Pour bien comprendre la valeur de la musique de Witold Lutosławski, l’un des compositeurs polonais les plus importants du siècle passé, il faut prendre une approche pluridimensionnelle où l’élément personnel est intégré dans le contexte des tendances stylistiques et esthétiques dont abonde la musique du XXe siècle. L’histoire de son œuvre est marquée, d’une part, par son parcours individuel avec ses étapes successives et, d’autre part, par le tumultueux courant des changements dans la musique mondiale. Sans oublier la plus vaste perspective d’événements historiques qui ont douloureusement marqué sa vie et son œuvre.
Lutosławski atteint la maturité artistique à Varsovie, sa ville natale, où il revient dès la fin de la Grande Guerre après l’expérience d’un séjour dramatique à Moscou, où les bolchéviques ont fusillé son père et son oncle pour leur engagement patriotique pour le Parti national-démocrate. Cet événement, que le compositeur évoque rarement dans les entretiens et interviews, a dû laisser une empreinte durable sur son psychisme ainsi que – indirectement – sur l’expression de ses œuvres.
Son seul professeur de composition fut Witold Maliszewski, artiste conservateur formé dans le milieu des musiciens post-romantiques russes. Lutosławski finit sa classe de composition au Conservatoire de Varsovie en 1937 et présente, parmi d’autres compositions pour le diplôme, un Lacrimosa pour soprano et orchestre. Une année plus tôt, il y avait obtenu le diplôme de piano. Le fruit de cette période de jeunesse sont les Variations symphoniques (1936-38), exécutées pour la première fois juste avant la guerre, en juin 1939, au château du Wawel à Cracovie sous la direction de Grzegorz Fitelberg. Maliszewski ne fut sans doute pas enclin à encourager les nouvelles recherches sonores de son jeune disciple. Mais Lutosławski lui doit une bonne connaissance de la technique de composition et une approche spécifique de la forme musicale qui allait aboutir à sa propre conception dramatique de la forme, originale et fondée sur ce qu’il appelait « l’action » musicale, une conception inspirée par les cours de Maliszewski sur la forme des sonates de Beethoven. Ainsi Lutosławski comprend-il l’influence inspiratrice de la tradition classique et romantique, et la possibilité de l’employer dans la nouvelle musique. Les modèles formels qu’il y puise (à côté de solutions de Beethoven, il s’intéresse aussi aux propositions de Haydn) lui donnent une impulsion que son imagination créatrice transforme pour l’introduire dans son langage musical, surtout dans les grandes formes symphoniques et les formes vocales et instrumentales.
Entre tradition et modernité
L’héritage des classiques viennois devient ainsi l’élément constant de la conscience créatrice de Lutosławski, de sa poétique et de son esthétique. Doté du sens de la forme, il détient aussi un sens tout à fait exceptionnel de l’ordre sonore, de la matière sonore parfaitement organisée comme support non seulement de beauté musicale mais aussi de profondes émotions. « Aucune succession de sons – explique-t-il – aucune consonnance ne peut naître sans que les détails d’expression, de couleur, de caractère, de physionomie ne soient pris en considération. Même le plus petit élément doit satisfaire, au plus haut degré, la sensibilité du compositeur. Autrement dit, les sons indifférents ne peuvent pas exister en musique1 ».
Tout en s’inspirant des modèles du passé et en les transformant, Lutosławski reste un compositeur parfaitement moderne. La nouvelle musique qui l’entourait depuis ses années de jeunesse constitua aussi un défi auquel il ne resta jamais indifférent. L’œuvre de Karol Szymanowski compte parmi ses premières influences : il lui rend hommage, après sa mort précoce en 1937, dans un article de circonstance intitulé « Tchnienie wielkości » [Un souffle de grandeur2]. Parmi les œuvres de Szymanowski, c’est la IIIe Symphonie « Le Chant de la Nuit » qui l’intéresse particulièrement : « Quand, à l’âge de onze ans, – se souvient-il beaucoup plus tard – j’avais entendu la IIIe Symphonie, toute la musique moderne, le monde du XXe siècle s’ouvrit subitement devant moi3 ». Pourtant, les fascinations de jeunesse durent céder la place à ses propres visions créatrices. « Bientôt […] je réagis contre Szymanowski et commençai à m’opposer aux aspects trop romantiques et trop expressionnistes de sa musique. À l’époque, cela m’était tout à fait étranger4 ».
Le style des premières compositions de Lutosławski comporte d’évidents traits constructivistes, correspondant au courant néo-classique européen de l’époque, surtout dans ses références à l’héritage classique du passé, où il puise des modèles (pour la forme et la texture) afin de leur donner un sens atemporel, universel. Mais à l’encontre des compositeurs polonais un peu plus âgés comme Grażyna Bacewicz, Michał Spisak ou Stefan Kisielewski qui s’intéressent aussi au style néoclassique et approfondissent leurs connaissances à Paris dans la célèbre classe de Nadia Boulanger, Lutosławski ne suit pas le même chemin. Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale bouleverse sa vie et ses projets. Après une brève participation à la campagne de 1939, il revient à Varsovie où, dans la terreur quotidienne de l’occupation, le seul travail possible garantissant un contact vivant avec la musique est celui de pianiste dans les cafés de Varsovie. Il partage ce sort avec Andrzej Panufnik, jouant avec lui en duo de piano des arrangements de nombreuses œuvres du répertoire classique qu’ils préparent eux-mêmes. Il ne reste de cette grande collection, qui brûla presque entièrement pendant l’insurrection de Varsovie en 1944, que des Variations sur un thème de Paganini pour deux pianos (1941), pièce transcrite dans les années 1977-1978 pour piano et orchestre.
Durant les années d’occupation nazie, les activités des principales institutions de la vie musicale à Varsovie sont suspendues, mais cela n’empêche pas Lutosławski de continuer ses recherches. Depuis 1941, il travaille sur sa première œuvre pour orchestre de grand format : la Ière Symphonie. Il ne la termine qu’en 1947, dans la réalité d’un après-guerre qui allait bientôt montrer tous les inconvénients d’une nouvelle politique culturelle fondée sur le réalisme socialiste. Cette doctrine, imposée d’office, est confirmée en 1949 par une conférence à Łagów Lubuski, écho d’une réunion similaire organisée un an plus tôt à Prague. Ces deux conférences furent un signe intelligible du « rideau de fer » qui descendait pour non seulement isoler les compositeurs de l’Europe de l’Est des nouveautés musicales de l’Occident, mais aussi pour les soumettre aux programmes politiques imposés. Dans une telle situation, les auteurs qui désiraient garder leur indépendance eurent un choix dramatique à faire : quitter le pays pour un temps indéfini (ce fut le cas, entre autres, de Roman Palester et d’Andrzej Panufnik) ou celui de rester et se consacrer à composer de la musique d’inspiration folklorique. Lutosławski choisit la deuxième solution. Il vit d’ailleurs déjà, avant la conférence de Łagów, un moment désagréable après la première exécution de la Ière Symphonie en 1948 à Katowice. Cette œuvre, fondée d’une manière magistrale sur les canons classiques de la forme et de la texture, est alors taxée de « formaliste ». C’est de cette étiquette que la doctrine du réalisme socialiste stigmatise les compositions qui ne respectent pas ses exigences et condamne leurs auteurs au néant artistique, qui allait bientôt toucher Lutosławski. La fin des années 1940 et le début des années 1950 sont pour lui – par la force des choses – une période de « compromis délibéré5 ». Son travail de compositeur se réduit alors à deux options. La première, des pièces pour les enfants et les jeunes, des chansons, de la musique de théâtre et de variété qu’il écrit sous le pseudonyme « Derwid ». On y distingue entre autres les Mélodies populaires pour piano (1945), la Petite Chaîne de paille et d’autres compositions pour les enfants pour soprano, mezzo-soprano et ensemble de chambre (1950-51), les Bucoliques pour piano (1952), les Préludes de danses (1954). La seconde comprend quelques compositions pour des ensembles plus grands : Ouverture pour instruments à cordes (1949), Petite suite pour orchestre (1950-51), Triptyque silésien pour soprano et orchestre (1951). Mise à part l’Ouverture qui porte des traits constructivistes évidents et témoigne des recherches de Lutosławski sur les modes d’expression musicale, les autres pièces respectent la stylisation populaire. Les rapports avec la musique folklorique polonaise ne sont pas seulement pour lui une concession à l’esthétique officielle, normative ; ils se référent plutôt à une tradition plus ancienne, confirmée par Karol Szymanowski. L’œuvre qui couronne les expériences de Lutosławski sur le folklore est le Concerto pour orchestre (1950-54). Cette composition frappe non seulement par une manière originale d’employer le matériel folklorique, mais aussi par la maîtrise de l’orchestration. Et le fait que le Concerto pour orchestre contienne une solution formelle originale prouve que le folklore ne constitua pas pour lui un substitut permettant d’endurer l’esthétique officiellement imposée. Certains chercheurs voient dans cette œuvre des traces précoces de la forme bipartite que le compositeur allait développer dans les années 1960.
Du réalisme socialiste à l’aléatoire controlé
Le premier tournant dans son travail créateur se situe vers le milieu des années 1950. Il est lié aux transformations politiques du célèbre « octobre polonais » 1956 qui permit, sans changement de régime politique, de briser les contraintes de la doctrine du réalisme socialiste. Pour les compositeurs polonais, ce « dégel » d’octobre apporte l’ouverture aux innovations occidentales et, ce qui est plus important, la possibilité de mener des recherches et expériences individuelles. La présentation au festival L’Automne de Varsovie de la Musique funèbre pour orchestre à cordes (1954-58), dédiée à la mémoire de Béla Bartók, avec son expression particulièrement forte, témoigne du changement de situation politique. Cette œuvre présente de nouvelles idées fondées sur le matériel d’une série dodécaphonique transformée d’une manière originale aussi bien dans sa dimension horizontale (mélodique) que verticale (harmonique). Les esquisses musicales de Lutosławski, déposées aux Archives Paul Sacher à Bâle, témoignent d’un travail de plusieurs années sur cette technique qu’il ne pouvait pas montrer officiellement.
Les années 1960 marquent le deuxième tournant. L’évolution des recherches sur son idiome passe par deux niveaux principaux. Le premier niveau concerne les œuvres inspirées par les expériences d’avant-garde occidentale, telles que celles de la technique aléatoire : Jeux vénitiens pour orchestre de chambre (1960-61), le Quatuor à cordes (1964) et la IIe Symphonie (1965-67). En guise de réponse à l’aléatoire triomphant de John Cage, Lutosławski crée sa propre proposition définie comme « aléatoire contrôlé ». Cette conception laisse surtout à l’action du hasard la structure rythmique du morceau tandis que la hauteur du son, donc la couche harmonique, reste contrôlée. Dans les compositions évoquées, à côté des sections définies strictement a battuta, apparaissent des blocs ad libitum, dont la physionomie rythmique changeante et le miroitement caractéristique du mouvement sonore rappellent les constructions plastiques des mobiles d’Alexandre Calder. L’aléatoire contrôlé de Lutosławski, présent – dans une mesure plus ou moins grande – dans plusieurs œuvres postérieures naît d’une conviction que la structure musicale et son effet esthétique doivent être l’expression d’une activité consciente du compositeur, qui prend la responsabilité de son œuvre et ne la reporte pas sur l’exécutant.
Le deuxième niveau de ses recherches est l’idée d’une forme bipartite, innovation originale, composée d’un mouvement initial (appelé parfois hésitant), pour présenter le contour sonore du morceau, les motifs et les phrases de départ, et d’un mouvement principal (direct) où le matériel introduit se montre dans toute sa splendeur comme sujet de ce que Lutosławski appelle « dramaturgie » musicale. Le Quatuor à cordes et la IIe Symphonie sont un exemple classique de la forme bipartite ainsi conçue.
La fin des années 1960 et les années 1970 apportent une série de compositions dans lesquelles l’écriture de Lutosławski se cristallise. Le Concerto pour violoncelle et orchestre (1969-70) est en apparence fondé sur le dialogue classique du soliste avec l’orchestre. En réalité, ce dialogue se transforme en un véritable drame, dont l’échelle émotionnelle, pleine de forts contrastes, va des moments d’accalmie jusqu’au désespoir le plus inattendu. Le Livre pour orchestre (1968) témoigne de la richesse de l’idiome du compositeur dans ses œuvres pour orchestre de cette période. Dans cette pièce, il utilise largement les agrégations de 12 tons et, dépassant le tempérament égal, aussi un matériel de microtons. L’auditeur est frappé par une sonorité particulièrement colorée, résultat des liens originaux entre les groupes d’instruments et les instruments d’orchestre isolés. Parmi ses grandes œuvres symphoniques figurent aussi Préludes et fugue pour 13 instruments à cordes (1970-72), Mi-parti (1975-76) et Novelette pour orchestre (1979).
Les compositions vocales et instrumentales de la fin des années 1950 et du début des années 1960 constituent un groupe à part. D’abord, Cinq Mélodies sur des poèmes de Kazimiera Iłłakowicz : La Mer, Le Vent, L’Hiver, Les Chevaliers, Les Cloches d’Église (1958), où les expériences avec le matériel dodécaphonique vont de pair avec son extraordinaire sensibilité à la sonorité du texte poétique fondue dans les couleurs de l’orchestre. Pour les pièces suivantes, le compositeur choisit les textes des poètes français du courant surréaliste. Il compose ainsi Trois Poèmes d’Henri Michaux pour chœur et orchestre (1961-63), puis Paroles tissées pour ténor et orchestre de chambre sur des paroles de Jean-François Chabrun (1965) et Les Espaces du sommeil pour baryton et orchestre d’après Robert Desnos. Le style de ces compositions est proche de la tradition impressionniste, surtout grâce à la richesse des couleurs instrumentales et vocales. Il faut toutefois souligner qu’en dehors des valeurs sonores, les pièces sur des textes français révèlent aussi d’exceptionnelles valeurs d’expression. La musique et la parole se fondent en une nouvelle qualité qui sert à créer, selon la trace d’associations poétiques, un monde surréel, onirique.
« Textures simples » et ligne mélodique
Dans les compositions des années 1960, Lutosławski perfectionne son idiome sonore moderne résultant de ses propres recherches et d’éléments du langage musical de l’avant-garde occidentale. À l’égard de celle-ci, Lutosławski garde une certaine réserve. Il apprécie l’importance des innovations radicales qu’elle propose, mais se rend parfaitement compte de leur caractère précaire et éphémère. « La nouveauté – écrit-il – est dans une œuvre d’art ce qui vieillit le plus rapidement. Mes recherches dans le domaine du langage musical ne visent pas la nouveauté en tant que telle. Je cherche des moyens techniques qui pourront servir plusieurs fois et resteront dans le nouveau répertoire de moyens d’expression. Autrement dit, je cherche des valeurs durables qui ne s’usent pas instantanément6 ».
Peut-être cette idée l’a-t-elle poussé à jeter un regard critique sur ses propres compositions, puis à mener des recherches qui allaient rendre à la mélodie son rôle de premier plan et à limiter l’harmonie dodécaphonique à des sonorités plus euphoniques, rapprochées des structures tonales. Le chemin vers certains archétypes du passé s’ouvre avec le Double concerto pour hautbois, harpe et orchestre de chambre (1979-80) dans lequel Lutosławski, pour la première fois depuis ses idées sonores ultramodernes, emprunte des éléments à la technique de composition baroque : la technique concertante et un type spécifique de texture où ce ne sont plus les blocs sonores qui dominent mais plutôt des constructions linéaires. En privilégiant la ligne, il peut faire ressortir les valeurs mélodiques comme moyen traditionnel d’expression. L’importance que Lutosławski attache à ses recherches dans ce domaine trouve sa confirmation dans une série de compositions créées à la fin des années 1970 et au début des années 1980, dont Épitaphe pour hautbois et piano (1979), Grave (Métamorphoses pour violoncelle et piano) (1981) et Partita pour violon et piano (1984). Ces pièces, dans lesquelles la réduction du nombre d’instruments lui permet de mettre en pleine lumière les valeurs de ce qu’il appelle « texture mince » et le charme de la ligne mélodique, confirment son retour vers la tradition. Et, comme autrefois il empruntait les trouvailles d’avant-garde sans attenter à son individualité, de même Lutosławski fait alors une synthèse magistrale d’éléments traditionnels et de moyens de son langage élaborés plus tôt.
La synthèse s’opère en quelques dimensions. La première est la grande forme symphonique, représentée par la monumentale IIIe Symphonie (1972-1983). Elle constitue un exemple parfait d’alliance entre l’harmonie dodécaphonique, les nouvelles solutions de texture et de sonorité, la pensée thématique et l’archétype de la forme-sonate empruntée à la tradition classique et romantique. La deuxième est la tradition de la virtuosité pianistique du XIXe siècle. Dans le Concerto pour piano (1987-1988) qui s’en inspire, Lutosławski transforme les modèles empruntés à Chopin, Liszt et Brahms. Toutefois, le Concerto n’est pas un « jeu » postmoderne de conventions et de styles. Le compositeur y reste fidèle à ses propres moyens stylistiques : l’organisation de la hauteur du son sur le plan harmonique et sur le plan mélodique, la dramaturgie de la forme et la couleur impressionniste.
Les expériences de Lutosławski dans sa création tardive sont liées à sa conception de « forme chaîne » et au mouvement sonore où les couches-chaînons particulières se développent (commencent et finissent) indépendamment les unes des autres et constituent, pour ainsi dire, des « actions » musicales distinctes. Il en résulte un cycle de trois pièces portant en titre commun le mot anglais « chain » : Chain 1 pour orchestre de chambre (1983), Chain 2 dialogue pour violon et orchestre (1984-85) et Chain 3 pour orchestre (1986). L’idée de différencier le nombre d’instruments dans ces compositions (la deuxième est un petit concerto pour violon) permet à Lutosławski de présenter la technique de chaîne en diverses textures, allant des lignes mélodiques fines jusqu’à des constructions orchestrales plus développées.
Les dernières compositions de Lutosławski se réfèrent à deux grands courants qui l’intéressent presque dès le début de son travail créateur que sont la composition vocale et instrumentale et la composition symphonique. Dans le premier, nous trouvons Chantefleurs et Chantefables, cycle de chants pour soprano et orchestre sur des paroles de Robert Desnos (1989-1990), dans lequel il exprime non seulement son amour pour la poésie française avec sa « musicalité » interne, mais aussi sa passion pour la composition de pièces pour les enfants, une partie de son activité obligatoire dans la difficile décennie d’après-guerre. Le second courant est la IV Symphonie (1988-92), œuvre terminée deux ans avant la mort du compositeur qui, tout en se référant au schéma de la forme bipartite, étonne par son extraordinaire sonorité où, à côté de la mélodie formée d’une manière précise aux couleurs de pastel, se manifeste une harmonie tonale atténuée et mystérieuse.
Dans ses entretiens et interviews, lorsqu’il parle de sa généalogie artistique, Lutosławski se définit comme héritier spirituel de Debussy, Ravel, Stravinsky et Bartók, des compositeurs qui lient les valeurs sensuelles de la musique, surtout sa couleur et sa sonorité à une maîtrise technique. Il est bien connu que l’idée d’ordre sériel dans la version des adeptes de l’École de Vienne – Schönberg, Berg et Webern – ne le tenta jamais. Bien que, durant toute sa vie, il ait lui-même expérimenté avec la série dodécaphonique, il n’en fit jamais un socle de ses œuvres. La musique résultant uniquement d’un calcul intellectuel ne l’intéresse pas ; au contraire, il désire y mettre une richesse d’émotions et de sensations, l’inclure dans un ordre sonore travaillé dans ses moindres détails et prendre une pleine responsabilité artistique de l’acte de création aussi bien devant soi-même que devant les auditeurs de ses œuvres. Cette sensibilité particulière à la pérennité de la substance musicale qui a pour support un idiome sonore moderne, unique dans son genre et puisant ses valeurs fondamentales dans la tradition aussi bien proche que lointaine, fait de Witold Lutosławski l’un des plus éminents classiques de la musique du XXe siècle.
1. Bálint András Varga, Lutosławski Profile, Londres, Chester Music, 1976, p. 41.↩
2. Cf. Muzyka Polska 1937, nº 3, p. 169–170.↩
3. Bálint András Varga, op. cit., p. 19.↩
4. Ibid., p. 5.↩
5. Jean-Paul Couchoud, La musique polonaise et Witold Lutosławski, Paris, Stock, 1981, p. 83.↩
6. W. Lutosławski, Zeszyt myśli [Le cahier de pensées], manuscrit, Paul Sacher Stiftung, Bâle, notice du 10 octobre 1962.↩