Pour l'appréhension de la forme musicale, on ne cherchera pas un argument qui permette de suivre l'action. Si la chronologie des événements est respectée pour la soliste, le groupe vocal commente, raconte, devance l'action ou même prophétise. Il est aussi le prolongement vocal de Niobé, reprenant ou amplifiant certaines parties de son texte et se prête donc aux expressions les plus contradictoires.
Pascal Dusapin
Les textes latins, tirés d'éditions des XVIIe et XVIIIe siècles, empruntent aux Métamorphoses d'Ovide, à la Sixième Satire de Juvénal, au troisième acte d'Oedipe et au premier acte d'Hercule de Sénèque, à l'épitaphe de Niobé d'Ausone et à la Vingtième Elégie de Properce, l'histoire de Niobé, fille de Tantale et sœur de Pélops.
Pour avoir méprisé la déesse Latone qui n'avait que deux enfants, pour avoir défié les dieux en s'opposant au culte de la mère d'Apollon et de Diane, Niobé, épouse du musicien Amphion, vit périr ses sept fils et ses sept filles. Assise immobile auprès de leurs corps, pétrifiée de douleur, elle se métamorphose en rocher qu'un tourbillon de vent entraîne en Lydie, et le rocher de Sypile continue de répandre ses larmes.
Ecrite à Rome, à l'initiative d'Alain Bancquart, la partition de Pascal Dusapin, datée du 29 mai au 11 décembre 1982, trouve dans le carré des Niobides, à proximité de la villa Borghese, l'origine d'un personnage dont les auteurs grecs et latins ne parlent que par métaphore, « comme s'ils avaient peur d'écrire sur cette femme orgueilleuse certes, mais probablement très athée, voire matérialiste ». Vents et voix engendrent une musique aux aspérités d'une Antiquité allégorique, qui exclut tout vibrato « au profit d'une intonation la plus exacte possible et d'un son vocal âpre, rauque et intense même dans les pianissimi ».
Pré-opéra, opéra de chambre, théâtre musical ou esprit d'un oratorio à la dense polyphonie de micro-intervalles et de glissandi, à la « solitude instrumentale » d'une orchestration mise à nu dans le souffle même de ses vents, l'œuvre s'articule linéairement autour du texte : après un chœur de femmes, un premier monologue de Niobé, puis un bref interlude confié au contrebasson, à la trompette et aux trombones ; un choeur d'hommes puis de femmes précède un deuxième monologue de Niobé, puis un chœur de transition qui se fige dans un immense silence ; un troisième monologue de Niobé s'abîme dans l'entrée successive du ténor solo et du chœur, dans l'étouffante solitude de la métamorphose ultime, d'une voix blanche, « complètement détimbrée et sans expression », « dans une intensité de plus en plus étouffée jusqu'à une voix d'enfant ».
Laurent Feneyrou, notice du concert Ensemble intercontemporain/Groupe Vocal de France, 10 janvier 1994.