Parcours de l' oeuvre de Paul Méfano

par Pierre Michel

L’œuvre de Paul Méfano est difficile à saisir dans sa globalité, car très évolutive et peu conforme à d’habituels critères académiques ou rationnels. Paul Méfano ne cherchait pas la perfection ou l’évidence, comme l’a bien montré Pierre Roullier1, et créait en poète, qu’il était d’ailleurs. Sa « trace de compositeur » se situe au-delà des catégories, d’où la difficulté parfois d’identifier les fondements techniques de ses œuvres. Néanmoins, quelques éléments ressortent particulièrement de sa production, qui a parcouru la seconde moitié du XXe siècle et le début du XXIe siècle : le goût omniprésent pour la littérature et la poésie à travers la voix, le langage atonal et souvent micro-tonal, la spatialisation des instruments, des voix et de l’électronique, les nouvelles sonorités liées aux techniques expérimentales des instruments, la couleur et les timbres raffinés, la micro-tonalité et les formes ouvertes, la proximité avec les arts visuels, l’ouverture à d’autres cultures et au jazz.

Voix/poésie

La carrière de Paul Méfano prend donc appui dès le départ sur un lien étroit avec la poésie. Lui-même écrit très tôt des poèmes : « J’étais fasciné par le surréalisme, également par Paul Valéry, par Stéphane Mallarmé bien évidemment, et par Yves Bonnefoy qui fut pour moi une révélation. Je l’admirais profondément ainsi que sa poésie. Je lisais aussi Ezra Pound (en édition bilingue), James Joyce et surtout Jean Genet2. »
Certaines de ses œuvres vocales des premières années sont écrites d’après ses propres poèmes, et pour les autres, il a retenu des poésies et des textes de Bonnefoy, d’Éluard, d’Apollinaire, d’Omar Khayyām, de sa fille Nathalie, de Michel Foucault, de Kafka, etc. On observe d’ailleurs une certaine concentration du domaine vocal dans la première partie de sa production, depuis le moment, jusqu’en 1962, où il se considérait comme « autodidacte » (avant ses études avec Boulez à partir d’octobre 1961, puis avec Messiaen) jusqu’aux années 1970. Composés en 1958, mais créés beaucoup plus tard, le 17 mars 1997, les Trois Chants, pour soprano et ensemble instrumental, sur des poèmes de Méfano lui-même, apparaissent comme l’une des premières pièces remarquables et d’une certaine originalité dans l’instrumentation autour de la voix : trois saxophones, deux clarinettes et une clarinette basse, trois violoncelles, trois percussions et piano (dans les deuxième et troisième chants) ; ce cycle est riche de fréquents changements de tempo ou de caractère dans chaque chant, avec des indications assez fréquentes, comme « Paresseux et tranquille », « Détendu », etc. La voix évolue dans différentes textures instrumentales plus ou moins denses, tantôt verticales et homorythmiques (notation traditionnelle dans le premier chant, notation proportionnelle dans le troisième), tantôt fondées sur plusieurs niveaux polyphoniques et polyrythmiques. L’écriture, atonale, est variée.
Daté du 10 avril 1958, L’Âge de la vie, pour soprano, cor et harpe (ou guitare), constitue également une œuvre remarquable de cette époque, avec beaucoup de micro-intervalles et des prescriptions spécifiques dans la partie vocale (« Vibrer beaucoup ») et dans celle du cor (parfois « chanté et joué »), ainsi que d’étonnants unissons parfois entre voix et cor sur certaines tenues.
Dans les Estampes japonaises (1959), pour soprano et ensemble instrumental, d’après des poètes japonais du VIIe au XIIe siècle, le compositeur poursuit sa recherche de nomenclatures instrumentales originales autour de la voix : deux flûtistes (jouant de plusieurs flûtes), deux saxophonistes (jouant divers saxophones) ou deux clarinettistes, célesta et glockenspiel, harpe, piano et quatuor à cordes. Les cinq haïkaï, imprégnés par la nature (« Sur les vagues », « La vague », « La pluie de printemps », « Dans la brise glacée », « Dans un jardin »), sont associés à une écriture vocale proche de l’instrument (d’ailleurs une version est destinée au duo flûte-piano), souple et virtuose dans les différents registres, notamment le suraigu, non sans rapport avec une certaine tradition française par le côté « enjoué » et pétillant de la dernière mélodie. Joseph Lallo considère pour cette œuvre qu’il « existe une interaction constante entre le texte, l’orchestration et les nouvelles techniques instrumentales. Il n’y a pas de hiérarchie entre ces éléments, mais ils sont connectés et ont une influence organique les uns sur les autres3. » Les Estampes japonaises restent aujourd’hui l’un des cycles vocaux marquants du compositeur.
Les Cinq Mélodies (1962), pour voix et différentes formations (« Nous avons erré longtemps », d’après Omar Khayyām ; « La vague », haïkaï de Mnamoto no Sanetomo ; « Que l’oiseau se déchire en sable », d’après Yves Bonnefoy ; « …et l’unique cordeau des trompettes marines », d’après Apollinaire ; « L’infirmité du feu », d’après Yves Bonnefoy), participent pleinement à la période post-sérielle. L’écriture vocale disjointe et atonale, les rythmes complexes, la non-synchronisation des différentes parties en présence sont typiques de l’influence des maîtres de l’avant-garde (Boulez et Stockhausen entre autres). On y ressent une préoccupation, voire une obsession de la structure sérielle (des esquisses sont conservées de « Nous avons erré longtemps », où l’on observe un tableau avec les séries originales et les renversements, de nombreux calculs sur plusieurs groupes de pages, et des esquisses de séquences rythmiques fondées sur des principes sériels). Mais avec le recul des décennies, ce cycle conserve une certaine force dramatique et poétique (ses commentaires sur l’interprétation musicale des textes poétiques étaient d’une grande précision), et un réel souci des combinaisons de timbres : des duos initiaux voix-clarinette, puis voix et piano (cette deuxième mélodie sera reprise textuellement dans les Estampes japonaises), l’effectif va croissant jusqu’à la cinquième mélodie, avec toujours le piano, auquel sont confiées de fréquentes interventions virtuoses d’une écriture très éclatée dans les registres. Le compositeur préconisait une disposition scénique spécifique pour les interprètes, différente d’un mélodie à l’autre. Comme dans les Paraboles, la mise en espace lui paraissait ici « capitale et fortement reliée à [sa] grammaire4 ».
Madrigal (1962), d’après Paul Éluard, est écrit pour trois voix de femmes, flûte, piano, harpe et quatre percussionnistes ; l’œuvre, dédiée à Darius Milhaud, compte cinq parties correspondant à cinq poèmes choisis dans L’amour la poésie de 1929. Méfano a commenté ainsi sa démarche : « Le discours de Madrigal suit avec fidélité celui des poèmes de Paul Éluard, non point en l’illustrant mais plutôt en cherchant quelques fusions sur le plan structurel et émotionnel. Je voulais retrouver cette fraîcheur, cette liberté d’allure et “l’altière facilité” qui personnifie son art » (Notice du compositeur). On remarque particulièrement la mise en jeu de différentes sonorités vocales : bouche fermée, voyelles en libre hétérophonie, passages parlés, quelques passages micro-tonals entre les voix. La présence des cadences instrumentales est un fil conducteur dans l’œuvre. On retrouve ceci par exemple à la fin de la deuxième partie avec une grande cadence de flûte5, un « monologue inquiet » selon le compositeur.
Les grands intervalles dans la quatrième partie rappellent quelque peu l’écriture vocale d’un Luigi Nono dans Il canto sospeso. En filigrane aussi, le modèle de Gesualdo, souvent invoqué par le compositeur. Puisque Méfano travaillait alors avec Boulez à Bâle, il peut être utile de se souvenir que Madrigal correspond à l’époque de la deuxième version de Pli selon pli de Boulez, donnée en concert à Donaueschingen, le 20 octobre 1962.
Dans Lignes (1968), pour voix de basse noble et ensemble de chambre, sur un poème de Paul Méfano, une œuvre dédiée à Karlheinz Stockhausen, la disposition spatiale est spécifique : une voix d’homme sur un cube d’un mètre de haut, avec devant lui en V : trois trombones et trois cors entourés eux-mêmes par six percussionnistes. La mixture, homogène entre la voix et les cuivres graves, conserve cependant une certaine intelligibilité au texte, dont les instrumentistes donnent parfois quelques commentaires en « chantant, délirant sur le poème, claquant dans les mains » (Notice du compositeur). Créée avec le concours des Percussions de Strasbourg et de l’Ensemble Musique Vivante, sous la direction de Diego Masson, l’œuvre est frappante aussi par l’écriture mélodique souvent confinée dans un ambitus restreint, par des pédales en unissons brouillés aux instruments, et par une forme jalonnée de césures ou de petits interludes instrumentaux.
Dédiées à Pierre Boulez et créées le 20 janvier 1965, à Paris, aux concerts du Domaine musical, sous la direction de Bruno Maderna, les Paraboles, pour voix de soprano dramatique et orchestre de chambre, sont fondées respectivement sur quatre poèmes d’Yves Bonnefoy : « La mémoire », « Que l’oiseau se déchire » (cette deuxième partie, pour voix, clarinette en la et percussion, est reprise intégralement des Cinq Mélodies de 1962), « Une voix » et « L’éternité du feu ». L’œuvre met en évidence le piano qui a un rôle de soliste, avec des interventions d’une grande virtuosité. D’une écriture globalement dense, complexe, avec beaucoup de tension dans la voix, qui passe parfois rapidement d’un registre très grave au suraigu, et une partie de piano soliste virtuose donc, les Paraboles avaient été commencées avant les études de composition avec Boulez, et ont été achevées pendant cette période des cours de Bâle. On notera d’ailleurs une certaine souplesse sur le plan des tempi : beaucoup d’accélérations ou de ralentissements progressifs, notés parfois à la façon de Stockhausen avec des flèches vers le haut ou vers le bas. Méfano signalait aussi, dans son essai « Texte et partition », l’imbrication « de structures temporelles hétérogènes, mélismatiques et syllabiques », et considérait l’œuvre comme l’une des plus « finies » de cette période, à partir de quoi il avait souhaité s’orienter vers d’autres préoccupations comme « l’œuvre variable » (Paul Méfano, « Carte blanche »).
La Cérémonie (1970), pour haute-contre, baryton et soprano, trois groupes d’orchestre et chœur parlé, sur un texte du compositeur, déploie des moyens considérables dans le sens de la recherche de spatialisation des sources sonores dans la salle de concert, avec de plus l’association de hauteurs fixes à d’autres composantes sonores relevant des sons enregistrés, du langage parlé, des chuchotements, etc. Paul Méfano revendiquait à l’époque une nouvelle approche des formes « ouvertes ». Du point de vue de la recherche d’un nouvel espace, qui le préoccupait beaucoup, il convient de situer cette œuvre dans la même « famille » que la Messe des voleurs (1970) et They (1974). Dans le motet plus tardif Placebo domino in regione vivorum (1976), pour six voix, l’écriture vocale constitue un aboutissement de ces recherches, dans la filiation de Madrigal, mais avec six chanteurs répartis autour du public : nombreuses sonorités vocales (« voix étranglée », « avec beaucoup de souffle », etc.), beaucoup de micro-intervalles, différentes vitesses, superposées, de diction du texte, avec parfois des imitations ou des canons. Sa forme est celle d’un enchaînement de sections parlées ou chantées, plus ou moins complexes du point de vue polyphonique.

Explorer les nouvelles ressources instrumentales avec ou sans l’électronique

Parmi les différents genres musicaux, Méfano s’est particulièrement intéressé aux instruments à vent en tant que solistes. Avec Involutive (1958), pour petite clarinette, d’après un quatrain de Georges Bataille, il a su tenir compte des spécificités de l’instrument (« une souplesse et une facilité dans les grands intervalles et les changements de registre », selon Justin Frieh6) et produire une sorte de « classique », particulièrement riche du point de vue du timbre et de la projection dans l’espace (l’interprète doit jouer l’œuvre devant un piano à queue ouvert, pédale de résonance enfoncée), de ses changements de caractère, de ses ornementations et de ses subtilités de phrasé.
Ses œuvres pour flûte placent Méfano parmi les compositeurs les plus intéressants et novateurs pour cet instrument après Varèse et Jolivet en France. Il a collaboré avec plusieurs flûtistes de premier plan, dont Jacques Le Trocquer, Pierre-Yves Artaud (surtout) et Renaud François, qui lui ont permis d’utiliser de nombreuses techniques nouvelles et expérimentales, comme les sons multiphoniques, pour lesquels il fut l’un des premiers à écrire les doigtés précis dans une partition en 1962 (cadence de flûte de Madrigal, devenue immédiatement œuvre à part entière sous le nom de Captive), ainsi que le souligne Harry Halbreich dans la notice d’un disque7. Olivier Class a par ailleurs expliqué que « la plupart de ses pièces pour flûte [ont été composées] entre 1976 et 1986, une décennie durant laquelle Artaud a été particulièrement impliqué comme soliste au sein des ensembles 2e2m et Itinéraire, tout en dirigeant l’atelier de recherche instrumentale de l’Ircam8 ». Ces pièces sont le plus souvent écrites pour les flûtes graves (basse, contrebasse et octobasse), difficilement accessibles à l’époque selon Pierre-Yves Artaud : « Si Paul Méfano compose pour ces flûtes graves dès 1978, précisément pour le Pinschophone, c’est parce qu’il découvrit cet instrument par mon intermédiaire, j’avais fait l’acquisition d’un des tout premiers modèles en 1975. Par la suite, il connut l’octobasse – commandée par moi-même au luthier Jacques Lefèvre en 1969, réalisée seulement en 1983 – et décida de confier Gradiva et Traits suspendus à ce nouveau modèle9. » Méfano recherchait des sons bruités avec beaucoup de souffle dans le son (il disait qu’il n’aimait pas la « flûte-oiseau ») : dans la partition d’Éventails (1976), pour flûte basse amplifiée, il écrit ceci : « Tous les sons doivent être colorés avec du souffle (plus proches du souffle que du son pur), sans exception. » En cela, et par le recours à la voix chantée du flûtiste dans l’instrument (pour Éventails et Gradiva particulièrement), il manifestait une certaine proximité avec les pratiques de certaines flûtes extrême-orientales (le shakuhachi japonais) et avec les techniques instrumentales du jazz moderne ou du free jazz. Évitant donc le « son pur » de la flûte, il avait aussi souvent recours à l’électronique, par le biais d’une bande dans N (1972), pour un flûtiste, circuit électroacoustique, bande magnétique et modulateur en anneaux, ou dans Gradiva (1978), pour flûte octobasse, où « le flûtiste doit préparer à l’avance une bande magnétique douze pistes sur laquelle sont mixées certaines séquences de la pièce10 », bande diffusée si possible par huit haut-parleurs dans la salle. Plus tard, lors de la collaboration avec Renaud François et Jacqueline Méfano, on retrouve une autre formule pour l’électronique, avec un clavier échantillonneur dans Ensevelie (1986), pour flûte et clavier. À plusieurs reprises chez Méfano, la flûte est amplifiée, soit pour bien faire entendre le souffle et la voix du musicien dans Éventails, soit pour mettre en valeur les « modes de jeu apparentés uniquement à la percussion » et les « différentes articulations linguales11 » dans Traits suspendus (1980), pour flûte contrebasse amplifiée, une œuvre particulièrement originale.


Paul Méfano, extrait de Traits suspendus © Paris, Salabert, 1980

En général, dans ces pièces pour flûte, le compositeur déploie une grande diversité de sonorités, de techniques spécifiques, d’intonations, et s’affirme comme un créateur majeur pour les répertoires de l’instrument, où il a trouvé une forme d’expression personnelle, dépassant le post-sérialisme et s’orientant vers une poésie du son remarquable, entre plages méditatives, mélodieuses, et moments d’une grande intensité, parfois brutale.

Sensible au jazz et à l’improvisation, Paul Méfano a souvent écrit pour le saxophone, à la fois dans ses œuvres pour ensemble et dans plusieurs pièces dédiées à l’instrument lui-même : Périple(s) (1978), pour saxophone, fruit de la collaboration étroite avec Jean-Louis Chautemps, dévoile la musique à une expression riche et ouverte de l’instrument, dans la mesure où Méfano considérait l’expérience et la pratique des jazzmen comme primordiale, ainsi qu’il le confiait à Chautemps, musicien polyvalent et souvent associé aussi aux répertoires contemporains : « Ce qui m’intéresse dans le saxophone, c’est tous ces accidents, ces sonorités granuleuses, les slap-tones, toute la richesse inouïe qu’il y a dans cet instrument et que tu m’as fait découvrir12. » L’œuvre, écrite pour les 70 ans d’Olivier Messiaen, existait à l’origine en deux versions, l’une pour saxophone ténor solo (Périple à un), et la seconde pour deux instrumentistes. Le Quatuor de saxophones (dont Chautemps faisait partie, avec Jacques Di Donato, François Jeanneau et Philippe Maté) présenta à l’Ircam une version inédite de l’œuvre, le 18 novembre 1981. Typique de cette sensibilité aux sonorités inouïes, cette pièce participe aussi de l’orientation du compositeur vers les formes mobiles : « Elle est constituée d’un ensemble de “circuits” dont certains hérissés d’obstacles et virages redoutables ! (L’interprète en détermine le nombre et la succession)13. »
On remarque par ailleurs dans sa production d’autres pièces pour instrument à vent soliste et électronique : Scintillante (1990), pour basson et électronique, Asahi (1992), pour hautbois et électronique, ainsi qu’une longue et remarquable œuvre pour shō et électronique, La Matrice des vents (1992), dédiée à la grande interprète japonaise Mayumi Miyata.
Parallèlement à toutes les pièces instrumentales ou vocales faisant appel à des sources électroniques, Méfano a aussi composé des pièces purement électroacoustiques avec la collaboration de Gérard Pape : Luftklang (2001), pour sons électroacoustiques à huit canaux, très développé, qui utilise la voix d’un enfant, et Ashem (2001-2003), pour sons électroacoustiques à sept canaux. Sa démarche dans ce domaine est parallèle aux recherches et productions des grandes institutions comme l’Ircam.

L’espace et les textures instrumentales

Depuis Interférences (1966), pour piano, cor et petit ensemble, qui coïncida avec les débuts des « Journées de musique contemporaine de Metz », et Signes-oubli (1972), pour ensemble14, Méfano travaillait sur une recherche de textures instrumentales spécifiques, des jeux de résonance et de riches effets de timbre, liés souvent à ce qu’il nommait la « disposition géographique » des instruments sur scène. Avec Ondes, espaces mouvants (1975), pour ensemble, il apporte sa contribution la plus importante et la plus remarquée à cette écriture pour ensemble. Comme on peut le voir dans la vidéo de Fabrice Pierre à la tête des étudiants du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon (https://www.youtube.com/watch?v=LgqXpDzcFZs, lien vérifié le 6 septembre 2023), la musique est fondée sur une perspective sonore et acoustique particulière : la famille des bois au premier plan (flûte, hautbois, clarinette, basson) sur la gauche, les cuivres en fond de scène, les timbales au fond à droite, et deux violons à droite « aussi loin que possible ». Outre la richesse de l’instrumentation et l’alternance entre différents instruments dans la famille des bois (utilisation d’un heckelphone, d’une clarinette contrebasse entre autres), l’auditeur est ici face à l’une des œuvres marquantes du compositeur (un « chef-d’œuvre » selon Thierry Blondeau15), dans le sens où les différentes composantes de hauteurs (micro-tonalité, glissandi, harmoniques, etc.), les techniques instrumentales spécifiques (notamment les multiphoniques, généralisés à tout le groupe des bois, avec par moments une harmonie pour le moins complexe résultant de quatre agrégats superposés) et les évolutions dynamiques ou rythmiques (Blondeau parle de « l’utilisation extrêmement précise des soufflets, parfois synchrones, parfois décalés16 ») sont parfaitement intégrées à une œuvre d’une grande homogénéité et d’une expression forte, qui semble presque spontanée dans son déroulement, mais véritablement maîtrisée et expressive.
Paul Méfano a poursuivi régulièrement dans cette veine des musiques de chambre avec instruments à vent, notamment dans Hélios (1998), pour flûte alto et trio à cordes, et Jades (2003), pour flûte, clarinette, guitare et deux violoncelles, œuvre remarquable, inspirée par un tableau, Jardin d’été, de son ami, le peintre chinois Chu Teh-Chun17. Plusieurs pièces solistes jalonnent la fin de sa carrière, dont Tronoën (2001), pour violoncelle solo, Mémoire de la porte blanche (1991), pour piano, Alone (1996), pour violon solo, et il convient de porter une attention particulière à la série des Instantanées (2000), cycles de vingt-cinq petites et courtes pièces solistes pour divers instruments, d’un grand intérêt. Méfano a également signé quelques arrangements : Erwartung de Schoenberg (1999), réduction pour voix et ensemble de dix-sept musiciens (avec Michel Decoust), et Drei Mahler Lieder (2016), pour voix et quatuor à cordes.

Action lyrique et dernières pièces vocales

Après de nombreuses pièces vocales d’un style expérimental, Méfano se consacre en 1978 à une action lyrique en sept tableaux, Micromégas, d’après le conte philosophique de Voltaire, pour dix chanteurs et dix-sept musiciens solistes amplifiés par des microphones. Son projet était alors lié à trois « impératifs » : « ne pas trahir le texte et la pensée de Voltaire, en faire une priorité » et « rester fidèle à [sa] personnalité dans cette mise en œuvre18 ». Le compositeur a repris la structure du conte, adaptée en sept scènes, la septième étant suivie d’un interlude orchestral intitulé Voyager, repris ensuite comme œuvre autonome pour le concert ; l’ouvrage peut être donné avec ou sans mise en scène (sous une forme d’oratorio). Comme Paul Méfano l’a expliqué, l’instrumentation rappelle certaines de ses autres œuvres, avec notamment des flûtes et des saxophones, des sons électroniques diffusés par un synthétiseur ; les modes de jeu des instruments à vent sont également apparentés à ce qu’il faisait ailleurs, notamment pour la coloration du son par le souffle et les multiphoniques. Micromégas réunit quatre solistes (soprano, mezzo-soprano, ténor, basse) amplifiés par des microphones, un récitant et un sextuor vocal ; l’écriture de cet ensemble, beaucoup plus tempérée que dans d’autres pièces (sauf pour le rôle du Saturnien, fondé sur une série en quarts de ton), évoque fréquemment des modèles dans l’histoire de l’opéra (Méfano a mentionné lui-même Lully et Rameau) et reprend des catégories du passé, comme les récitatifs ou les airs. Il y a « confrontation du chant et du parlé, du parlé et de la musique19 », et de fréquentes apparitions de la tonalité ou de la consonance, ainsi que des citations. Œuvre de grande envergure, singulière, et seule œuvre véritablement scénique de Méfano, elle reflète sa fascination pour un conte qui dénonçait « la folie meurtrière des hommes » et qui proposait un jeu spirituel sur la « relativité20 ».
Ouvrant une nouvelle étape dans le domaine vocal depuis 1983, avec Douce saveur, pour voix de basse, cor anglais et tuba (sur un poème de sa fille Nathalie), Méfano intègre régulièrement des composantes électroacoustiques : Dragonbass (1993), pour voix de basse, deux saxophones ténor, clavier électronique et dispositif électronique, est un étonnant parcours du chanteur et des sons enregistrés autour de la figure du dragon, selon diverses évocations ou anecdotes et comptines pour ainsi dire « enrobées » dans un ensemble d’effets de réverbération et d’écho. Cette pièce, dynamique, était particulièrement liée, comme la précédente, à une collaboration avec le chanteur Nicholas Isherwood. Parmi les dernières réalisations dans cette veine on remarque aussi Cendre (2006), pour voix, ensemble instrumental avec dispositif électronique, et Der Geier (2013), pour voix, alto et support audio, d’après la nouvelle de Franz Kafka.

Compositeur au parcours singulier, Paul Méfano marque la fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle par sa démarche hors-normes, à la recherche d’un idéal… Tantôt dogmatique, tantôt provocateur, souvent explorateur de nouvelles possibilités expressives, il a parcouru environ cinquante ans de création au milieu d’autres acteurs importants : son esprit est resté post-sériel, mais il s’est approché d’autres rivages comme les formes ouvertes et la musique spectrale. Fondamental pour la voix et la poésie, incontournable pour les nouvelles formes d’expression instrumentales et les recherches sur le son lui-même, il s’affirme notamment comme l’un des artistes concernés par la micro-tonalité et les sons « impurs », à base de souffle pour les instruments à vent. Paul Méfano a peu écrit et peu théorisé, mais ses témoignages et entretiens demeurent d’une grande valeur pour l’évolution de la pensée depuis les années 1950. Comme chef d’orchestre, enfin, il a su valoriser et diffuser de nombreuses musiques aux tendances diverses en les donnant au concert et en les enregistrant avec son ensemble 2e2m21.


  1. Pierre Roullier, « Poétique de Paul Méfano », dans Paul Méfano. Témoignages et entretiens, sous la direction de Laurent Martin, Paris, Inactuelles, 2014, p. 9.
  2. « Entretien de Paul Méfano avec Gérard Geay », dans Paul Méfano. Les chemins d’un musicien poète, sous la direction de Pierre Michel et Gérard Geay, Paris, Hermann, 2017, p. 33.
  3. Joseph Lallo, « Notes d’un chef d’orchestre sur les Estampes japonaises de Paul Méfano (version pour soprano et ensemble instrumental, 1959) », dans Paul Méfano. Les chemins d’un musicien-poète, op. cit., p. 94.
  4. Paul Méfano, « Texte et partition – phénomène de déconstruction et d’édification sonore » (texte dactylographié inédit), p. 1.
  5. Cette cadence a été ensuite reprise sous la forme d’une œuvre autonome pour flûte, intitulée Captive (1962).
  6. Justin Frieh et Karam Alzouhir, « Involutive », dans Paul Méfano. Les chemins d’un musicien poète, op. cit., p. 46.
  7. Harry Halbreich, Notice du disque Stil discothèque « Paul Méfano rencontre Pierre-Yves Artaud », 1985.
  8. Olivier Class, « Les flûtes graves dans l’œuvre de Paul Méfano », dans Paul Méfano. Les chemins d’un musicien poète, op. cit., p. 111.
  9. Pierre-Yves Artaud, « La flûte, un fil rouge dans l’œuvre de Méfano », dans Paul Méfano. Les chemins d’un musicien poète, op. cit., p. 106.
  10. Gérard Geay, « De N à Traits suspendus : exploration d’un univers flûtistique inouï », dans Paul Méfano. Les chemins d’un musicien poète, op. cit., p. 137.
  11. Paul Méfano, Traits suspendus, Notice de la partition Salabert (Paris) E.A.S. 17465.
  12. Jean-Louis Chautemps, « Chautemps au cirque Méfano. Le jazz au carrefour des arts », dans Paul Méfano. Les chemins d’un musicien poète, op. cit., p. 300.
  13. Paul Méfano, Périple(s), Notice de la partition BabelScores (Paris).
  14. Voir aussi le tableau de Nathalie Méfano, de la même année et portant le même titre, reproduit dans Paul Méfano. Les chemins d’un musicien poète, op. cit., p. 306.
  15. Thierry Blondeau, « Paraphraser la musique », dans Paul Méfano. Les chemins d’un musicien poète, op. cit., p. 214.
  16. Thierry Blondeau, « Ondes, espaces mouvants », dans Paul Méfano. Témoignages et entretiens, op. cit., p. 86.
  17. Voir Pascale Criton, « Jades, entre consistance et fluidité », dans Paul Méfano. Les chemins d’un musicien poète, op. cit., p. 169.
  18. Paul Méfano, « Micromégas – lecture », dans Paul Méfano. Les chemins d’un musicien poète, op. cit., p. 251.
  19. Ibid., p. 262.
  20. Ibid., p. 250. Deuxième citation dans la notice de la partition.
  21. Voir sa discographie dans Paul Méfano. Les chemins d’un musicien poète, op. cit., p. 319 sq.
© Ircam-Centre Pompidou, 2023


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