« Il faut faire attention Ă ne pas Ă©crire posĂ©ment et simplement la loi, mais Ă se mettre en mouvement autour de la loi. Les dĂ©viations de la norme rigoureuse sont des mouvements que lâon ressent : mouvements de dimension cinĂ©matique, temps, mouvements de la modification de lieu, Ă©changes de lâintĂ©rieur et de lâextĂ©rieur » (Paul Klee 1).
Michael Jarrell appartient Ă une gĂ©nĂ©ration de compositeurs dont le projet esthĂ©tique tend, sinon Ă une synthĂšse, du moins Ă une tentative de collusion consciente de lâĂ©criture combinatoire sĂ©rielle et post-sĂ©rielle hĂ©ritĂ©e du mouvement europĂ©en des annĂ©es 1950, de la musique de lâĂ©cole spectrale française avec ses notions de tension et de dĂ©tente non rĂ©solues, sa conception du temps musical, pĂ©riodique, dynamique, statique ou lisse, telle quâelle a Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©e par GĂ©rard Grisey et Tristan Murail, et surtout dâune recherche sur le geste instrumental, sur lâorganisation du timbre et sur la forme quâun timbre peut imprimer Ă une Ćuvre.
Sources musicales
AprĂšs avoir Ă©tudiĂ© lâĂ©criture avec Eric Gaudibert au Conservatoire populaire de musique de GenĂšve, et aprĂšs un stage aux Etats-Unis, Ă Tanglewood (Massachusetts), Michael Jarrell devient lâĂ©lĂšve de Klaus Huber Ă la Staatliche Hochschule fĂŒr Musik de Freiburg im Breisgau : « Jâavais lâimpression quâil ne voyait que les problĂšmes, essayant de susciter une rĂ©action et, si possible, une rĂ©ponse. Je lui dois tout, notamment de mâavoir enseignĂ© un mĂ©tier. Composer comme un artisan. La philosophie de Klaus Huber repose sur une connaissance prĂ©cise nourrie dâune profonde humanitĂ© », dĂ©clare Jarrell dans un entretien de 1992 2.
Suisse, Etats-Unis, Allemagne, France, Italie, Autriche⊠Si, comme Klaus Huber, Jarrell remarque, dans la Suisse dâOthmar Schoeck, lâabsence dâune culture musicale profonde qui sâinvestit le plus souvent en Allemagne, les catĂ©gories de la musique allemande et de la musique française sâimmiscent non pas dans la composition dâune musique nationaliste mais dans la prise en compte de la division des perceptions musicales. Et Jarrell de rapporter la fortune dâEco (1986) en Allemagne, celle de Modifications (1987) en France, et celle de Trei II (1982-1983) aux Pays-BasâŠ
Ces catĂ©gories sont toutefois dĂ©passĂ©es par lâĂ©clatement gĂ©ographique caractĂ©ristique de ces annĂ©es de formation et qui tĂ©moigne de la variĂ©tĂ© latente des sources dâinspirations possibles : les romantiques allemands, Schubert et Schumann, avec leur fragmentation du matĂ©riau mĂ©lodique et harmonique, Ă©cho des poĂšmes de Hölderlin Ă©tudiĂ©s Ă Freiburg ; lâĂ©cole française â Debussy autant que Ravel â, oĂč la couleur harmonique devient couleur et philosophie du son, oĂč la forme se crĂ©e Ă partir dâun micro-Ă©lĂ©ment, et oĂč le beau est entitĂ© objective, idĂ©al projetĂ© hors de la personnalitĂ© du compositeur ; Stravinsky pour le potentiel et lâefficacitĂ© de la rythmique du Sacre du printemps, et pour la richesse de son langage ; lâexpressionnisme allemand, de Berg Ă Zimmermann, de Wozzeck aux Soldats, partitions de rĂ©fĂ©rence qui ont su renouveler le langage Ă travers les formes musicales hĂ©ritĂ©es de lâhistoire de la musique, qui ont su lier expressivitĂ© Ă©motionnelle et rigueur de la construction.
Devant lâimage
Soulignant lâhumilitĂ© qui doit ĂȘtre celle du compositeur face Ă la tĂ©nuitĂ© de son influence, la musique de Jarrell sâenrichit de son attirance pour la peinture et la sculpture. OĂč les noms de Beuys, Giacometti, Klee, Pollock, Tinguely⊠constituent le tissu rĂ©fĂ©rentiel dâun compositeur qui a Ă©tudiĂ© ces disciplines, et qui a longtemps hĂ©sitĂ© entre les arts plastiques et la musique avant de privilĂ©gier la discipline et les contraintes de lâartisanat musical : « Avec la peinture, je me sentais dans un cocon. Or jâĂ©prouvais le besoin de me retrouver dans un carcan qui me renverrait Ă moi-mĂȘme, qui me forcerait Ă rĂ©agir, oĂč je pourrais prendre position », dit Jarrell3. « Jâai toujours plus tenu aux images quâaux mots, câest Ă©trange et en contradiction avec ma vocation. Tout sâachĂšvera sur une image, pas sur un mot. Les mots meurent avant les images », rĂ©pond sa Cassandre. LâintĂ©rĂȘt au fait graphique rĂ©sonne alors dans lâintensitĂ© de la couleur et des images quâelle suscite, dans ce que le graphisme mĂȘme de la partition rĂšgle de la rĂ©partition des voix et de leur relations.
Si certaines Ćuvres de Jarrell ont pu sâinspirer explicitement de la peinture de façon ponctuelle, il est surtout une rĂ©fĂ©rence, ou plutĂŽt une problĂ©matique picturale, que Jarrell a dĂ©veloppĂ©e Ă lâĂ©chelle de nombreuses partitions, câest celle de lâesquisse : « En peinture, lâesquisse est une Ă©tape tout Ă fait naturelle oĂč lâartiste tente de cerner un problĂšme. Un peintre comme Picasso a rĂ©alisĂ© deux cent cinquante esquisses sur VelĂĄzquez, comme une sĂ©rie oĂč chaque tentative dĂ©tient une valeur en soi tout en signifiant une globalitĂ©. (âŠ) Je considĂšre la sĂ©rie des Assonances, ce que jâappelle âmes cahiers dâesquissesâ, comme un droit : celui de me concentrer sur une idĂ©e et de mây sentir libre 4. »
Ce nâest pas que les musiciens nâesquissent pas : en tĂ©moignent notoirement les nombreux carnets de Beethoven ainsi que les abondants documents de travail de diffĂ©rents compositeurs du XXe siĂšcle rassemblĂ©s Ă la Fondation Paul Sacher Ă BĂąle, ou dans dâautres institutions de conservation et de diffusion publique de ce type dâarchive. Or câest justement le statut public et exposable de lâesquisse picturale (considĂ©rĂ©e comme potentiellement publique, pour ainsi dire, dĂšs le moment de sa rĂ©alisation par lâartiste) qui la caractĂ©rise en propre depuis le XIXe siĂšcle et qui la diffĂ©rencie notablement de lâesquisse musicale, relevant du domaine privĂ© du compositeur (jusquâau moment de son Ă©ventuelle mise Ă disposition des chercheurs, longtemps aprĂšs quâelle aura Ă©tĂ© pĂ©rimĂ©e par lâĆuvre). En mettant le doigt sur une façon de âfaire Ćuvreâ qui nâavait pas Ă©tĂ© beaucoup dĂ©veloppĂ©e en musique (si ce nâest peut-ĂȘtre Ă travers les Sequenze de Berio ou certaines formes Ă©voluĂ©es de thĂšme & variations), Jarrell a dĂ©fini une maniĂšre toute personnelle de travailler lâ« idĂ©e musicale », bien loin de la gĂ©nĂ©alogie schoenbergienne et de sa technique de « variation dĂ©veloppante ». DâAssonance (1983, pour clarinette solo) Ă Assonance IX (2000, pour clarinette et orchestre) qui clĂŽt â provisoirement ? â le cycle, Jarrell aura ainsi âesquissĂ©â en public de nombreuses pistes musicales quâil se sera laissĂ© la libertĂ© dâapprofondir dans dâautres Ćuvres ou au contraire de dĂ©laisser. Et il lâaura fait Ă travers toutes sortes de configurations instrumentales parfois uniques en leur genre : alto, tuba et Ă©lectronique pour Assonance IV, octuor pour Assonance VI, flĂ»te basse/contrebasse amplifiĂ©e et 4 percussions pour Assonance VIII, âŠ
Vers la scĂšne
Attirance pour la littĂ©rature, celle de Butor, Duras, Robbe-Grillet, du Perec de La Vie mode dâemploi, mais aussi de DostoĂŻevski, Kawabata, ShakespeareâŠ, privilĂ©giant ainsi les oeuvres Ă plusieurs niveaux de lecture : oĂč lâĆuvre musicale devient la trace dâune lecture, sa mĂ©moire. Attirance pour les voix philosophiques singuliĂšres de LĂ©onard de Vinci, peintre, physicien et naturaliste, ou du poĂšme de ParmĂ©nide mis en musique dans âŠcar le pensĂ© et lâĂȘtre sont une mĂȘme chose⊠(2002) pour six voix5 â dans la lignĂ©e esthĂ©tique de Klaus Huber. Attirance pour la dimension thĂ©Ăątrale, avec, sur un livret de Michel Beretti, lâopĂ©ra de chambre DĂ©rives (1980-1985), neuf sĂ©quences revisitant le mythe de Don Juan, et Lysistrata (1985), musique de scĂšne pour trois percussions pour Lysistrata dâAristophane. Attirance pour la danse, pour la concentration du rythme du corps chez Dana Reitz, pour lâĂąpretĂ© de Reinhild Hoffmann ou de Pina Bausch, qui se manifeste avec Der Schatten, das Band, das uns an die Erde bindet (1989) [Lâombre, cette bande qui nous relie Ă la terre], crĂ©Ă© Ă Salzbourg dans une chorĂ©graphie dâEtienne Frey, avec Harold et Maud (1991), crĂ©Ă© Ă Lausanne dans une chorĂ©graphie du mĂȘme Etienne Frey, et indirectement avec Essaims-cribles (1987-1988), conçu comme un « ballet de chambre » pouvant ĂȘtre jouĂ© sans rĂ©alisation scĂ©nique.
Avec Cassandre (1993-4) puis GalilĂ©e (2005), Jarrell sâest confrontĂ© de plus en plus directement Ă la scĂšne et au genre de lâopĂ©ra. Ayant dâabord envisagĂ© dâĂ©crire, dâaprĂšs le livre de Christa Wolf Kassandra (1983), un opĂ©ra de chambre, Jarrell a finalement conçu un monodrame pour rĂ©citante et ensemble instrumental, renonçant de fait Ă la voix chantĂ©e mais intensifiant la force littĂ©raire du drame. « Avec ce rĂ©cit, je descends dans la mort » annonce Cassandre Ă haute et intelligible voix avant de reconstituer, bribe par bribe, selon les mĂ©andres logiques et affectifs dâune conscience meurtrie, son point de vue sur la guerre de Troie et la genĂšse de sa mise Ă lâĂ©cart. Le rapprochement sâimpose avec Erwartung de Schoenberg, composĂ© Ă lâorĂ©e du XXe siĂšcle, Ă©galement centrĂ© sur lâattente dâune femme, exprimant ses sentiments et impressions instant aprĂšs instant et selon des associations libres. A quoi sâajoute un prĂ©cĂ©dent chez Jarrell, dans DĂ©rives : alors que les personnages entourant D. J. [Don Juan] attendent quâil reprenne son rĂŽle de chanteur dâopĂ©ra, ce dernier nây parvient pas et reste confinĂ© Ă la voix parlĂ©e. Ici comme dans Cassandre se manifeste un postulat implicite : chanter sur scĂšne ne va pas de soi, il y faut une profonde signification dramatique, de sorte que le chant (et, avec lui, le genre opĂ©ra) apparaĂźt ici comme un point dâarrivĂ©e plutĂŽt quâune donnĂ©e de dĂ©part. Cette idĂ©e se retrouve, une dizaine dâannĂ©es aprĂšs Cassandre, dans lâopĂ©ra Ă©crit par Jarrell Ă partir de La vie de GalilĂ©e (1938-1955) de Bertolt Brecht. AgĂ© dâune quarantaine dâannĂ©es dans la situation initiale (1609), le personnage de GalilĂ©e est progressivement privĂ© de sa voix chantĂ©e Ă mesure quâil traverse lâĂ©preuve des controverses publiques et des procĂšs en Inquisition, jusquâĂ assumer une voix parlĂ©e Ă partir de son abjuration en 1633. Cette mĂȘme distinction parlĂ©/chantĂ© sert Ă construire la trajectoire symĂ©trique du jeune servant de GalilĂ©e, Andrea Sarti. Prenant conscience de sa vocation de savant au fil de scĂšnes de la vie quotidienne chez GalilĂ©e, câest ce dernier, devenu adulte, qui viendra rendre visite au vieillard en rĂ©sidence surveillĂ©e Ă perpĂ©tuitĂ©, afin dâen exfiltrer ses derniers manuscrits ; personnage secondaire au dĂ©but, parlando, il accĂšde au chant dans cette scĂšne finale.
Déviations, dérivations, fragments
La musique de Jarrell procĂšde dâune recherche de la diffĂ©renciation continue du matĂ©riau : les notes sont tenues, monnayĂ©es, rĂ©pĂ©tĂ©es, Ă©lidĂ©es parfois ; les cellules minimales de deux ou trois notes se dĂ©clinent Ă lâinfini en trilles, trĂ©molos, appogiatures, figurations rapides, signaux, dĂ©sinences qui apparaissent comme une ornementation structurelle, ou plus exactement, comme une « mĂ©diation entre la note tenue et le dĂ©placement mĂ©lodique minimal »6, comme une figuration du toujours prĂ©sent, mais sans cesse modulĂ©, reformulĂ©, toujours pris dans une diffĂ©rance. Ce travail de micro-dĂ©rivation engendre des formes procĂ©dant par mĂ©andres et ellipses, dynamiques insaisissables Ă la premiĂšre Ă©coute malgrĂ© les bĂ©ances et surgissements quâelle engendre, prĂ©cisĂ©ment parce que ces derniers constituent moins des repĂšres que des leurres pour celui qui sâacharnerait Ă distinguer le figural de son fond.
Ćuvre aprĂšs Ćuvre, cette dĂ©marche, concrĂ©tisĂ©e dans son activitĂ© crĂ©atrice par des opĂ©rations de composition subtiles, multiples et contraignantes (qui nous sont connues par plusieurs textes analytiques sur Trei II, Congruences et Rhizomes7), aura donnĂ© corps Ă une poĂ©tique de la dĂ©viation, parfois de la transgression. In te, anime meus, tempora metior (1982), pour trio Ă cordes, juxtapose gestes instrumentaux violemment expressifs et passages intensĂ©ment fragiles, avec ces ruptures caractĂ©ristiques du compositeur. Trei II (1982-3), pour soprano et cinq instruments (formation instrumentale du Pierrot lunaire de Schoenberg), sâattache, comme son nom lâindique, au phĂ©nomĂšne du dĂ©triplement, sur le plan des diffĂ©rents tempi juxtaposĂ©s et par lâemploi de textes français (François Le Lionnais), allemand (Konrad Bayer) et anglais (Ronald D. Laing). Trace-Ecart (1984) pour soprano, contralto, percussion et double ensemble de huit instruments est basĂ©e sur un diptyque (Trace et Ecart, poĂšmes de JoĂ«l Pasquier) dont le palindrome aussi bien sĂ©mantique que structurel est symbolisĂ© par la disposition symĂ©trique des deux ensembles sur scĂšne, une disposition qui veut donner corps Ă cette exigence du double dans une esthĂ©tique du tuilage. InstantanĂ©s (1985-6), pour grand orchestre, est divisĂ© en sept fragments dâune durĂ©e webernienne qui, par leur multiplication et par la discontinuitĂ© sĂ©quentielle quâils impliquent, veulent affiner notre perception de la matiĂšre sonore, du continu. Modifications (1987), pour piano et six instruments, consiste en six parties rĂ©sonantes ou percussives, « fait directement allusion au roman de Butor » dont il reprend certains principes : « modifications des diffĂ©rents temps, modifications dâune situation en rapport avec une constante, modification de celle-ci, modification de lâitinĂ©raire mĂȘme du soliste dont lâĂ©criture se transforme peu Ă peu afin de rejoindre celle de lâensemble »8. CaractĂ©ristique de lâĆuvre de Jarrell, lâĂ©criture fragmentaire, qui est aussi celle de Huber ou de Nono, devient titre, manifeste, avec Formes-Fragments (1987) â puis Formes-Fragments II (1990) et IIb (1999) â ou encore Zeitfragmente pour quatuor (1997).
Un certain apaisement apparaĂźt dans diffĂ©rentes Ćuvres aprĂšs Cassandre en mĂȘme temps quâune volontĂ© de retrouver des Ă©lĂ©ments de hiĂ©rarchisation harmonique et dâintĂ©gration formelle jusquâalors peu thĂ©matisĂ©s dans le travail de Jarrell. En tĂ©moigne exemplairement Music for a While pour ensemble (1995), qui se base sur un accord de rĂ©fĂ©rence (« accord-mĂšre », selon la terminologie du compositeur) composĂ© de quintes justes sĂ©parĂ©es par un frottement dâun demi-ton et pouvant ĂȘtre dĂ©composĂ© en plusieurs sous-ensembles susceptibles dâune rĂ©solution spĂ©cifique. En explorant les possibles ouverts par cette structuration harmonique, Jarrell cherche un mode de diffĂ©renciation harmonique et formelle de son matĂ©riau qui ne se fonde pas sur des effets de contraste ou des oppositions distinctives, mais plutĂŽt sur des effets de contextualisation multiple Ă la façon de lâ« accord-mĂšre » de Jeux de Debussy â analysĂ© par Jarrell comme un ensemble de sept hauteurs pouvant connoter diverses tonalitĂ©s et fonctions, selon le nombre de notes rĂ©elles retenues et selon lâorchestration adoptĂ©e en diffĂ©rents moments de cette Ćuvre. Sorte dâart poĂ©tique (dĂšs son titre, repris Ă Purcell), Music for a While manifeste, jusque dans la forme et lâharmonie, et de part en part, cette « diffĂ©renciation continue du matĂ©riau » par laquelle nous avons introduit plus haut la pratique jarrellienne de la composition. La partition en fournit du reste une traduction verbale Ă©loquente, Ă travers lâindication qui accompagne, dans la partition dâorchestre, un des passages les plus statiques et ouatĂ©s, dĂ©bouchant sur les derniĂšres pages de lâĆuvre : « (comme du sable mouvant) ». Avant ce point, le matĂ©riau a mĂȘme connu son point dâimmobilisation, en une section oĂč le piano « lĂ©gĂšrement en dehors, sempre legato » a Ă©grenĂ©, Ă vitesse constante puis en ralentissant progressivement, un faisceau de notes rĂ©parties entre le registre mĂ©dian et les deux registres symĂ©triques, chaque note Ă©tant imperceptiblement accompagnĂ©e, colorĂ©e, par un instrument Ă lâunisson qui la maintient Ă la façon dâun gel, ou rĂ©verbĂ©ration infinie. Comme lâa Ă©crit Philippe AlbĂšra : « En renonçant Ă une dramaturgie de la progression, de la tension portĂ©e Ă son paroxysme, la musique de Jarrell renonce Ă changer le cours des choses ; elle se laisse aimanter par ce qui la pĂ©trifie et se cogne sans cesse Ă ses propres limites »9. On pourra entendre nombre de ses Ćuvres dans cette perspective, notamment les opus solistes pour harpe, percussion, piano ou cordes, dĂ©pouillĂ©s de toute la virtuositĂ© Ă laquelle on sâattendrait dans ce cadre â un dĂ©pouillement qui va souvent de pair avec la focalisation sur une « note-mĂšre », substitut radical Ă la modalitĂ©. Et avec âŠmore leaves⊠(2000) pour alto accompagnĂ© dâun effectif intermĂ©diaire entre musique de chambre et ensemble, lâamplification/recontextualisation de la partie dâalto (commune au concerto From the Leaves of Shadow, 1991, et Ă la piĂšce soliste âŠsome leaves IIâŠ, 1998) est rĂ©alisĂ©e dans lâĂ©criture essentiellement par une instrumentation de la note-mĂšre. Cette note, un rĂ©, est sans cesse diffractĂ©e par les cinq instruments et lâĂ©lectronique, en un Ă©cho « nostalgique » non seulement au concerto dâorigine10, mais aussi Ă la conscience dĂ©sespĂ©rĂ©e autant que pieuse du dernier Zimmermann, celui de Stille und Umkehr (1970), « esquisses orchestrales » sur la note rĂ©.
LâĆuvre-rhizome ?
On a souvent parlé, en référence à la notion avancée par Deleuze & Guattari, de « rhizome » au sujet de la musique de Jarrell.
« RĂ©sumons les caractĂšres principaux dâun rhizome : Ă la diffĂ©rence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nĂ©cessairement Ă des traits de mĂȘme nature, il met en jeu des rĂ©gimes de signes trĂšs diffĂ©rents et mĂȘme des Ă©tats de non-signes. Le rhizome ne se laisse ramener ni Ă lâUn ni au multiple. (âŠ) Il nâa pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et dĂ©borde. (âŠ) A lâopposĂ© dâune structure qui se dĂ©finit par un ensemble de points et de positions, de rapports binaires entre ces points et de relations biunivoques entre ces positions, le rhizome nâest fait que de lignes : lignes de segmentaritĂ©, de stratification, comme dimensions, mais aussi ligne de fuite ou de dĂ©territorialisation comme dimension maximale dâaprĂšs laquelle, en la suivant, la multiplicitĂ© se mĂ©tamorphose en changeant de nature »11. Ces propriĂ©tĂ©s caractĂ©risent certainement quelque chose des Ćuvres de Jarrell, de leur insaisissabilitĂ© selon les catĂ©gories poĂ©tiques hĂ©ritĂ©es de lâorganicisme tonal et sĂ©riel, de leur stratification mouvante, ou encore de leur frĂ©quent refus de clĂŽturer lâĆuvre â manifeste dans les fins presque indĂ©finies, morendo, de Droben Schmettert ein greller stein (2001), Zeitfragmente (1997) ou bien sĂ»r Rhizome (1993) avec leurs sĂ©quences en mouvement perpĂ©tuel Ă©grenĂ©es par les interprĂštes en diminuant et/ou ralentissant jusquâĂ extinction du son et du geste.
Mais la rĂ©fĂ©rence au rhizome devait porter aussi bien sur les techniques de composition de Jarrell, et sur ce point on notera une contradiction entre cette Ă©tiquette deleuzienne et ce que nous indique le compositeur, de son cĂŽtĂ©, en un vocabulaire de la gĂ©nĂ©alogie et de lâarbre auquel sâopposaient prĂ©cisĂ©ment Deleuze & Guattari : « Lorsque je compose, je suis systĂ©matiquement confrontĂ© Ă des choix qui affectent la succession immĂ©diate des Ă©vĂ©nements ou le dĂ©cours de la forme : une fois un chemin choisi, on ne peut revenir en arriĂšre. En ce sens, la composition ressemble Ă un systĂšme arborescent : un motif, une âGestaltâ peuvent se dĂ©velopper de diffĂ©rentes façons. Certains Ă©lĂ©ments dâune Ćuvre peuvent servir de germe Ă une autre Ćuvre »12. Plus quâaucun autre compositeur de sa gĂ©nĂ©ration, Jarrell prĂ©sente effectivement chaque nouvelle partition dans sa relation de greffe, de bouture, de dĂ©veloppement dâautres partitions, selon diffĂ©rentes modalitĂ©s : la sĂ©rie (Assonances), la transcription (de Trois Ă©tudes de Debussy pour orchestre), et surtout la rĂ©criture partielle, gĂ©nĂ©ralement dans le sens dâune rĂ©Ă©laboration amplificatrice â telle, pour nâen prendre que lâun des exemples rĂ©cents, Sillages (Congruences II) pour flĂ»te, hautbois, clarinette et orchestre (2005), dâaprĂšs Congruences pour flĂ»te, hautbois et orchestre (1991), dâaprĂšs Congruences pour flĂ»te MIDI, hautbois et orchestre (1988). On est bien loin ici de la « mĂ©moire courte » du rhizome deleuzien, mĂȘme si la dĂ©multiplication sans cesse de ces interrelations entre partitions transforme peut-ĂȘtre la prolifĂ©ration en oubli.
Commentant certains des apparentements entre les premiĂšres Ćuvres de Jarrell qui assumaient cette esthĂ©tique de la reprise (alors en rĂ©fĂ©rence Ă la libertĂ© du « cahier dâesquisse »), Szendy Ă©crit : « dâ*Essaims-Cribles* Ă Assonance II, on peut tenter [de] suivre le tracĂ© (âŠ). Exercice difficile, qui demande dâavancer tout en reculant, de se prĂȘter Ă un va-et-vient (ce nâest donc pas exactement un chemin, bien quâil parle parfois de ses Assonances comme des Chemins de Berio). Ainsi, câest Assonance I qui mĂšne Ă Essaims-Cribles, câest Assonance I qui y prolifĂšre : logique de lâessaim, de la ruche. Mais ensuite, il prĂ©lĂšve ; il enlĂšve lâensemble instrumental, pour quâil ne reste que la partie soliste, que la clarinette basse : logique du retrait, de la machine Ă Ă©crire oĂč lâautre main retire. Et ce qui reste, cette fois, câest Assonance II (âŠ), oĂč ĂCRIRE, CâEST TOUJOURS REĂCRIRE »13. On lâaura compris, tout ceci dessine un rĂ©seau qui ne se peut concevoir autrement que comme produit dâune Ă©criture musicale, et pour lequel la rĂ©fĂ©rence graphique/plastique, souvent invoquĂ©e, au travail dâesquisse ou Ă la sĂ©rie peut finalement sâavĂ©rer trompeuse, lorsquâelle laisse croire soit Ă un inachĂšvement suggestif du trait, soit Ă la possibilitĂ© dâune mise en sĂ©rie de variantes, deux phĂ©nomĂšnes Ă©trangers Ă lâĆuvre de Jarrell.
Reste que lâauditeur y rencontrera certainement un enjeu crucial de la « diffĂ©rence des arts »14, Ă savoir celui de la temporalisation. Profondeur des multiples niveaux de lectures, insaisissabilitĂ© formelle, complexitĂ© du rĂ©seau souterrain entrecroisant les Ćuvres⊠les arborescences et dĂ©chirements jarrelliens, par leur Ă©criture, nous donnent un accĂšs bel et bien musical Ă ce que Klee, pourtant, croyait ĂȘtre le propre de la chose plastique, dans sa diffĂ©rence avec la musique : « LâĆuvre musicale a (âŠ) lâinconvĂ©nient de provoquer la lassitude par le retour rĂ©gulier des mĂȘmes impressions. LâĆuvre plastique prĂ©sente pour le profane lâinconvĂ©nient de ne savoir oĂč commencer, mais, pour lâamateur averti, lâavantage de pouvoir abondamment varier lâordre de lecture et de prendre ainsi conscience de la multiplicitĂ© de ses significations »15.
[Ce texte est une rĂ©vision et une mise Ă jour, par Nicolas Donin en 2007, dâun texte original rĂ©digĂ© par Laurent Feneyrou en 1993 : « TracĂ© dâune Ćuvre », in livret du disque monographique Michael Jarrell AD 690, EIC-Ircam-AdĂšs, 1994, p. 5-21.]
- Paul Klee, La pensée créatrice, Paris, Dessain et Toira, 1973, p. 324, Christoph Steiner (« Un certain frémissement bleu : Assonance V de Michael Jarrell », Dissonance, n° 57, 1998) signale la présence de cette citation (admirée par Jarrell) dans plusieurs textes de Bernd Alois Zimmermann.
- Entretien avec Danielle Cohen-LĂ©vinas citĂ© dans Les Cahiers de lâIrcam, sĂ©rie âCompositeurs dâAujourdâhuiâ n° 1, Paris, Ircam-Centre Pompidou, 1992, p. 20.
- Ibid., p. 9.
- Ibid., p. 11. Il prĂ©cise : « Dans le cas de Picasso/VelĂĄzquez, peut-on encore parler dâesquisse ? (âŠ) Esquisse, en peinture, sous-entend (âŠ) des travaux prĂ©paratoires ou des Ă©tudes. Le mot sĂ©rie convient davantage » (p.12).
- Et dans Denn dasselbe ist Erkennen und sein (1999) pour 6 voix solistes et ensemble.
- Peter Szendy, « Congruences », in ibid., p. 54.
- Voir : Francis Courtot et Michael Jarrell, « Lâutilisation de la CAO dans Congruences », Paris, Ircam, sĂ©rie Cahier dâanalyse crĂ©ation et technologie Documentation musicale, 1990 ; Peter Szendy, « De Trei Ă Rhizomes. Manuscrits inĂ©dits prĂ©sentĂ©s par [Peter Szendy] », Genesis. Manuscrits â recherche â invention, n° 4, 1993, pp. 159-187 ; ainsi que les articles de Cohen-LĂ©vinas et Szendy dans les Cahiers de lâIrcam, op. cit.
- Notice de prĂ©sentation de lâĆuvre par Jarrell dans le disque monographique que lui a consacrĂ© lâensemble Contrechamps (CD GMS 8803).
- Philippe AlbĂšra, « Portrait du compositeur en artiste de son temps » in GalilĂ©e [de] Michael Jarrell : opĂ©ra en douze scĂšnes. Livret du compositeur dâaprĂšs La Vie de GalilĂ©e de Bertolt Brecht, saison 2005-2006 : Grand ThĂ©Ăątre de GenĂšve, GenĂšve, Grand thĂ©Ăątre de GenĂšve, 2005, p. 28.
- La notice de lâĆuvre prĂ©cise : « More Leaves se fait le dĂ©calque parfois exact du concerto originel, avec une opposition des registres extrĂȘme aigu (brillant) et grave (plutĂŽt mat), mais intĂšgre aussi la distance nostalgique qui lâen sĂ©pare, caractĂ©risĂ©e par une Ă©criture nouvelle nettement plus intimiste ».
- Gilles Deleuze & FĂ©lix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 31-32. Deleuze et Guattari caractĂ©risent le rhizome par les six principes « de connexion et dâhĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© », de « multiplicitĂ© », de « rupture asignifiante », enfin de « cartographie et dĂ©calcomanie » (p. 13 sq).
- Livret du CD GMS 8803 (cf. note 8). Deleuze & Guattari Ă©crivaient quant Ă eux : « Le rhizome est une anti-gĂ©nĂ©alogie. Câest une mĂ©moire courte, ou un antimĂ©moire. Le rhizome procĂšde par variation, expansion conquĂȘte, capture, piqĂ»re » (op. cit., p. 32).
- Peter Szendy, notice du disque monographique Jarrell de la Communauté de travail pour la diffusion de la musique suisse (Grammont Portrait, CD CTS-P 44), p. 6.
- Voir notamment Theodor W. Adorno, Lâart et les arts, Paris, DesclĂ©e de Brouwer, 2002, et Jean Lauxerois et Peter Szendy (eds.), De la diffĂ©rence des arts, Paris, Ircam-LâHarmattan, 1998.
- Paul Klee, « Credo du crĂ©ateur » [1920], ThĂ©orie de lâart moderne, DenoĂ«l/Gonthier, GenĂšve, 1971, p. 38-39.