnait lieu à la création d’un rituel moderne. De même, dans le Quintette avec piano (composé entre 1972 et 1976), l’hommage à la mère de Schnittke, décédée brutalement en septembre 1972, se double d’un *In memoriam*– titre ensuite utilisé pour la version orchestrale, confirmant la vocation de requiem instrumental de l’œuvre (1977-1978) – en hommage à Chostakovitch, disparu le 9 août 1975. Le matériau y est composite : petit motif récurrent de deux demi-tons, accords parfaits sans relation tonale, lignes dodécaphoniques, micropolyphonie usant de quarts de ton, etc., sur fond de réminiscences baroques (motif BACH, basse de passacaille, chromatisme de la déploration) ou classique (valse viennoise).

C’est également dans ce cadre que Schnittke conçoit la série des Concerti grossi, initiée en 1976-1977, par une partition pour deux violons, clavecin, piano préparé et cordes (Concerto Grosso n° 2, pour violon, violoncelle et orchestre, 1981-1982 ; Concerto Grosso n° 3, pour deux violons, clavecin et cordes, 1985 – pour le tricentenaire de la naissance de Bach ; Concerto Grosso n° 4, pour violon, hautbois et orchestre, 1988 ; Concerto Grosso n° 5, pour violon et orchestre, avec piano en coulisse, 1991 ; Concerto Grosso n° 6, pour violon, piano et cordes, 1993). Dans chacune de ces œuvres, un conflit ouvert se joue entre les allusions néo-baroques ou néo-classiques, et leurs pendants modernistes. De même que la Symphonie n° 1 était à la fois une « anti-symphonie » et une symphonie sur la symphonie, le Concerto Grosso n° 1 (1977) se présente comme un commentaire, une glose sur l’idée du concerto grosso dont la recette est donnée par le compositeur : formulations tournant à vide, utilisation libre du chromatisme et des micro-intervalles, musique populaire surgissant de nulle part. Le compositeur rêve d’un paradoxal style unifié et hétérogène, cohérent et éclectique, comme ici, où le concerto grosso de la musique baroque est soumis au traitement parodique et ironique néo-classique. En effet, s’il conserve l’opposition entre ripieno et concertino (les deux violons solistes, dont la partie est d’une grande virtuosité), ainsi que certaines appellations et formules propres à la musique du xviiie siècle (rondo, toccata), Schnittke opère l’introduction, souvent par incises ou collages, de fragments de musique étrangers au style du concerto grosso: une sérénade atonale et nostalgique (du « Corelli made in USSR », selon les mots du compositeur) ou le « tango préféré de [sa] grand-mère » (énoncé par le clavecin dans le cinquième mouvement) – danse que l’on retrouve dans de nombreuses œuvres du compositeur6.

L’emprise de la spiritualité

À partir de 1979, Schnittke s’intéresse aux traditions ésotériques, à l’anthroposophie, ainsi qu’à la kabbale qu’il associe à sa fascination pour l’histoire de Faust. Une de ses premières réalisations sur ce sujet est la cantate Seid Nüchtern und Wachet …, appelée parfois Faust Cantata (1982-1983), pour solistes, chœur et orchestre, qui est une œuvre préparatoire à l’opéra Historia von D. Johann Fausten (1991-1994) – et qui y sera finalement incluse17. Schnittke se concentre sur l’homogénéité structurelle d’un univers qui demeure référentiel et citationnel. Amorcées dès la Sonate pour violoncelle et piano n° 1 (1978) et les Quatre Hymnes (1974-1979), pour violoncelle et ensemble, ses recherches sont prégnantes dans les Quatuors à cordes n° 2 (1980) et n° 3 (1983), qui se caractérisent par l’inclusion, dans le style du compositeur, de citations et d’un matériau préexistant : l’écriture ne se contente pas de présenter les références, elle les assimile et les exploite à la manière d’une idée thématique.

Clairement indiquées dans la partition, les trois citations qui ouvrent le **Quatuor n° 3 interpellent l’histoire de la musique à travers deux sauts chronologiques. La première référence est un extrait du Stabat Mater (deux fins de phrase) pour double chœur de Roland de Lassus (1585) ; la seconde est le sujet de la Grande Fugue pour quatuor à cordes op. 133 (1825) de Beethoven, énoncé ici en pizzicato; la dernière est le motif DSCH (-mibémol-do-si), signature musicale de Chostakovitch qui se trouve, notamment, dans le Quatuor à cordes n° 8 (1960). Ces trois citations sont les cellules génératrices de l’ensemble du quatuor, soumises à développement et variations, et réapparaissant sous de multiples avatars. L’éclectisme joue sur les contrastes et les surprises, ainsi que sur l’intrication savante de motifs issus d’époques très éloignées – le tout inscrit dans une forme-sonate traditionnelle.

Suite à sa conversion au catholicisme en 1982, Schnittke compose un ensemble de pièces chorales ayant trait à la religion. Faisant suite à la Symphonie n° 2 « Saint-Florian » (1980), dont les six mouvements suivent l’ordinaire de la messe catholique en hommage à Bruckner, et à la Symphonie n° 4 (1983), qui consiste en la stylisation de musiques rituelles appartenant aux trois religions chrétiennes et à leur source commune, le chant synagogal, le Concerto pour chœur mixte (1984-1985) met en musique la traduction russe du Livre des lamentations de Grégoire de Narek (du xe siècle), tout en convoquant la tradition musicale orthodoxe du xixe siècle, tandis que les textes des Psaumes de repentance (créés le 26 décembre 1988 pour célébrer le millénaire du christianisme en Russie) sont tirés d’une collection d’écrits anonymes de la fin du xvie siècle, qui reflètent à la fois l’élan mystique de la foi et les épreuves endurées par le pécheur lors de sa repentance : la solitude, la pauvreté, la peur du jugement dernier, la conscience de la mortalité, les éternels tourments de l’âme.

La dimension dramatique de la dernière manière

Interrompu dans son travail par sa première attaque cérébrale en 1985, Schnittke se remet progressivement à l’écriture (en premier lieu, le Concerto pour violoncelle n° 1 achevé en 1986) et reçoit un nombre impressionnant de commandes, qu’il honore. Durant les treize dernières années de son existence, il achèvera, malgré sa santé déclinante, plus d’une cinquantaine d’œuvres. Durant cette période, son écriture se fait plus épurée, plus transparente, et d’une austérité qui rappelle les œuvres des années 1970 de Chostakovitch18, tout en conservant un ancrage post-romantique mahlérien que l’on perçoit nettement dans les deux dernières symphonies (Symphonie n° 8, 1994 ; Symphonie n° 9, inachevée, 1997-1998). Les dernières œuvres de musique de chambre, telles que la Sonate pour violoncelle et piano n° 2 ou la Sonate pour violon et piano n° 3 (toutes deux de 1994), usent de ce langage dénudé, presque fantomatique, dans lequel on sent poindre tour à tour une dimension sarcastique et un regard distancié, presque désabusé – un « royaume des ombres » où le compositeur dit ne plus voir la « structure cristalline » des choses, mais uniquement leurs « formes constamment mouvantes et instables19 ».

Au milieu des années 1980, Schnittke écrit deux œuvres significatives pour la scène. S’appuyant sur un argument pluriel issu des histoires les plus connues de Gogol (Le Portrait,Le Nez,Le**Manteau…), le ballet*Esquisses(1985) est écrit pour le 175ème anniversaire de la naissance de l’écrivain20 avec une marche initiale et finale composée en collaboration avec Denisov, Goubaïdoulina et Rojdestvenski. Pour le balletPeer Gynt21*(1986), la transposition de la pièce d’Ibsen dans le monde contemporain permet à nouveau à Schnittke de mettre en avant son savoir-faire en matière de polystylisme, depuis la musique de piano-bar jusqu’à la parodie de musique de film hollywoodien, en passant par la convocation des ballets russes célèbres (de Tchaïkovski, Stravinsky, Prokofiev, Chostakovitch). Il va même jusqu’à pasticher Grieg et à retoucher Ibsen en réconciliant Peer Gynt et Solveig dans un long et surprenant épilogue où chante un chœur, sans paroles et sur bande magnétique, le compositeur considérant finalement que le ballet n’est qu’un ensemble préliminaire à ce dernier « cercle », qu’il sous-titre « hors du monde22 ». Enfin,via la figure de Bøyg, personnage méphistophélique, Schnittke met en évidence la relation entre deux personnalités qu’il qualifie d’« énigmatiques » : Peer Gynt et Faust.

Car les œuvres les plus importantes de sa dernière période sont sans aucun doute les œuvres dramatiques du début des années 1990, dont l’opéra Historia von D. Johann Fausten (1991-1994)23, d’après le livre de Johann Spies de 1587, que le compositeur définit lui-même comme une « passion négative ». La vision moralisante de l’histoire de Faust, mais qui se veut universelle et symbolique de la primauté de l’esprit sur la vie et la mort, est servie par l’hétérogénéité du matériau musical, qui fait exploser à la fois la chronologie et la hiérarchie habituellement admise entre musique savante et musique populaire : des citations de Stravinsky, Wagner, etc., et des réminiscences de la musique de la Renaissance sont présentes aux côtés de valses, de tangos et de musique rock24. La longue gestation de l’œuvre (depuis 1983, avec des occasions manquées en 1987 et 1990) est notamment due aux problèmes de santé de Schnittke, mais également aux projets importants qui viennent accaparer le compositeur, en particulier Life with an Idiot (1990-1991, créé en 1992 à Amsterdam) et Gesualdo (1994, créé en mai 1995 à Vienne). La violence et l’érotisme parcourent les livrets de ces opéras, à la manière du Nez et deLady Macbeth du district de Mzensk de Chostakovitch, tandis qu’est accentué leur caractère provocateur, ironique et absurde. Life with an Idiot met en scène un idiot, Vova qui, ressemblant trait pour trait à Lénine, se montre violeur et meurtrier, incapable de parler – la vision sombre de la société soviétique passe également par l’utilisation de chants révolutionnaires et de chants folkloriques parfois dans une sorte de léthargie, comme si leur fonction populaire s’était éteinte avec la chute de l’URSS en décembre 1991, quelques semaines seulement avant la création de l’œuvre. C’est encore sur un meurtrier, Gesualdo, qu’est centré l’opéra suivant ; les références explicites à la musique de la fin du xvie siècle se manifestent à la fois dans le langage musical (chromatique, comme celui du compositeur italien, connu pour l’excentricité de son écriture polyphonique) et dans les formes utilisées (madrigal, caccia, récitatif et air, etc.).

Conclusion

Le syncrétisme polystylistique de Schnittke provient de l’irréductible présence et de l’exacerbation de l’ensemble des traditions qui apparaissent dans son œuvre : rituels religieux, traditions musicales russes et occidentales, musiques populaires, autocitations et intertextualité débridées se côtoient dans un univers parodique qui remet au centre des préoccupations esthétiques les implications émotionnelles de l’expérience musicale. La postmodernité schnittkéenne ne saurait se refuser aucune parenté de langage ni bouder des affinités historiques ou stylistiques – même si les surplombs de Mahler et Chostakovitch se manifestent de façon plus aiguë. Dans le même temps se reflète un combat permanent entre des entités antagonistes : l’apparence et la vérité, le présent et le passé, le proche et le lointain, le banal et le sophistiqué, l’humain et le divin, le païen et le religieux, etc25. Schnittke ne prétend pas à la fusion de ces éléments contraires ; il s’attache à les présenter et se sert de leur affrontement comme d’un ressort dramatique important, que ce soit dans un cadre instrumental ou scénique. Cette perspective, déployée dans les champs esthétique, éthique et politique, lui permet ainsi de porter un regard extrêmement aiguisé sur la place de la musique dans l’histoire et sur les conditions de création musicale au xxe siècle.

  1. Cité dans Alexander Ivashkin, Alfred Schnittke, Londres, Phaidon, 1996, p. 32.
  2. Id.
  3. Alfred Schnittke, « On Film and Film Music (1972, 1984, 1989) », dans Alexander Ivashkin (éd.), A Schnittke Reader, Bloomington, Indiana University Press, 2002, p. 49-52.
  4. Voir Alexander Ivashkin, Alfred Schnittke, op. cit., p. 63-64. Luigi Nono se montre notamment sévère quant au mélange des styles qu’il repère déjà chez Schnittke, et lui reproche son utilisation naïve du sérialisme ; pointant sa méconnaissance de l’œuvre d’Anton Webern, le compositeur italien ouvre en fait à Schnittke les portes de l’autocritique en même temps que celles de l’étude de la modernité musicale de l’après-guerre.
  5. Cette œuvre est transcrite pour clavecin et ensemble de cordes en 1968, sous le titre de Sonate pour violon et orchestre de chambre.
  6. On trouve le terme « polystylisme » comme traduction de l’anglais polystylism, mais la traduction exacte serait « polystylistique » (pour éviter le néologisme) ; or, la stylistique, le stylisme et le style sont trois choses différentes. Le terme le plus proche serait « polystyle », pourtant jamais usité.
  7. L’utilisation des monogrammes est une pratique courante chez Schnittke, encore plus fréquente que chez Dimitri Chostakovitch. Pour ne donner que trois exemples : le Concerto pour alto (1985), dédié à l’altiste Iouri Bashmet, utilise comme motif principal les lettres de son dédicataire – principe adopté également dans l’œuvre pour violoncelle solo Lettres sonnantes (1988), dédiée au violoncelliste Alexander Ivashkin, et dans le Concerto pour violon n° 4 (1984) qui adjoint au monogramme du violoniste Gidon Kremer les noms d’Arvo Pärt, de Sofia Goubaïdoulina, d’Edison Denisov et du compositeur lui-même.
  8. De nombreuses œuvres de cette période sont directement issues de ces musiques de film, comme la Suite en style ancien (1971-1972), pour violon et piano.
  9. Frans Lemaire, Le Destin russe et la musique, Paris, Fayard, 2005, p. 450.
  10. S’y côtoient Beethoven, Tchaïkovski, Johann Strauss, Grieg, Haydn, mais aussi l’incipit du Dies Irae, et des allusions au foxtrot, aux marches militaires, aux danses baroques, au jazz, etc.
  11. Dans un passage du finale du Concerto pour violon n° 4 (1984), le volume du tutti de l’orchestre couvre volontairement le violon soliste, qui se comporte en parfait virtuose, mais sans produire aucun son.
  12. Alexander Ivashkin (éd.), A Schnittke Reader, op. cit., p. 45 (extrait d’un commentaire du compositeur sur le Concerto Grosso n° 1) ; cité également dans Alexander Ivashkin, Alfred Schnittke, op. cit., p. 117.
  13. Alfred Schnittke, « Les tendances polystylistiques dans la musique moderne », traduction de Lucienne Thalmann, Analyse musicale, 33 (1998), p. 134.
  14. Pour flûte, clarinette, trois violons, alto, violoncelle, contrebasse, orgue et percussion (1976) ; pour deux violons (1976) ; pour six instruments (1980) ; la plus célèbre et la plus jouée, Moz-Art à la Haydn (1977), pour deux violons et ensemble ; Moz-Art à la Mozart (1990), pour huit flûtes et harpe.
  15. De même, le second mouvement de la Symphonie n° 5 – appelée également Concerto grosso n° 4 (1988) – repose sur l’esquisse d’un quatuor avec piano de Mahler.
  16. Notamment, dans la Symphonie n° 1 (1972) ; la musique du film Agonie (1974/1981) ; Tango polyphonique (1979), pour quatre bois, trois cuivres, deux percussionnistes, un piano et cinq cordes ; l’opéra Life with an Idiot (1991) ; la musique pour le film Le Maître et Marguerite d’après Boulgakov (1991-1994).
  17. La Symphonie n° 6 (1992) en reprend certaines parties.
  18. Le rapprochement se manifeste notamment par l’omniprésence de l’intervalle de quarte, par l’écriture de lignes claires « note contre note » des deux instruments, de nombreux passages solistes chromatiques, et par l’attrait du registre grave et des mouvements lents.
  19. Cité par Seth Brodsky : http://www.allmusic.com/composition/peer-gynt-ballet-in-3-acts-mc0002447897 (lien vérifié en décembre 2016).
  20. Esquisses reprend plusieurs numéros de la Suite Gogol de 1980.
  21. La chorégraphie de John Neumeier est créée avec la musique de Schnittke en 1989 à Hambourg.
  22. Schnittke s’entretient avec Alexander Ivashkin au sujet de cette œuvre (et de son épilogue) dans A Schnittke Reader, op. cit., p. 34-37. Une version pour violoncelle et piano (+ chœur sur CD) a été réalisée en 1993.
  23. Créé en juin 1995 à l’Opéra de Hambourg, qui lui avait déjà commandé le ballet Peer Gynt (1986).
  24. Pour l’utilisation de l’instrument emblématique de cette musique, la guitare électrique, Schnittke a bénéficié des précieux conseils de son fils Andreï.
  25. Couples antithétiques développés notamment par Seth Brodsky en ouverture de sa présentation de Lettres sonnantes pour violoncelle solo : http://www.allmusic.com/composition/sounding-letters-klingende-buchstaben-for-cello-solo-mc0002377024 (lien vérifié en décembre 2016).
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