Parcours de l'Ɠuvre de Alberto Evaristo Ginastera

par Esteban Buch

Un motif Ă©lĂ©mentaire en 6/8 Ă  forte rĂ©sonance percussive, dĂ©clinĂ© en harmonies dissonantes, tempi rapides et timbres prolifĂ©rants, parcourt l’Ɠuvre de Ginastera comme une sorte de signature sonore. TravaillĂ© de multiples maniĂšres, parfois inclus dans des configurations polyrythmiques, il est pourtant identifiable dĂšs ses premiĂšres Ɠuvres, comme les Danzas Argentinas op. 2 de 1937 ou le Malambo op. 7 pour piano de 1940. Ce dernier titre Ă©voque une danse masculine des pampas, connue des folkloristes depuis la fin du dix-neuviĂšme siĂšcle, et rĂ©pertoriĂ©e dans les annĂ©es 1920 par le pĂšre de l’ethnomusicologie argentine, Carlos Vega ; entre les mains de Ginastera, elle devient le matĂ©riau d’une vigoureuse toccata polytonale, oĂč la simplicitĂ© mĂ©lodique renforce la perception des chocs harmoniques. L’annĂ©e suivante, Ginastera utilise une cellule de ce genre comme leitmotiv de son ballet Estancia, dont le numĂ©ro final s’appelle d’ailleurs, Ă  nouveau, Malambo ; l’harmonie moins dissonante concourt ici Ă  l’impact d’une orchestration brillante, avec force vents et percussions. En 1952, dans le presto misterioso de la Sonate pour piano, un thĂšme atonal de structure rythmique comparable, quoique d’allure moins percussive, est traitĂ© selon la technique dodĂ©caphonique, que le compositeur utilisera plus tard de maniĂšre systĂ©matique dans son Quatuor Ă  cordes n° 2, crĂ©Ă© en 1958. En 1967, dans l’opĂ©ra Bomarzo, Ginastera Ă©labore un motif rapide en 6/8 dans une danse vigoureuse qui cette fois s’intitule non pas malambo mais saltarello, comme il sied Ă  l’Italie de la Renaissance oĂč se dĂ©ploie le long cauchemar du protagoniste, un bossu tourmentĂ© par l’impuissance et la peur de la mort. Et c’est encore un rythme obsessionnel au mĂȘme air de famille qui caractĂ©rise le finale du Premier concerto pour piano, le morceau qu’en 1973 le groupe de rock Emerson, Lake & Palmer rĂ©Ă©labore Ă  l’aide de ses synthĂ©tiseurs et de sa batterie, le livrant avec bonheur Ă  cette industrie culturelle que Ginastera, pourtant, dĂ©nonçait depuis l’époque de gloire des Beatles.

D’une certaine maniĂšre, le parcours de ce motif rejoint celui de tensions constitutives de l’identitĂ© culturelle argentine et latino-amĂ©ricaine pendant une bonne partie du vingtiĂšme siĂšcle. En effet, la musique de Ginastera se situe Ă  la croisĂ©e des deux principaux courants idĂ©ologiques qui y ont animĂ© l’histoire des arts : le nationalisme d’une part, le modernisme de l’autre. AprĂšs Heitor Villa-Lobos au BrĂ©sil et Carlos ChĂĄvez au Mexique, elle peut s’entendre comme une synthĂšse de ces polaritĂ©s souvent tenues pour contradictoires, le tout cimentĂ© par un savoir-faire technique que mĂȘme les adversaires les plus rĂ©solus du compositeur n’ont jamais contestĂ©.

Par ailleurs, dans la perspective de l’histoire musicale de l’Argentine, la trajectoire de Ginastera peut Ă©galement s’inscrire entre deux rĂ©fĂ©rences polaires : d’une part l’avant-gardiste Juan-Carlos Paz (1897-1972), le pionnier local du dodĂ©caphonisme avec qui Ginastera entretint des rapports difficiles, tout en utilisant lui-mĂȘme des procĂ©dĂ©s sĂ©riels Ă  partir des annĂ©es cinquante ; et d’autre part Astor Piazzolla (1921-1992), le rĂ©novateur du tango qui fut son Ă©lĂšve Ă  partir de 1941, et dont il partageait l’intĂ©rĂȘt pour les musiques populaires. Et ce, bien qu’il soit lui-mĂȘme restĂ© rĂ©solument ancrĂ© dans la musique savante, et qu’il ait toujours prĂ©fĂ©rĂ© au tango, musique urbaine de Buenos Aires, les sources folkloriques liĂ©es Ă  l’Argentine rurale, qu’il n’aura Ă  vrai dire que peu connu de premiĂšre main.

Sur le plan des institutions, enfin, disons que sa trajectoire commence comme Ă©lĂšve du conservatoire fondĂ© par le pĂšre du nationalisme musical argentin, Alberto Williams (1862-1949) – un homme formĂ© Ă  Paris avec CĂ©sar Franck –, et culmine dans les annĂ©es soixante comme directeur de ce CLAEM, oĂč, avec le soutien de la Fondation Rockefeller, les jeunes compositeurs d’AmĂ©rique latine rencontrent Copland, Messiaen, Nono, Xenakis, Cage et autres figures internationales de la musique contemporaine.

Lors de conversations en 1967 avec sa biographe Pola SuĂĄrez Urtubey, Ginastera a lui-mĂȘme avancĂ© deux clĂ©s pour interprĂ©ter son parcours, qui serviront longtemps de repĂšre aux musicologues. D’une part il attribue une influence dĂ©cisive, quasiment le rĂŽle d’une rĂ©vĂ©lation, Ă  l’écoute de l’Allegro barbaro de BĂ©la BartĂłk jouĂ© par Arthur Rubinstein, et reprend Ă  son compte la notion de « folklore imaginaire » que le critique Serge Moreux avait appliquĂ© au compositeur hongrois. D’autre part, il propose de scinder sa production en trois Ă©tapes, respectivement le « nationalisme objectif » de ses dĂ©buts, le « nationalisme subjectif » inaugurĂ© selon lui en 1947 par la Pampeana n° 1 op. 16 pour violon et piano, et le « nĂ©o-expressionnisme », qu’il associe Ă  toute sa production Ă  partir du Quatuor n° 2 de 1958.

La premiĂšre remarque, qui renvoie Ă  l’esthĂ©tique dominante de l’entre-deux-guerres, rappelle le penchant de Ginastera pour le registre tellurique des grands climax additifs inaugurĂ© par le Sacre de Stravinsky, lequel fonde chez lui toute une sĂ©rie d’images de la communautĂ© primitive, de la « Danse des guerriers » de PanambĂ­ op. 1 au « Chant pour le dĂ©part des guerriers » de la Cantata para AmĂ©rica MĂĄgica et au-delĂ . Dans cette perspective, l’expression spontanĂ©e du peuple devient, grĂące Ă  son Ă©laboration subjective par le compositeur nourri des sources sonores de sa nation, un instrument pour reprĂ©senter la subjectivitĂ© contemporaine elle-mĂȘme. Il est toutefois paradoxal que celle-ci soit caractĂ©risĂ©e, toujours selon le compositeur, par l’angoisse nĂ©vrotique et la pulsion de mort, omniprĂ©sentes dans l’opĂ©ra Bomarzo de 1967. En tout cas c’est lĂ  une Ă©nergie disruptive que ne compense pas vraiment le recours rituel au christianisme, dont les marques traversent sa carriĂšre depuis le Salmo CL de 1938 jusqu’à Iubilum de 1980, en passant par les Lamentations du ProphĂšte JĂ©rĂ©mie op. 14, de 1946. Sur cette voie, le matĂ©riau de Ginastera se dĂ©tache peu Ă  peu des figurations primitivistes pour configurer un univers expressif complexe, nourri de multiples gestes de la musique contemporaine.

Cela Ă©tant, l’idĂ©e du passage d’un nationalisme objectif Ă  un nationalisme subjectif semble recouvrir, voire occulter, ce qui est en rĂ©alitĂ© une palette de conventions diffĂ©renciĂ©es pour manier les symboles sonores du collectif. Ginastera semble avoir eu un flair particulier pour saisir les Ă©volutions internationales des images du nationalisme, et cela constitue sans doute une clĂ© de son succĂšs. La thĂ©matique patriotique et le langage rugueux de ses premiers triomphes correspondent Ă  cette synthĂšse du nationalisme et du modernisme que l’on trouve Ă  la mĂȘme Ă©poque dans Rodeo (1942) et autres chevaux de bataille (c’est le cas de le dire) de son mentor Copland. Estancia jouit en Argentine d’un statut canonique qui s’explique peut-ĂȘtre par la « bonne distance » que cette musique entretient vis-Ă -vis du paradigme ethnographique, Ă  l’heure de dĂ©peindre le cycle quotidien des labeurs dans ces fermes de la pampa qui avaient fait la richesse de l’élite traditionnelle du pays. ComposĂ©e en 1941 suite Ă  une commande de Lincoln Kirstein pour la troupe de George Balanchine (qui toutefois ne la produira jamais), cette Ɠuvre crĂ©Ă©e en 1943 Ă  Buenos Aires dans sa version pour orchestre, puis en 1952 en tant qu’Ɠuvre scĂ©nique, atteindra le temps passant un statut quasi officiel, encore rĂ©activĂ© en 2010 lors du Bicentenaire de l’Argentine.

Cette maniĂšre de cultiver l’image sonore de la nation, qui s’exprime encore dans la sĂ©rie des Pampeanas, n’est nullement incompatible avec un credo panamĂ©ricaniste, qu’illustrent surtout les Doce Preludios Americanos pour piano de 1944. En pleine Seconde Guerre mondiale, alors que le compositeur frappe Ă  la porte d’un rĂ©seau institutionnel contrĂŽlĂ© par les États-Unis, cette Ɠuvre a valeur de manifeste. Les titres de ces douze morceaux trĂšs brefs combinent des allusions Ă  des genres folkloriques (Danza Criolla, Vidala), des procĂ©dĂ©s techniques caractĂ©ristiques (Sobre los acentos, En el primer modo menor pentatĂłnico), enfindes compositeurs emblĂ©matiques du continent (GarcĂ­a Morillo, Castro, Copland et Villa-Lobos). Seize ans plus tard, l’unitĂ© du continent est Ă  nouveau suggĂ©rĂ©e dans Cantata para AmĂ©rica MĂĄgica, une Ɠuvre pour soprano, deux pianos et un large orchestre de percussions, au texte confectionnĂ© par sa premiĂšre femme Mercedes de Toro sur la base de rĂ©cits des peuples originaires. Les micro-intervalles et l’atonalisme de la ligne vocale, la richesse timbrale de cinquante-trois instruments de percussion (dont beaucoup d’origine indigĂšne), exploitĂ©e en valeurs rythmiques irrationnelles, contribuent Ă  une puissante reprĂ©sentation de l’élĂ©ment « magique » de l’histoire des AmĂ©riques, que dans ses dĂ©clarations le compositeur opposera Ă  la culture chrĂ©tienne des conquistadores. Vingt ans plus tard, c’est la polaritĂ© idĂ©ologique entre ces deux Ă©lĂ©ments expressifs – un thĂšme « quechua » pentatonique, un thĂšme inspirĂ© d’un chant grĂ©gorien – qui organise Iubilum op. 51, cĂ©lĂ©bration du quatriĂšme centenaire de la fondation de Buenos Aires par les Espagnols en 1580.

En attendant, au dĂ©but des annĂ©es soixante, alors mĂȘme que sous l’emprise de la Guerre Froide les intellectuels de gauche redĂ©couvrent les attraits du nationalisme, Ginastera s’oriente vers des thĂ©matiques qu’il veut « universelles », en l’occurrence ceux d’opĂ©ras situĂ©s dans l’Espagne du Moyen-Age ou dans l’Italie de la Renaissance. « Je vois Bomarzo comme un homme de notre temps », dit le compositeur en 1967 pendant le scandale dĂ©clenchĂ© par la censure de son deuxiĂšme opĂ©ra par le gĂ©nĂ©ral OnganĂ­a qui, en accord avec l’archevĂȘque de Buenos Aires, se dĂ©clare outrĂ© par « le sexe, la violence et l’hallucination » qu’il imagine mis en scĂšne. Ginastera a beau expliquer qu’il s’agit en rĂ©alitĂ© d’une fable morale sur les dĂ©rives de l’individualisme contemporain, l’Ɠuvre ne pourra ĂȘtre donnĂ©e au Teatro ColĂłn qu’en 1972, aprĂšs la chute du dictateur. Cet Ă©pisode malheureux, appelĂ© The Bomarzo Affair par l’ambassadeur amĂ©ricain de l’époque, a toutefois pour Ginastera un bĂ©nĂ©fice secondaire imprĂ©vu, celui de l’installer dans la mĂ©moire historique comme un opposant aux dictatures militaires, dont en rĂ©alitĂ© il n’aura pas refusĂ© les honneurs, notamment aprĂšs le coup d’Etat de 1976.

Pendant les derniĂšres annĂ©es avant sa mort en 1983, vĂ©cues Ă  GenĂšve aux cĂŽtĂ©s d’Aurora NĂĄtola, son Ɠuvre dĂ©ploie une sorte d’ƓcumĂ©nisme apaisĂ©, qui inclut autant les clusters dont il pĂ©trit les lettres de Kafka Ă  Milena Jesenska, que les fossiles grĂ©goriens mobilisĂ©s pour une Passion qu’il avait, d’ailleurs, voulue en latin pour contrer les dĂ©rives populistes de Vatican II. Certains passages particuliĂšrement Ă©mouvants de son TroisiĂšme quatuor Ă  cordes op. 40 avec soprano (1973), oĂč il met en musique des poĂšmes de Juan RamĂłn JimĂ©nez, Rafael Alberti et Federico GarcĂ­a Lorca, rappellent que Ginastera savait aussi desserrer l’étau de ses obsessions rythmiques ou percussives, et s’abandonner dans sa musique Ă  un lyrisme qui, sur un registre certes mineur, traverse lui aussi toute son Ɠuvre. Ses Ɠuvres pour violoncelle, en particulier, sont empreintes d’une sensualitĂ© dĂ©jĂ  perceptible dans sa Pampeana n° 2 de 1950, qui devient explicite dans le premier mouvement du DeuxiĂšme concerto de 1980, ornĂ© de cette citation en français : « Aurore, je viens Ă  toi avec ce chant nĂ© de la brume ».

Au fil des annĂ©es, Ginastera, qui n’avait pas le tempĂ©rament d’un rĂ©volutionnaire, a progressivement incorporĂ© Ă  son langage musical toute une palette de ressources propres Ă  la musique contemporaine d’avant-garde, comme l’écriture atonale et dodĂ©caphonique, les procĂ©dĂ©s sĂ©riels, les micro-intervalles, les graphies non conventionnelles et les techniques alĂ©atoires. Dans ses Ɠuvres de la maturitĂ©, tout cela coexiste avec un tronc de ressources formelles et expressives issu du rĂ©pertoire classique et de sa formation post-stravinskienne, ainsi qu’avec ces sources indigĂšnes avec lesquelles il tenait alors spĂ©cialement Ă  renouer. Des grandes nouveautĂ©s de son Ă©poque, seules semblent ĂȘtre restĂ©es complĂštement Ă©trangĂšres Ă  son univers expressif l’électronique, qu’il avait pourtant accueillie au CLAEM en la personne du compositeur Francisco Kröpfl, et le thĂ©Ăątre musical de Mauricio Kagel, cet autre compatriote qu’il visait peut-ĂȘtre indirectement en conspuant les « anti-opĂ©ras » et l’« anarchie dadaĂŻste », pour mieux mettre en avant les principes d’ordre et de construction. En matiĂšre d’opĂ©ra, son idĂ©al Ă©tait une sorte de synthĂšse de Rigoletto de Verdi et de Wozzeck de Berg, dont les schĂ©mas dramaturgiques inspirent ses Ɠuvres scĂ©niques, quitte Ă  apparaĂźtre comme le dĂ©fenseur d’une approche traditionnaliste du genre – et ce bien qu’une mise en scĂšne inventive, comme celle de Beatrix Cenci proposĂ©e en 2000 Ă  GenĂšve par Francisco NegrĂ­n et Gisela Ben-Dor, puisse leur insuffler Ă  l’occasion une modernitĂ© insoupçonnĂ©e. Soit, en somme, une esthĂ©tique qui vaut jusqu’à ce jour Ă  Ginastera le reproche rĂ©current d’éclectisme de la part des tenants de l’avant-garde, quitte Ă  ce que tout le monde lui reconnaisse une puissance expressive hors du commun, et un savoir-faire couvrant toute l’histoire de la musique savante occidentale.

© Ircam-Centre Pompidou, 2012


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