Un motif Ă©lĂ©mentaire en 6/8 Ă forte rĂ©sonance percussive, dĂ©clinĂ© en harmonies dissonantes, tempi rapides et timbres prolifĂ©rants, parcourt lâĆuvre de Ginastera comme une sorte de signature sonore. TravaillĂ© de multiples maniĂšres, parfois inclus dans des configurations polyrythmiques, il est pourtant identifiable dĂšs ses premiĂšres Ćuvres, comme les Danzas Argentinas op. 2 de 1937 ou le Malambo op. 7 pour piano de 1940. Ce dernier titre Ă©voque une danse masculine des pampas, connue des folkloristes depuis la fin du dix-neuviĂšme siĂšcle, et rĂ©pertoriĂ©e dans les annĂ©es 1920 par le pĂšre de lâethnomusicologie argentine, Carlos Vega ; entre les mains de Ginastera, elle devient le matĂ©riau dâune vigoureuse toccata polytonale, oĂč la simplicitĂ© mĂ©lodique renforce la perception des chocs harmoniques. LâannĂ©e suivante, Ginastera utilise une cellule de ce genre comme leitmotiv de son ballet Estancia, dont le numĂ©ro final sâappelle dâailleurs, Ă nouveau, Malambo ; lâharmonie moins dissonante concourt ici Ă lâimpact dâune orchestration brillante, avec force vents et percussions. En 1952, dans le presto misterioso de la Sonate pour piano, un thĂšme atonal de structure rythmique comparable, quoique dâallure moins percussive, est traitĂ© selon la technique dodĂ©caphonique, que le compositeur utilisera plus tard de maniĂšre systĂ©matique dans son Quatuor Ă cordes n° 2, crĂ©Ă© en 1958. En 1967, dans lâopĂ©ra Bomarzo, Ginastera Ă©labore un motif rapide en 6/8 dans une danse vigoureuse qui cette fois sâintitule non pas malambo mais saltarello, comme il sied Ă lâItalie de la Renaissance oĂč se dĂ©ploie le long cauchemar du protagoniste, un bossu tourmentĂ© par lâimpuissance et la peur de la mort. Et câest encore un rythme obsessionnel au mĂȘme air de famille qui caractĂ©rise le finale du Premier concerto pour piano, le morceau quâen 1973 le groupe de rock Emerson, Lake & Palmer rĂ©Ă©labore Ă lâaide de ses synthĂ©tiseurs et de sa batterie, le livrant avec bonheur Ă cette industrie culturelle que Ginastera, pourtant, dĂ©nonçait depuis lâĂ©poque de gloire des Beatles.
Dâune certaine maniĂšre, le parcours de ce motif rejoint celui de tensions constitutives de lâidentitĂ© culturelle argentine et latino-amĂ©ricaine pendant une bonne partie du vingtiĂšme siĂšcle. En effet, la musique de Ginastera se situe Ă la croisĂ©e des deux principaux courants idĂ©ologiques qui y ont animĂ© lâhistoire des arts : le nationalisme dâune part, le modernisme de lâautre. AprĂšs Heitor Villa-Lobos au BrĂ©sil et Carlos ChĂĄvez au Mexique, elle peut sâentendre comme une synthĂšse de ces polaritĂ©s souvent tenues pour contradictoires, le tout cimentĂ© par un savoir-faire technique que mĂȘme les adversaires les plus rĂ©solus du compositeur nâont jamais contestĂ©.
Par ailleurs, dans la perspective de lâhistoire musicale de lâArgentine, la trajectoire de Ginastera peut Ă©galement sâinscrire entre deux rĂ©fĂ©rences polaires : dâune part lâavant-gardiste Juan-Carlos Paz (1897-1972), le pionnier local du dodĂ©caphonisme avec qui Ginastera entretint des rapports difficiles, tout en utilisant lui-mĂȘme des procĂ©dĂ©s sĂ©riels Ă partir des annĂ©es cinquante ; et dâautre part Astor Piazzolla (1921-1992), le rĂ©novateur du tango qui fut son Ă©lĂšve Ă partir de 1941, et dont il partageait lâintĂ©rĂȘt pour les musiques populaires. Et ce, bien quâil soit lui-mĂȘme restĂ© rĂ©solument ancrĂ© dans la musique savante, et quâil ait toujours prĂ©fĂ©rĂ© au tango, musique urbaine de Buenos Aires, les sources folkloriques liĂ©es Ă lâArgentine rurale, quâil nâaura Ă vrai dire que peu connu de premiĂšre main.
Sur le plan des institutions, enfin, disons que sa trajectoire commence comme Ă©lĂšve du conservatoire fondĂ© par le pĂšre du nationalisme musical argentin, Alberto Williams (1862-1949) â un homme formĂ© Ă Paris avec CĂ©sar Franck â, et culmine dans les annĂ©es soixante comme directeur de ce CLAEM, oĂč, avec le soutien de la Fondation Rockefeller, les jeunes compositeurs dâAmĂ©rique latine rencontrent Copland, Messiaen, Nono, Xenakis, Cage et autres figures internationales de la musique contemporaine.
Lors de conversations en 1967 avec sa biographe Pola SuĂĄrez Urtubey, Ginastera a lui-mĂȘme avancĂ© deux clĂ©s pour interprĂ©ter son parcours, qui serviront longtemps de repĂšre aux musicologues. Dâune part il attribue une influence dĂ©cisive, quasiment le rĂŽle dâune rĂ©vĂ©lation, Ă lâĂ©coute de lâAllegro barbaro de BĂ©la BartĂłk jouĂ© par Arthur Rubinstein, et reprend Ă son compte la notion de « folklore imaginaire » que le critique Serge Moreux avait appliquĂ© au compositeur hongrois. Dâautre part, il propose de scinder sa production en trois Ă©tapes, respectivement le « nationalisme objectif » de ses dĂ©buts, le « nationalisme subjectif » inaugurĂ© selon lui en 1947 par la Pampeana n° 1 op. 16 pour violon et piano, et le « nĂ©o-expressionnisme », quâil associe Ă toute sa production Ă partir du Quatuor n° 2 de 1958.
La premiĂšre remarque, qui renvoie Ă lâesthĂ©tique dominante de lâentre-deux-guerres, rappelle le penchant de Ginastera pour le registre tellurique des grands climax additifs inaugurĂ© par le Sacre de Stravinsky, lequel fonde chez lui toute une sĂ©rie dâimages de la communautĂ© primitive, de la « Danse des guerriers » de PanambĂ op. 1 au « Chant pour le dĂ©part des guerriers » de la Cantata para AmĂ©rica MĂĄgica et au-delĂ . Dans cette perspective, lâexpression spontanĂ©e du peuple devient, grĂące Ă son Ă©laboration subjective par le compositeur nourri des sources sonores de sa nation, un instrument pour reprĂ©senter la subjectivitĂ© contemporaine elle-mĂȘme. Il est toutefois paradoxal que celle-ci soit caractĂ©risĂ©e, toujours selon le compositeur, par lâangoisse nĂ©vrotique et la pulsion de mort, omniprĂ©sentes dans lâopĂ©ra Bomarzo de 1967. En tout cas câest lĂ une Ă©nergie disruptive que ne compense pas vraiment le recours rituel au christianisme, dont les marques traversent sa carriĂšre depuis le Salmo CL de 1938 jusquâĂ Iubilum de 1980, en passant par les Lamentations du ProphĂšte JĂ©rĂ©mie op. 14, de 1946. Sur cette voie, le matĂ©riau de Ginastera se dĂ©tache peu Ă peu des figurations primitivistes pour configurer un univers expressif complexe, nourri de multiples gestes de la musique contemporaine.
Cela Ă©tant, lâidĂ©e du passage dâun nationalisme objectif Ă un nationalisme subjectif semble recouvrir, voire occulter, ce qui est en rĂ©alitĂ© une palette de conventions diffĂ©renciĂ©es pour manier les symboles sonores du collectif. Ginastera semble avoir eu un flair particulier pour saisir les Ă©volutions internationales des images du nationalisme, et cela constitue sans doute une clĂ© de son succĂšs. La thĂ©matique patriotique et le langage rugueux de ses premiers triomphes correspondent Ă cette synthĂšse du nationalisme et du modernisme que lâon trouve Ă la mĂȘme Ă©poque dans Rodeo (1942) et autres chevaux de bataille (câest le cas de le dire) de son mentor Copland. Estancia jouit en Argentine dâun statut canonique qui sâexplique peut-ĂȘtre par la « bonne distance » que cette musique entretient vis-Ă -vis du paradigme ethnographique, Ă lâheure de dĂ©peindre le cycle quotidien des labeurs dans ces fermes de la pampa qui avaient fait la richesse de lâĂ©lite traditionnelle du pays. ComposĂ©e en 1941 suite Ă une commande de Lincoln Kirstein pour la troupe de George Balanchine (qui toutefois ne la produira jamais), cette Ćuvre crĂ©Ă©e en 1943 Ă Buenos Aires dans sa version pour orchestre, puis en 1952 en tant quâĆuvre scĂ©nique, atteindra le temps passant un statut quasi officiel, encore rĂ©activĂ© en 2010 lors du Bicentenaire de lâArgentine.
Cette maniĂšre de cultiver lâimage sonore de la nation, qui sâexprime encore dans la sĂ©rie des Pampeanas, nâest nullement incompatible avec un credo panamĂ©ricaniste, quâillustrent surtout les Doce Preludios Americanos pour piano de 1944. En pleine Seconde Guerre mondiale, alors que le compositeur frappe Ă la porte dâun rĂ©seau institutionnel contrĂŽlĂ© par les Ătats-Unis, cette Ćuvre a valeur de manifeste. Les titres de ces douze morceaux trĂšs brefs combinent des allusions Ă des genres folkloriques (Danza Criolla, Vidala), des procĂ©dĂ©s techniques caractĂ©ristiques (Sobre los acentos, En el primer modo menor pentatĂłnico), enfindes compositeurs emblĂ©matiques du continent (GarcĂa Morillo, Castro, Copland et Villa-Lobos). Seize ans plus tard, lâunitĂ© du continent est Ă nouveau suggĂ©rĂ©e dans Cantata para AmĂ©rica MĂĄgica, une Ćuvre pour soprano, deux pianos et un large orchestre de percussions, au texte confectionnĂ© par sa premiĂšre femme Mercedes de Toro sur la base de rĂ©cits des peuples originaires. Les micro-intervalles et lâatonalisme de la ligne vocale, la richesse timbrale de cinquante-trois instruments de percussion (dont beaucoup dâorigine indigĂšne), exploitĂ©e en valeurs rythmiques irrationnelles, contribuent Ă une puissante reprĂ©sentation de lâĂ©lĂ©ment « magique » de lâhistoire des AmĂ©riques, que dans ses dĂ©clarations le compositeur opposera Ă la culture chrĂ©tienne des conquistadores. Vingt ans plus tard, câest la polaritĂ© idĂ©ologique entre ces deux Ă©lĂ©ments expressifs â un thĂšme « quechua » pentatonique, un thĂšme inspirĂ© dâun chant grĂ©gorien â qui organise Iubilum op. 51, cĂ©lĂ©bration du quatriĂšme centenaire de la fondation de Buenos Aires par les Espagnols en 1580.
En attendant, au dĂ©but des annĂ©es soixante, alors mĂȘme que sous lâemprise de la Guerre Froide les intellectuels de gauche redĂ©couvrent les attraits du nationalisme, Ginastera sâoriente vers des thĂ©matiques quâil veut « universelles », en lâoccurrence ceux dâopĂ©ras situĂ©s dans lâEspagne du Moyen-Age ou dans lâItalie de la Renaissance. « Je vois Bomarzo comme un homme de notre temps », dit le compositeur en 1967 pendant le scandale dĂ©clenchĂ© par la censure de son deuxiĂšme opĂ©ra par le gĂ©nĂ©ral OnganĂa qui, en accord avec lâarchevĂȘque de Buenos Aires, se dĂ©clare outrĂ© par « le sexe, la violence et lâhallucination » quâil imagine mis en scĂšne. Ginastera a beau expliquer quâil sâagit en rĂ©alitĂ© dâune fable morale sur les dĂ©rives de lâindividualisme contemporain, lâĆuvre ne pourra ĂȘtre donnĂ©e au Teatro ColĂłn quâen 1972, aprĂšs la chute du dictateur. Cet Ă©pisode malheureux, appelĂ© The Bomarzo Affair par lâambassadeur amĂ©ricain de lâĂ©poque, a toutefois pour Ginastera un bĂ©nĂ©fice secondaire imprĂ©vu, celui de lâinstaller dans la mĂ©moire historique comme un opposant aux dictatures militaires, dont en rĂ©alitĂ© il nâaura pas refusĂ© les honneurs, notamment aprĂšs le coup dâEtat de 1976.
Pendant les derniĂšres annĂ©es avant sa mort en 1983, vĂ©cues Ă GenĂšve aux cĂŽtĂ©s dâAurora NĂĄtola, son Ćuvre dĂ©ploie une sorte dâĆcumĂ©nisme apaisĂ©, qui inclut autant les clusters dont il pĂ©trit les lettres de Kafka Ă Milena Jesenska, que les fossiles grĂ©goriens mobilisĂ©s pour une Passion quâil avait, dâailleurs, voulue en latin pour contrer les dĂ©rives populistes de Vatican II. Certains passages particuliĂšrement Ă©mouvants de son TroisiĂšme quatuor Ă cordes op. 40 avec soprano (1973), oĂč il met en musique des poĂšmes de Juan RamĂłn JimĂ©nez, Rafael Alberti et Federico GarcĂa Lorca, rappellent que Ginastera savait aussi desserrer lâĂ©tau de ses obsessions rythmiques ou percussives, et sâabandonner dans sa musique Ă un lyrisme qui, sur un registre certes mineur, traverse lui aussi toute son Ćuvre. Ses Ćuvres pour violoncelle, en particulier, sont empreintes dâune sensualitĂ© dĂ©jĂ perceptible dans sa Pampeana n° 2 de 1950, qui devient explicite dans le premier mouvement du DeuxiĂšme concerto de 1980, ornĂ© de cette citation en français : « Aurore, je viens Ă toi avec ce chant nĂ© de la brume ».
Au fil des annĂ©es, Ginastera, qui nâavait pas le tempĂ©rament dâun rĂ©volutionnaire, a progressivement incorporĂ© Ă son langage musical toute une palette de ressources propres Ă la musique contemporaine dâavant-garde, comme lâĂ©criture atonale et dodĂ©caphonique, les procĂ©dĂ©s sĂ©riels, les micro-intervalles, les graphies non conventionnelles et les techniques alĂ©atoires. Dans ses Ćuvres de la maturitĂ©, tout cela coexiste avec un tronc de ressources formelles et expressives issu du rĂ©pertoire classique et de sa formation post-stravinskienne, ainsi quâavec ces sources indigĂšnes avec lesquelles il tenait alors spĂ©cialement Ă renouer. Des grandes nouveautĂ©s de son Ă©poque, seules semblent ĂȘtre restĂ©es complĂštement Ă©trangĂšres Ă son univers expressif lâĂ©lectronique, quâil avait pourtant accueillie au CLAEM en la personne du compositeur Francisco Kröpfl, et le thĂ©Ăątre musical de Mauricio Kagel, cet autre compatriote quâil visait peut-ĂȘtre indirectement en conspuant les « anti-opĂ©ras » et lâ« anarchie dadaĂŻste », pour mieux mettre en avant les principes dâordre et de construction. En matiĂšre dâopĂ©ra, son idĂ©al Ă©tait une sorte de synthĂšse de Rigoletto de Verdi et de Wozzeck de Berg, dont les schĂ©mas dramaturgiques inspirent ses Ćuvres scĂ©niques, quitte Ă apparaĂźtre comme le dĂ©fenseur dâune approche traditionnaliste du genre â et ce bien quâune mise en scĂšne inventive, comme celle de Beatrix Cenci proposĂ©e en 2000 Ă GenĂšve par Francisco NegrĂn et Gisela Ben-Dor, puisse leur insuffler Ă lâoccasion une modernitĂ© insoupçonnĂ©e. Soit, en somme, une esthĂ©tique qui vaut jusquâĂ ce jour Ă Ginastera le reproche rĂ©current dâĂ©clectisme de la part des tenants de lâavant-garde, quitte Ă ce que tout le monde lui reconnaisse une puissance expressive hors du commun, et un savoir-faire couvrant toute lâhistoire de la musique savante occidentale.