Parcours de l' oeuvre de Pascal Dusapin

par Jacques Amblard

On pourrait distinguer trois périodes. La première, si l’on veut « de jeunesse », s’étend jusqu’à la fin des années quatre-vingt. Elle présente un style « plus mélodique qu’harmonique ». Il y a déjà là une rupture implicite, dès lors, avec la musique spectrale qui domine en France durant les années soixante-dix (et développée principalement par Gérard Grisey et Tristan Murail au sein du Groupe L’Itinéraire) en ce que le style de cette dernière pouvait être qualifié « d’harmonique par essence » puisque inféodé au spectre (« accord » ou du moins agrégat vertical) engendré par tel ou tel timbre. Dans l’œuvre de Dusapin, au contraire, et dès la première période, les rapports entre les parties s’organisent surtout par imitations, trahissant davantage un contrepoint atonal fait de « superposition d’horizontalités » qu’une recherche de textures verticales, d’agrégats ou d’accords spécifiques. Il s’agit d’une écriture « engendrée par la ligne » en quelque sorte (comme cela a lieu, par ailleurs, et de façon exemplaire, dans l’hétérophonie). Or, cette ligne génératrice, dans le premier style, est encore empreinte de l’influence de Xenakis, et donc troublée en permanence par des trilles et trémolos violents. Surtout, instrumentale ou non, elle est soumise à une forte contrainte vocale. Voilà pourquoi elle se montre très volontiers conjointe et pour ce faire, emprunte force micro-intervalles (ces derniers ne sont pas employés pour la même raison, donc, que dans la musique spectrale où ils sont le gage d’une précision harmonique absolue quand, chez Dusapin, au contraire, ils servent une imprécision vocale traduisant quelque chant « archaïque » ou du moins « spontané »). Il semble que la ligne « à la manière de Dusapin » traduise une mélopée archaïque, rudimentaire, dont le compositeur, en préalable à la composition, contrôle sans doute les accents avec sa propre voix. Cette vocalité certes « charnelle » fut peut-être le gage des premiers succès de Dusapin. La critique — ou Iannis Xenakis lui-même — qualifiait volontiers sa musique de « sensuelle ».

Sensuelle peut-être, d’essence vocale certainement. C’est ce dernier caractère qui a sans doute naturellement conduit Dusapin, de 1982 jusqu’à nos jours, à composer un nombre conséquent de grandes formes dramatiques, donc vocales (opéras, oratorios, ou encore un « opératorio ») qui ont souvent remporté un succès notable, Niobé (1982), Roméo & Juliette (1985-1988), Medeamaterial (1991), La Melancholia (1991), To be sung (1993), Perelà (2001), Faustus (2003-2004) et Passion, qui sera créé au Festival d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence en 2008. Le caractère vocal/archaïque du premier style (celui de l’oratorio Niobé), en tout état de cause, impose à Dusapin certains choix qui pourront rétrospectivement sembler drastiques : puisqu’il lui faut des instruments capables, pour imiter la voix, de glissando et de micro-intervalles, Dusapin s’interdit ainsi durant de longues années d’écrire pour le piano. Il reconduit donc, dans un premier temps, l’anathème prononcé par Varèse (sa seconde influence majeure) : « oublions le piano ». Dans le premier style, les lignes instrumentales, conjointes voire glissées, écrites en micro-intervalles, volontiers répétitives, permettent ce caractère « incantatoire » que Boulez entendait déjà, d’ailleurs, dans les Intégrales de Varèse.

Le « second style » naît peu avant les années quatre-vingt dix, peut-être au cours de la composition de Roméo & Juliette. Au sein de cet opéra figure un quatuor vocal, Red Rock, qui impose aux quatre chanteurs de se serrer dans la même quinte (do-sol) et d’employer les mêmes quatre degrés (do-ré-fa-sol) pendant une durée conséquente, singulièrement longue à l’échelle musicale. Le second style est ainsi ébauché. Celui-ci, plus économique, dégagé d’un certain maniérisme de jeunesse, mais aussi moins « agité » (privilégiant moins la nuanceforte peut-être), renonce la plupart du temps aux micro-intervalles. Surtout, il privilégie les ambitus drastiquement restreints (de l’ordre d’une quinte) et, évoluant à l’intérieur de ceux-ci, de courtes échelles de ton comportant peu de degrés (disons entre 2 et 5, la moitié environ de ces échelles étant tétratoniques).

La contrainte vocale de la ligne, au-delà de la continuité propre au premier style, s’accuse encore dans le second de par une répétitivité voire un enfermement dans un réduit fréquentiel. Or, la ligne, fait intéressant, s’impose ainsi l’ambitus restreint des premiers chants, voire des intonations de la parole. Voilà ce qu’on pourrait appeler l’« intonationnisme » de Dusapin. L’archétype des quatre degrés serrés dans une quinte rappelle d’ailleurs exactement le modèle de l’intonation proposé par le linguiste Pierre Léon. Durant les deux premières minutes du finale de Celo (1996), le violoncelle solo articule plus de 200 notes dans la quinte (sol#-) et sur l’échelle tétratonique (sol#-si-do-ré). Outre de par de telles petites échelles de ton et des ambitus plus drastiquement restreints encore, le trombone solo de Watt (1994) — peut-être le chef-d’œuvre du compositeur selon plusieurs opinions de compositeurs, œuvre notamment goûtée par Henri Dutilleux — trouve sa vocalité archaïque et peut-être sa « parole » dans l’emploi d’autres procédés spécifiques : sa coulisse permet un glissando « vocal », un « porte-voix » permanent ; certains sons multiphoniques donnent l’impression de vagissements, et semblent atteindre au grain de la voix dont parle Barthes dans son texte éponyme ; la sourdine wa-wa approche la prononciation, semble-t-il, de diphtongues (« oua-oua »). On rencontrait déjà ces intonationnismes instrumentaux flagrants, propres au trombone, dans Indeed (1987), pour trombone solo : de fait, les nombreuses petites pièces de chambre, dont une vingtaine de pièces solistes, apparaissent pour Dusapin — comme pour la plupart des compositeurs, sans doute —, comme autant de laboratoires pour les futures grandes œuvres orchestrales ou dramatiques. La vocalité de Watt trouve enfin son paroxysme quand le soliste, au centre de l’œuvre, selon une technique instrumentale moderne (sans doute initiée par Globokar dans son Fluide en 1967), parvient à chanter à travers son instrument une mélopée archaïque (sur une échelle tétratonique serrée dans une quinte, d’ailleurs, selon l’archétype cher à Dusapin).

En 1990, dans Go, Dusapin inaugure une série de sept « solos pour orchestre ». C’est encore sa voix qui — métaphoriquement — est sans doute la soliste suggérée par le sous-titre, voix « augmentée » par l’orchestre.

C’est dans Go qu’on entend pour la première fois ce tic du langage « modal restreint » de Dusapin et ce qu’on pourrait appeler de petites « échelles Go » à morphologie particulière : composées de quatre degrés serrés souvent dans une quinte — c’est toujours le modèle que nous évoquions plus haut —, mais aussi et surtout échelles comportant un « trou relatif » entre les degrés 2 et 3 (comme par exemple dans l’échelle la-sib*-ré-miou déjà dans l’échelledo-ré-fa-sol* de Red Rock, citée plus haut), cela sans doute pour se démarquer des tétracordes grecs (lesquels cherchent une relative équidistance entre les degrés) employés par la musique tonale – ou disons modale – depuis le Moyen Âge et donc trop connotés.

Ces petites « échelles Go » se déploient de façon caractéristique sous forme de fausse improvisation collective. Comme c’était déjà le cas dans Lontano (1967) ou même Lux aeterna (1966) de Ligeti puis dans le O king extrait de Sinfonia (1968) de Berio, un degré initial est avancé par un pupitre, imité par d’autres pupitres dont certains finissent par hasarder un nouveau degré, eux-mêmes imités, etc., c’est ainsi que l’échelle entière est ainsi peu à peu découverte, au cours de ce qui ressemble à un éveil progressif de l’effectif. On rencontre ce type de fausse improvisation collective dans Coda (1992), puis au début du Quatuor n° 3 (1993), du troisième mouvement de Celo (1996), du Trio Rombach (1997), ou du Sanctus du « requiem » Dona eis (1998).

Second « solo pour orchestre », Extenso (1994) illustre bien comment Dusapin entend organiser ses formes à plus grande échelle. Il commence ici par une fausse improvisation au cours de laquelle l’orchestre semble littéralement « apprendre peu à peu à parler » (tel la « voix balbutiante du compositeur » et bientôt serré dans la petite échelle Go mi-fa-si-do), puis l’ambitus obéit au mouvement d’extension suggéré par le titre, et l’orchestre, on le verra plus bas, semble « apprendre à chanter ». Dans la plupart des œuvres, de tels mouvementsmécaniques, mouvements d’extension, de déformation ou au contraire de réduction, souvent de « freins », en tout cas mouvements de « fortes contraintes extérieures », sont métaphoriquement imposés aux petites échelles initiales, lesquelles évoluent vers d’autres ou explosent, sortes de « discours » et donc de « personnages » malmenés,théâtralisés et pris dans les péripéties dramatiques que représentent ces contraintes. Ces contraintes métaphoriques elles-mêmes sont issues de l’observation d’autres arts. Dusapin s’inspire en permanence de ces derniers (notamment la photographie et l’architecture) ou de formalismes extramusicaux, par exemple mathématiques (les théories fractales de Benoît Mandelbrot ou de la morphogenèse de René Thom le passionnent) ou de dessin industriel, pour transformer ses petites échelles, les libérer de leurs petits ambitus, les enrichir en degrés ou les faire lentement moduler vers d’autres échelles mélodiques également restreintes.

Dans Extenso, disions nous, les 12 premières mesures « parlent », or, à la treizième mesure, « l’improvisation parlée » cesse, les lignes déploient leurs ambitus et apprennent « non plus à parler mais davantage, à chanter ». Dans cette œuvre particulière, elles se rangent même finalement dans un contrepoint « note contre note », une lente homorythmie, au service d’un « chromatisme intégral », c’est-à-dire incombant à chaque partie, on pourrait dire à la manière de Wagner. Au passage, cette homorythmie permet de penser alors chaque accord et donc d’approcher des conceptions musicales plus harmoniques. L’œuvre doit peut-être son succès à cette atmosphère quelque peu néo-romantique. Il y a surtout là ce qui deviendra, à partir des années deux mille, le troisième style du compositeur (ce « troisième style » qui ressemble esthétiquement, sans doute, à un retour) qui vient comme un déploiement « lyrique », après le début atonal « intonationniste ».

Dans l’opéra Perelà (2001), Dusapin généralise, si l’on veut, ce dialogue entre les styles 2 et 3 (disons « parlé » et « chanté »), ces deux derniers articulant la forme de l’œuvre entière. Le second style, de façon particulièrement efficace, vient alors souvent — tout naturellement — avec son instrument de prédilection, héraut de l’intonationnisme mélodique : le trombone (qui apparaît même sur scène). Le style 3, suppliant, se déploie lui aussi avec ses timbres lyriques de prédilection : les cordes, souvent alanguies (et assujetties à des tempi plutôt lents).

Dans l’opéra suivant, Faustus (2003-2004), et déjà dans le Solo pour orchestre n° 5, Exeo (2002), le second style, et avec lui l’intonationnisme, semble avoir été définitivement laissé de côté. Le chant lyrique des cordes, plutôt appesanti, volontiers chromatique, utilisant d’anciennes astuces expressives (notamment de simples frottements de demi-tons) dans un ambitus élargi — « instrumental traditionnel » — règne désormais sans partage.

L’esthétique du second style « intonationniste », style peut-être le plus spécifique au compositeur, renvoie à la métaphore de l’écho, à plusieurs titres. Le terme d’écho, tout d’abord, évoque la voix qu’il peut renvoyer notamment, donc un univers vocal. Puis, c’est cet écho qui gomme les consonnes pour ne restituer que les voyelles, ce qui a lieu dans l’intonationnisme qui restitue les intonations du discours ; l’écho est également ce qui surgit du tréfonds (de la caverne), de même que le second style de Dusapin témoigne du refoulé, du premier langage de l’enfance : l’intonation. L’écho est encore un miroir sonore immédiat, « en temps réel », et ce temps réel est celui de la composition faussement improvisée, celle de ses propres intonations par tout un chacun, celle de son œuvre par Dusapin (dans les débuts de type « éveil orchestral »). L’écho est aussi un phénomène sonore qui progresse dans le sens inverse du son initial, et de même le déterminisme du matériau atonal de Dusapin progresse dans le sens inverse du matériau atonal équivalent dans la musique du XXe siècle : il est « oui » (atonalité en tant que recherche positive et précise du modèle de la voix archaïque « naturellement » atonale) quand le matériau atonal s’est souvent affiché comme éternel « non », au cours du XXe siècle (déjà anti-tonal chez les trois Viennois), il recèle alors un geste et une théâtralité délibérés, assumés dès le départ, et non plus subis, quand la perception d’un geste dans la musique sérielle, ou d’une théâtralité dans la musique spectrale, ne semblait que parasite, à l’arrivée.

Ajoutons pour finir que l’écho renvoie, de l’extrême sophistication esthétique atteinte par la grande musique avec l’atonalisme, un son chargé d’un caractère finalement opposé : archaïque. C’est ainsi que les extrêmes se rejoignent. Ce qu’avaient commencé Stravinsky et Varèse (l’exaltation paradoxalement savante, raffinée, de la crudité et de la violence), est achevé avec Dusapin qui autodidacte, « musicien barbare », reprend ingénument le fil de l’histoire de la musique, ce qui est possible par cette équivalence des extrêmes. Ainsi quand Schoenberg, puis surtout Boulez prospectaient bien au-delà de la tonalité, Dusapin intervient dans l’histoire de la musique au point équivalent, et pourtant opposé, bien en deçà de la tonalité. L’univers de l’art n’apparaît donc pas, comme le prévoyaient les utopies du début du XXe siècle, comme une droite illimitée, la flèche temps, dont l’abstraction pourrait tendre à l’infini, mais comme un univers centré, limité, univers d’équilibre autour de certains invariants. « Au fond l’invariant que l’on retrouve derrière toutes les activités humaines, c’est l’homme lui-même, c’est le mental ». Ajoutons que l’invariant de toutes les activités sonores humaines, c’est la voix. L’écho, agissant comme un filtre, n’a gardé que l’épure simplifiée de la complexité du XXe siècle. Il n’en a restitué que le « résultat » : le son, ignorant les concepts, les « images » préalables de la partition ou des modèles scientistes. Il s’est donc délivré non seulement des logiques visuelles de la partition propres à la musique sérielle, mais aussi du scientisme parfois « anesthésiant » des musiques spectrale et post-spectrale. Il semble confirmer la supposition de Danielle Cohen-Lévinas : « L’histoire de la musique pourrait être […] l’histoire d’une écriture qui emprunte à la voix son souffle vital ».

© Ircam-Centre Pompidou, 2008


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