Parcours de l' oeuvre de Magnus Lindberg

par Julian Anderson, Maxime Joos

Magnus Lindberg a fait irruption sur la scène internationale de la musique contemporaine au début des années quatre-vingt, avec un ensemble de pièces audacieuses et énergiques, synthétisant brillamment des techniques et des genres aussi divers que le sérialisme total, la musique aléatoire et la musique concrète, la spontanéité du free-jazz combinée à l’énergie rythmique de la musique rock. Avec des œuvres telles que Action-situation-signification (1982) inspirée du livre Elias Canetti Masse et Puissance, Tendenza (datant de la même année) avec ses masses sonores détonantes et tumultueuses, et, avant tout, la grande pièce concertante Kraft (1983-1985) pour sept solistes et grand orchestre, il était clair qu’un souffle musical frais et revivifiant venait d’arriver, apportant avec lui une réserve apparemment inépuisable d’idées fortes et marquantes.

Lindberg a fait ses études en Finlande à l’Académie Sibelius avec Paavo Heininen, le compositeur finlandais de l’ancienne génération le plus directement ouvert à l’expérimentation et à l’innovation. Heininen a encouragé l’intérêt de Lindberg pour les récentes orientations européennes et lui a fourni cet environnement propice à la liberté créatrice dont a également bénéficié toute une génération de compositeurs féconds comme Kaija Saariaho, Esa-Pekka Salonen et Jouni Kaipainen. Certains d’entre eux fondèrent en 1977 l’association Korvat auki (que l’on pourrait approximativement traduire par le mot d’esprit de Cage : “Happy New Ears !”) qui initia de nombreux concerts et séminaires de musique contemporaine, et qui offrit un lieu de rencontre salutaire aux compositeurs instrumentistes et musicologues. C’est dans ce contexte que Lindberg composa ses premières œuvres qui témoignaient déjà d’un goût pour l’extrême, le spontané, voire le bizarre.

En 1980, Lindberg et Esa-Pekka Salonen, en association avec les instrumentistes parmi les plus doués de leur génération – comme Kari Kriikku et Anssi Karttunen –, fondèrent le groupe d’improvisation Toimii (qui signifie tout simplement « Ça marche ! »), inspiré en partie par la visite en Finlande, l’année précédente, du groupe de Vinko Globokar, le New Phonic Art. Le but de Lindberg était de « créer un laboratoire où compositeurs et instrumentistes pourraient travailler ensemble à de nouveaux moyens d’expression musicale », grâce à la fois à une expérimentation précise et patiente et à un véritable travail sur l’improvisation en concert. Dans le cas de Lindberg, les résultats les plus évidents se traduisirent par une collaboration très étroite avec les solistes précédemment cités, ainsi que par l’apparition de cette musique virtuose pour ensemble que l’on découvre dans Action-situation-signification et Kraft ; dans ces œuvres, son intérêt pour les extrêmes graphiques et gestuels et la pure « physicalité » de l’exécution le conduit à explorer les limites des possibilités instrumentales, comme le faisait Brian Ferneyhough – dont Lindberg a suivi certains cours à Darmstadt – dans sa musique. Le quintette UR avec électronique fut la dernière œuvre que Lindberg composa en utilisant ces préceptes.

C’est à cette époque que Lindberg quitte son pays natal pour étudier auprès de deux compositeurs résidant à Paris, Vinko Globokar et Gérard Grisey. Il vit et travaille à Paris jusqu’en 1993 et entreprend […] des recherches occasionnelles à l’Ircam, où il compose UR et Joy. Depuis, la musique de Lindberg a subi un revirement que peu auraient pu prévoir.

Après UR, il n’y eut, pendant deux ans, aucune œuvre nouvelle, et cette période de silence ne prit fin qu’avec la courte pièce pour piano Twine (1988) dans laquelle semble émerger un compositeur radicalement différent. La musique est moins frénétique, moins extérieurement violente, d’une plus grande transparence harmonique, voire franchement lyrique. Les configurations harmoniques symétriques de Twine sont alors inspirées du piano webernien. Si l’influence de Globokar est plus patente dans les œuvres antérieures à UR, avec leurs contrastes marqués et leurs brillantes surfaces sonores, il est cependant possible d’évoquer à partir de 1988, une amélioration de cette facette du style compositionnel de Lindberg, redevable à l’emploi des techniques et des idées de ce que l’on appelle l’école « spectrale », comptant en son sein des compositeurs français comme Tristan Murail et Gérard Grisey. Il en résulte une luxuriance harmonique franchement consonante à base d’accords parfaits que l’on trouve dans des œuvres telles que Kinetics (1988-1989) pour grand orchestre et Joy (1989-1990) pour grand ensemble. Cependant, en dépit d’une apparente volte-face stylistique, il devient de plus en plus évident, plus on écoute la production de Lindberg, que ses préoccupations fondamentales restent inchangées.

À l’origine, sa musique est le plus souvent d’inspiration post-sérielle, et son harmonie est construite selon les techniques de classement d’agrégats, mises au point par le musicologue américain Allen Forte, et connues sous le nom de « set theory ». Cette technique permet de relier et de contrôler un vaste réseau de hauteurs grâce à l’application de principes d’unification simples et fournit un outil rationnel pour le contrôle de la structure harmonique de l’œuvre. Dans le cadre de la composition de Kinetics,**Marea et Joy qui forment une trilogie, Lindberg a voulu synthétiser deux manières de penser le langage harmonique, la première déduite de la « set theory », la deuxième du modèle spectral.

Dans la plupart des œuvres de Lindberg, la musique est construite d’après le principe de chaconne – une chaîne d’accords continuellement recyclée au cours de l’œuvre de toutes sortes de façons : c’est ce principe même qui sous-tend UR et Joy, les deux œuvres les plus fortement contrastées l’une par rapport à l’autre et aussi les plus caractéristiques de l’« ancien » et du « nouveau » Lindberg. Une comparaison des deux pièces donne la mesure des changements stylistiques intervenus dans sa musique, en même temps qu’elle met en évidence les principes structuraux communs dont elles relèvent.

Le second trait récurrent de l’œuvre de Lindberg est sa fascination vis-à-vis de l’organisation du temps, de la durée et du rythme. Avec Kraft, il s’attache d’abord aux procédés de transformation rythmique, d’interpolation constante d’un ostinato rythmique à un autre ; son travail sur les ordinateurs lui a beaucoup servi de ce point de vue. Une autre touche personnelle est récurrente du style de Lindberg est d’amener la musique à des passages d’une grande simplicité rythmique puis de l’en éloigner (la fin deUR). Ce désir obsessionnel de Lindberg de contrôler très précisément le degré de prévisibilité, la vitesse de transformation de la musique, a pour effet de créer, de façon aisément audible, organique, des connexions nouvelles et surprenantes entre des extrêmes musicaux de vitesse et de caractère. Son propos musical n’est pas tant de présenter un matériau que de démontrer la relation existant entre différents types de matériaux.

Lindberg évoque […] à propos de ses pièces comme le Concerto pour piano (1990, rév. 1994), Duo concertante (1990-1992) et Corrente (1991-1992) un nouveau classicisme, « une certaine pureté, particulièrement en ce qui concerne la sonorité… Je ne pourrais plus à présent, travailler avec des sonorités aussi brutales que celles de Kraft, par exemple… J’aspire à une certaine légèreté de l’ornement, de la broderie ».

Ces œuvres semblent certainement et plus que jamais tendre à résoudre l’éternel problème de la différenciation entre ornement de premier plan et arrière-plan harmonique, de l’articulation la plus claire possible des fonctions entre les différents niveaux musicaux ; voire même, comme Lindberg l’a dit, de faire preuve d’« un goût pour l’équilibre… Je ne crois pas que la musique contemporaine doive se définir elle-même en termes de négation uniquement : je suis à la recherche d’un style capable d’un bien plus grand degré d’intégration ».

Les origines nordiques de Lindberg, en particulier sa dette à l’égard de Sibelius et de Rautavaara, auxquelles s’associent les références aux nombreux autres modèles musicaux du XXe siècle, vont peu à peu s’accentuer au cours des années quatre-vingt dix.

L’« intégration », dont Lindberg parle plus haut, consiste, dans ces années, à faire évoluer peu à peu la synthèse des procédés musicaux fondés sur les dialectiques tension/détente, processus/cadence, ancrage/ornement, set theory/modèle spectral, par l’élaboration d’un langage harmonique de plus en plus épuré et soutenu par des effets saillants d’interpolation des textures timbriques. Corrente (1991-1992), Aura (1993-1994) et Engine (1996, rév. 1998) sont, à ce sujet, autant d’étapes décisives dans l’évolution stylistique de Lindberg, liée en particulier à sa conception de la forme musicale. Renvoyant indirectement à la « courante » baroque et, plus précisément, aux textures à pulsation rapide qui se « poursuivent » au cours de l’œuvre, Corrente repose sur des procédés de résurgences de processus, obtenus le plus souvent par simplification ou élimination de matériaux mélodico-rythmiques initiaux. Composé pour ensemble instrumental, Corrente donna lieu à une version plus ample pour orchestre (Corrente II), ainsi qu’à une version plus réduite, Decorrente. En 2000, Lindberg conçut une nouvelle version, Ricorrente.

Si Corrente systématise le procédé de « cristallisation » de processus, où les articulations du discours musical sont conçues à partir de la condensation, du filtrage ou de la liquidation de textures rythmiques complexes, Aura, pour orchestre, développe la catégorie de la grande forme symphonique. Oliver Knussen écrit que cette œuvre, en quatre mouvements enchaînés, repose sur l’émancipation de « la virtuosité individuelle au sein de la masse orchestrale ». C’est particulièrement le cas dans le premier mouvement qui isole des groupes de solistes. L’œuvre repose aussi sur l’opposition entre des passages harmoniques qui ont l’apparence d’« accords massifs » et des textures ornementales qui en sont comme la projection dans l’espace sonore. La tension entre ces deux logiques d’écriture, en réalité apparentées, tend à se résorber dans un processus unificateur. Des effets de fondus et de filtrages à partir d’harmonies consonantes, effets certainement hérités des techniques électro-acoustiques mais aussi cinématographiques, caractérisent la fin de l’œuvre, comme une culmination après l’exploration de textures de toccatas, synthèse à la fois d’idiomes minimalistes et de principes d’écritures hérités du langage de la première moitié du XXe siècle.

Engine propose une conception formelle assez différente d’Aura, en tant que « mosaïque d’unités ». « Chacune de ces unités, écrit Knussen à propos d’Engine, explore un aspect d’un jeu d’ensemble » (passages homorythmiques, solos avec différents types d’accompagnements, textures polyphoniques complexes, subdivisions rythmiques variables…).

Dans l’évolution de l’écriture instrumentale des années quatre-vingt dix, Engine se singularise fortement. Elle semble proposer une approche compositionnelle que n’ont pas véritablement poursuivie les pages orchestrales telles Arena (1994-1995) et Feria (1995-1997), ou encore le « triptyque symphonique » constitué des œuvres d’orchestre que sont Fresco (1997), Cantigas (1998-1999) et Parada (2000-2001). Ces partitions explorent des principes d’écritures structurés par des signaux intervalliques de plus en plus perceptibles : le motif de trompettes qui ouvre Feria – la partition souhaite retrouver l’« exubérance » de la fête de rue au moyen de musiques de fanfares – ou le motif de quintes joué par le hautbois au début de Cantigas.

Comme dans Corrente qui faisait allusion très fugitivement à la Funeral Music for Queen Mary de Purcell, Feria explore au cours de sa section centrale une « période où l’on reconnaîtra, écrit Lindberg dans la préface de la partition, la progression harmonique du “Lasciatemi morire” (Lamento d’Ariane) de Monteverdi. Cette allusion se dégagea naturellement du matériau de l’œuvre au cours de sa composition […] ». Cette allusion semble vouloir compenser les thématiques de la joie et de la fête par l’évocation de la tristesse et de la plainte, exprimant ainsi tous les contrastes des passions humaines.

Néanmoins, Lindberg insiste bien sur le fait que les citations qui peuvent se trouver dans ses œuvres non aucun caractère post-moderne. Elles sont simplement dictées par l’écriture : « les allusions viennent le plus souvent du fait que le matériau avec lequel je travaille révèle des aspects qui y sont cachés – dans les structures harmoniques, notamment » (entretien animé par Peter Szendy, Les cahiers de l’Ircam, 1993) : prédominance de l’harmonie (les cellules mélodiques sont toujours des émanations des champs formés par les accords).

On peut mentionner un autre type d’« allusion » chez Lindberg : celui, en particulier, qui structure le discours musical de Chorale (2002). Cette brève pièce de Lindberg exploite le choral « Es ist genug », tiré de la cantate O Ewigkeit, du Donnerwort de Bach, et apparaît en quelque sorte comme le contrepoint dans le temps du Concerto à la mémoire d’un ange de Berg qui le cite également. À la manière d’un objet observé au travers d’un filigrane, le thème du choral semble dans Chorale à la fois conditionner la texture harmonique par ses intervalles-types (en particulier le cycle partiel de tons entiers) et émerger de la trame musicale dont il dessine les contours. Des procédés polyphoniques soulignés par le traitement des timbres en constituent alors l’« aura » : écho, variante proliférante, démultiplication timbrique. Les prolongations, réverbérations et autres fondus qui constituent la trame de Chorale semblent vouloir renouveler l’héritage contrapuntique de Bach par l’intégration des acquis de la pensée post-spectrale.

Des allusions non dissimulées à Ravel sont sensibles à la fin de Cantigas, tant dans la modulation spectaculaire qui renvoie au Bolero que dans l’orchestration qui doit plutôt au souvenir de Daphnis et Chloé. De même pour le Concerto pour clarinette de 2002 qui marque un aboutissement dans la collaboration de Lindberg avec le clarinettiste Kari Kriikku. Fondée sur un thème tétratonique qui reviendra périodiquement, l’œuvre explore l’ensemble des possibilités techniques de l’instrument (registres les plus extrêmes dans un épisode qui précède la cadence indiquée « ad libitum »), sans perdre pour autant la dimension lyrique du style. Nouvelle illustration d’une composition concertante après le concerto pour piano (1990-1994), celui pour violoncelle (1998-1999, rév. 2001).

Enfin, si l’on doit retenir un dernier élément du style de Lindberg, c’est celui de la réécriture. Outre Corrente et ses dérivés, mais aussi Arena et Arena 2**(1996) pour orchestre de chambre, ou encore Dotz Coyotes de 2002 pour violoncelle et piano d’après Coyote Blues initialement composé en 1993 pour orchestre de chambre, Jubilees (2000-2003) est un exemple assez significatif de réécriture, de « work in progress ». Comme onze autres compositeurs, Lindberg réalisa une pièce pour piano, « Jubilee », en hommage à Boulez pour ses soixante-quinze ans, en 2000. Il décida de prolonger ce travail par cinq autres pièces. Le compositeur reprit la partition de Jubilees pour en réaliser une version orchestrale, créée en 2003.

Le contexte de la composition de Jubilees est également le reflet d’une évolution du style de Lindberg, fondée sur la volonté d’unifier un ensemble de petites pièces. Lindberg recourt également à ce type d’organisation dans Partia pour violoncelle solo, succession de six mouvements dans l’esprit d’une partita. Partia est constituée d’une « sinfonia », d’une « courante », d’une « aria », d’une « bourrée » suivie d’un « double », et d’une « gigue ».

Comme le souligne Risto Nieminen à propos de Jubilees, la réécriture est souvent chez Lindberg une invitation à réinterpréter l’œuvre. La conception de Lindberg se situerait entre la démarche de Ravel (le rapport transcription/orchestration dépasse déjà le seul stade de l’instrumentation) et celle de Boulez (la réécriture des Notations par exemple) ou Berio (la relation Sequenze/Chemins). Chaque apparition des zones harmoniques qui possédait sa propre identité gestuelle dans la version pour piano trouve dans la version pour ensemble instrumental une nouvelle illustration sonore, car les particularismes de timbres accentuent les spécificités structurelles des champs harmoniques.

© Ircam-Centre Pompidou, 2007

sources

Julian Anderson / Maxime Joos pour la mise à jour des années 1993-2007.



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