One of the main problems with the so-called avant-garde music is the absence of memory. I would like to, again, compose while taking memory into account. Louis Andriessen
À vouloir trop rapidement classer Louis Andriessen dans le sillage des compositeurs « minimalistes », on commettrait, si ce n’est une erreur manifeste, du moins une simplification abusive. D’une part, parce que l’énergie rythmique et la puissance timbrique déployées dans ses compositions pourraient plus volontiers être qualifiées de maximalistes. D’autre part, parce que l’influence de Jean-Sébastien Bach et de Guillaume de Machaut (pour les techniques contrapuntiques et la construction de temporalités complexes), du jazz (pour l’écriture harmonique, le swing et les textures vocales), de la pop music (pour les instruments électriques et les tentations binaires) et, avant tout, d’Igor Stravinsky, s’avèrent déterminantes pour comprendre l’œuvre du compositeur. Andriessen, qui a coécrit avec Elmer Schönberger un important ouvrage consacré à Stravinsky1, partage avec ce dernier la recherche d’une écriture moderniste, prenant sa source dans les possibilités offertes par le matériau musical, tout en confessant une méfiance quant à l’usage de celui-ci pour l’expression d’une sentimentalité exacerbée. Centrales aussi dans l’écriture des deux compositeurs, les techniques de collage – ou plutôt, de « montage » –, tissent références et échos, renvoyant le matériau musical à son historicité. Chez Andriessen, ces formes de l’emprunt permettent de déployer un jeu sémiotique au sein duquel les références s’entrecroisent pour créer l’évocation de temps ou de lieux, dont le présent de l’œuvre est tributaire – ainsi des emprunts au boogie-woogie dans De Stijl (1985), faisant écho à l’intérêt de Piet Mondrian, sujet de l’œuvre, pour ce style musical. Aussi, lorsque Louis Andriessen s’approprie des genres ou des parties d’œuvres, c’est en intégrant l’emprunt dans la continuité formelle de l’œuvre, évitant les facilités d’une mordante ironie postmoderne.
Un lien mérite néanmoins d’être établi – il frappe immédiatement l’oreille – avec la poétique des compositeurs étasuniens « répétitifs », et avec l’œuvre de Steve Reich en premier lieu2. Mais, au « purisme », à la transparence structurelle et au déni sémiotique revendiqué par Reich – dont l’approche en la matière pourrait se dire par une paraphrase de Frank Stella : « what you hear is what you hear » –, Andriessen oppose un ancrage du matériau dans ses résonances historiques, mais aussi, et surtout, politiques. Dans ses œuvres des années 1970, en particulier, le compositeur néerlandais pratique une « esthétisation du politique » (pour reprendre un concept fameux de Walter Benjamin), dans laquelle l’agressivité, voire la violence, des structures musicales et la répétition martelée d’accords joués fortissimo renvoient à la brutalité des rapports sociaux et politiques – de la guerre du Viêt Nam à la condition des travailleurs. Aussi, à l’inverse de Steve Reich qui, concevant que son œuvre prend corps dans un contexte – celui des États-Unis d’après-guerre, de « Chuck Berry et des millions de hamburgers vendus3 » – en retient la forme abstraite du processus répétitif, Andriessen cherche à incarner, dans la chair des sons, une vision politique. Il concède, cependant, que l’exercice est précaire. Si Platon, dans la République, disait vrai, si les modes musicaux avaient l’invraisemblable pouvoir d’altérer l’organisation de la Cité, alors la musique pourrait se faire le vecteur d’un changement social radical. Notons qu’avec De Staat, Andriessen jouera précisément sur les interdits musicaux édictés par Platon.
Influences, emprunts, montage : la fibre stravinskienne
Né au sein d’une famille de compositeurs4 et bercé dans une culture musicale et littéraire francophile, Louis Andriessen s’intéresse, au mitan des années 1950, au jazz de Miles Davis, d’Ornette Coleman et de Dizzy Gillespie, ainsi qu’au sérialisme européen. Sa première œuvre publiée, Series pour deux pianos, sous l’influence de Structures I de Pierre Boulez, figure parmi les premières œuvres sérielles publiées aux Pays-Bas. Dès 1959, Andriessen délaisse le sérialisme avec ses Nocturnes pour soprano et orchestre de chambre, faisant écho à l’école française du début du XXe siècle. Dans le sillage de l’écriture cagienne, il produit, en 1961, deux partitions graphiques, Ittrospezione Iet Paintings, ainsi que des œuvres reposant sur les textures et l’hétérophonie, comme Ittrospezione III en 1963. En août de la même année, il fréquente le séminaire de Darmstadt et s’intéresse tout particulièrement aux œuvres de Berio et à leur théâtralisation du geste musical. Il étudiera, deux ans durant, auprès du compositeur italien, à Milan et à Berlin. Si l’esthétique des premières pièces d’Andriessen emprunte aux différentes tendances du modernisme de Darmstadt (sérialisme et musique aléatoire), le compositeur émettra rapidement des doutes sur le mythe de l’autonomie de l’œuvre et la possibilité (ou la nécessité) d’une tabula rasa. Sous l’influence de Charles Ives, et surtout de Stravinsky, il en viendra à la conclusion que la musique ne peut ignorer l’historicité de son matériau, et que les formes de l’emprunt et de l’allusion ne sauraient en être bannies. Ainsi lit-on, dans The Apollonian Clockwork :
L’influence de Stravinsky doit d’abord se comprendre comme une attitude vis-à-vis du matériau musical pré-existant. Cette attitude peut être décrite comme la prise de conscience (historique) selon laquelle la musique traite d’autres musiques et qu’elle n’est pas principalement adaptée à l’expression d’émotions personnelles ; que la nouvelle musique implique l’existence d’autres musiques ; que la musique n’est que musique5.
Deux ancrages esthétiques majeurs découlent de cette influence stravinskienne : la levée d’un interdit quant au « droit de citer » d’autres œuvres musicales ; l’unicité ontologique de la musique, tautologiquement exprimée, et, par corrélation, la secondarité de l’expression (du sentiment) par rapport à la forme.
Quant à la question de l’expression, Andriessen se révèle moins formaliste que son aîné qui, on le sait, considérait la musique comme étant « impropre à exprimer quoi que ce soit6 ». Aussi, s’il ne nie pas le sentiment musical, Andriessen en fait un attribut (esthétique) du matériau, et non, contrairement au romantisme, l’expression d’un état (psychologique) du compositeur. Chez le compositeur, la musique « a pour objet la passion » ; « elle n’exprime pas la passion, mais en constitue une photographie »7. En octroyant au sentiment musical le statut de sujet potentiel – représenté davantage que « vécu », convoquant, peut-être, la figure de l’homothétie davantage que celle de l’incarnation8 – Andriessen ouvre pourtant une brèche dans la modernité musicale, tant la question du sentiment fait figure de hors-champ dans la musique sérielle, aléatoire ou dans les « processus impersonnels » des minimalistes étatsuniens.
Le sentiment peut même devenir sujet de l’œuvre – l’amour dans De Tijd, la mort dans Inanna et Racconto dall’ inferno– et ce, dans une perspective radicalement autre que celle du romantisme du XIXe siècle. A cet égard, Andriessen pose le problème suivant : comment exprimer (un sentiment) par l’œuvre sans s’exprimer (en tant qu’individu psychologique) dans l’œuvre ? Autrement dit, c’est la possibilité même d’une expression depuis le matériau lui-même, et non en tant qu’opération de « traduction » (de l’état émotionnel en des structures musicales), qui est ici envisagée. Celle-ci aurait même des vertus propédeutiques, en ce que l’auditeur pourrait, en l’œuvre, « découvrir ses propres sentiments9 ».
Mais l’incidence la plus évidente de l’esthétique de Stravinsky sur l’œuvre d’Andriessen s’entend avant tout dans une vigueur harmonique renouvelée – le Sacre du printemps apparaissant, chez lui, comme « l’œuvre la plus importante et la plus révolutionnaire des deux siècles à venir10 ». Le compositeur citera d’ailleurs des extraits du Sacre dans ses opéras Rosa, a Horse Drama et Writing to Vermeer. Comme le relève Paul Grimstad, les points communs sont nombreux entre le compositeur néerlandais et son aîné :
Tous deux composent au piano et traitent l’orchestre comme un piano – ou, corollairement, comme un gros instrument de percussion. Tous deux expriment les relations intervalliques par des timbres originaux et précis, qui montrent un certain « mordant » dans leurs orchestrations. Tous deux utilisent le rythme en tant qu’élément structurant typiquement associé à la mélodie. Tous les deux se montrent ouverts d’esprit jusqu’à l’éclectisme dans leur approche de la forme et du style musical11.
Une deuxième ligne d’influence s’entend dans le recours aux techniques de l’emprunt, sous la catégorie du montage. Discutant de la poétique de Stravinsky dans The Apollonian Clockwork, Andriessen et Schönberger distinguent clairement cette notion de celle de collage12. Ce dernier, collection hétéroclite d’objets en confrontation, repose sur l’application d’un ordonnancement externe – fût-il désordonné, à l’image des systèmes « additifs » ou « mécaniques » qu’évoque Boris de Schlœzer13. Le montage, au contraire, trouve sa règle de cohérence de manière interne à l’œuvre, se rapprochant, en ce sens, d’un « système organique ». Guidé par une loi interne (comme la continuité harmonique), il ouvre pourtant un jeu sémiotique dans son extériorité. A cet égard, le collage insisterait sur l’opération de confrontation, les lignes de suture entre les éléments assemblés, tandis que le montage s’inscrirait dans un double jeu : celui, identificatoire, de la quête du référent, et celui, poïétique, des modalités d’intégration des fragments issus d’autres œuvres ou genres musicaux dans le présent de l’œuvre. Dès Anachronie I, dédiée à Charles Ives, Andriessen juxtapose allusions et citations. Jouant avec la culture musicale de l’auditeur, l’œuvre cite La Passion selon Saint Matthieu de J.-S. Bach, parodie les musiques de film de Michel Legrand, reprend une chansonnette populaire italienne et inclut même des extraits d’œuvres écrites, respectivement, par son père et son frère. Ce faisant, Andriessen déjoue les horizons d’attente, confrontant le tonal et l’atonal, le savant et le populaire.
Au-delà des emprunts musicaux, Louis Andriessen établit des correspondances, ou, plus spécifiquement, des transferts structurels entre des structures visuelles ou architecturales et l’organisation des hauteurs, des timbres et des durées musicales. Ainsi la deuxième partie de De Materie, « Hadewijch », est-elle construite suivant le plan de la cathédrale de Reims – quinze accords « piliers » répondant, dans l’espace de la partition, à la répartition géographique des piliers de l’édifice. De même, les proportions temporellesdeDe Stijl sont basées sur les dimensions et les couleurs utilisées par Mondrian dans sa Composition en rouge, jaune et bleu, les cinq couches instrumentales renvoyant aux cinq couleurs utilisées par le peintre néerlandais dans son œuvre. Et lorsqu’Andriessen emprunte aux musiques « commerciales », c’est pour en proposer une version « spiritualisée », en tant que critique du mode de production et de consommation capitaliste.
Un « minimalisme » incarné
À l’instar du Philip Glass Ensemble et de Steve Reich and Musicians, Louis Andriessen a créé ses propres orchestres – l’Orkest De Volharding (« Orchestre de la persévérance ») en 1972, puis l’ensemble Hoketus de 1975 à 1986 – afin de se prémunir des incompréhensions et mésinterprétations qui ne manqueraient de se faire jour, selon le compositeur, dans le recours à l’orchestre symphonique. Si Andriessen intègre les techniques des minimalistes à son vocabulaire musical, il en propose un double prolongement, à la fois esthétique et politique. En 1972, Andriessen compose une pièce éponyme pour l’orchestre De Volharding. Celle-ci repose sur une écriture « modulaire » offrant aux interprètes, à l’instar d’Éclat de Pierre Boulez et, surtout, de In C de Terry Riley, des possibilités de permutations entre des parcours possibles. De volharding repose sur un bourdon joué au piano électrique, sur lequel se déploient des motifs se succédant par adjonction ou retrait de notes, les modules pouvant être répétés de six à deux cents fois. Prônant une certaine ouverture formelle, l’œuvre laisse place à des zones d’indétermination pour les exécutants.
Néanmoins, si Andriessen s’inspire, formellement, des processus compositionnels des répétitifs étatsuniens, il en envisage un « dépassement », via une « resémiotisation » de la répétition sous la catégorie du politique. Si les minimalistes étatsuniens fréquentent volontiers, au début des années 1970, les lofts new-yorkais et les galeries d’art, en réponse aux réticences des salles de concert traditionnelles, l’orchestre De Volharding joue dans des usines, des écoles et des rassemblements politiques. L’instrumentarium emprunte aussi bien aux mondes du jazz (saxophone, batterie) et du rock (claviers électroniques, guitare et basse électrique) qu’aux instruments d’orchestre, qui devront, pour rivaliser en volume sonore, être repris au microphone et amplifiés. Batterie et guitare basse, en particulier, occupent une place déterminante dans l’œuvre d’Andriessen, offrant une assise rythmique vigoureuse, inspirée du be-bop (Facing Death), du boogie-woogie (On Jimmy Yancey), des big bands de jazz (De Stijl) ou encore de la funk music afro-américaine.
Quant au synthétiseur, il est essentiellement utilisé comme instrument à part entière, plutôt qu’en tant qu’outilde manipulation électronique. Lorsqu’il a recours au chant, Andriessen privilégie les voix « droites », inspirées du jazz, voire de la pop music, écartant le vibrato et le modèle vocal opératique. Réfractaire à l’orchestre symphonique, le compositeur recherche une forme orchestrale nouvelle, un « orchestre terrifiant pour le XXIe siècle »14. Commentant les choix esthétiques du compositeur néerlandais, John Adams les résume en ces termes : « Andriessen a repris deux langages musicaux typiquement américains, le be-bop et le minimalisme, les a filtrés à travers les rythmes réfringents de Stravinsky et en a produit un son authentiquement original15 ».
Dans le climat de la contre-culture néerlandaise du milieu des années 1960, et notamment du mouvement anarchiste Provo, versé dans l’action politico-artistique pacifiste, Louis Andriessen entreprend, à l’instar des autres membres de l’école de La Hague, un renouvellement de la forme orchestrale et des méthodes de composition dans les termes du combat politique. C’est à cette fin qu’il adopte le vocabulaire minimaliste et le recours massif à l’unisson, sous l’influence de Kaleidofonen I de Diderik Wagenaar (1969), utilisé notamment dans Melodie (1972-74) pour flûte à bec et piano, De Staat et Volkslied, dans lequel les notes de l’hymne national néerlandais se muent progressivement en celles de l’Internationale. Chez Andriessen, l’acte compositionnel et les modalités d’interprétation des œuvres s’inscrivent dans un contexte sociopolitique, même si l’abstrait du musical échappe au corps social – « il n’existe, rappelle-t-il, rien de tel qu’une septième de dominante fasciste16 ». La métaphore sociale peut néanmoins s’incarner dans le tissu musical. Ainsi de Workers Union, figurant, dans sa structure même, la tentative de travailleurs dissidents d’échapper au rythme imposé par la machine-œuvre, en tentant d’établir leurs motifs et tempi propres, avant de rejoindre (ou d’être rejoints par) le rythme de la pièce. Cette œuvre, écrit Maja Trochimczyk « est conçue pour être dissonante et chromatique : rude et difficile à écouter, comme est rude et difficile le travail physique pour les travailleurs17 ». A cet égard, l’usage de la répétition, chez Andriessen, doit se comprendre en ses « contenus sédimentés » (Theodor Adorno), comme le reflet esthétisé d’une société dont le système de production repose sur un travail répétitif et aliénant.
Si l’influence de Terry Riley a présidé à la naissance de l’orchestre De Volharding, elle se trouve également à la source de l’ensemble Hoketus, rassemblant, autour du compositeur, certains de ses élèves du Conservatoire Royal de la Hague. L’ensemble est né dans le sillage d’un cours consacré par Andriessen au minimalisme, et dont les travaux pratiques consistaient en une version puissante et martelée de In C de Terry Riley. L’œuvre éponyme Hoketus, issue de ces séances, repose sur une approche réductionniste du matériau, empruntant à la technique du hoquet développée par l’ars nova du XIVe siècle. L’écho du minimalisme américain s’y teinte d’une rythmique appuyée par des accords massifs, mais aussi de développements chromatiques étrangers à l’écriture tonale et modale des répétitifs. Hoketus s’entend comme un « duel » entre deux groupes d’instruments identiques (flûtes de pan, pianos électriques, pianos, guitares basses et congas), chacun placé aux extrémités de la scène. Les musiciens alternent l’exécution d’accords presque identiques, pouvant répéter, selon les instructions du compositeur, une mesure ou un groupe de mesures autant de fois qu’ils le désirent. La répétitivité des structures est totale, assénée avec vigueur, au contraire de l’éclatante harmonie tonale déployée par Steve Reich et Philip Glass à la même période. Le recours au hoquet crée une ambiguïté entre la perception du tout – le déploiement de l’œuvre – et celle de ses parties – l’alternance répétée des deux groupes d’instrumentistes. Jouant sur l’indiscernabilité, Hoketus montre combien les fines différences se tissent dans la répétition.
Chez Andriessen, la répétition permet également l’émergence de l’imprévisible timbrique et mélodique. A l’instar des « sous-produits psychoacoustiques » naissant au creux des « processus graduels » de Steve Reich18, c’est une « mélodie de l’ombre » (shadow melody), écrite dans la partition, mais non jouée par un instrument en particulier, qui émerge du ballet Dubbelspoor et au mitan de De Tijd pour chœur féminin et grand orchestre*.* Les techniques minimalistes ne se trouvent pas à l’état « pur » dans la musique d’Andriessen, qui, revendiquant une ambition plus affirmée19, les intègre, formellement, à d’autres techniques compositionnelles – ainsi d’Orpheus (1977), hommage avoué à Steve Reich et Philip Glass, qui en inscrit les processus dans des structures issues du jazz-rock et cite, au passage, le générique de la série télévisée Kojak.
Sur le plan du « contenu », ces techniques minimalistes servent également de support à des développements « narratifs » et à des formes opératiques renouvelées. À la rigueur répétitive des pièces des années 1970 succèdent en effet des œuvres narratives de grande ampleur, comme Die Materie, le premier opéra du compositeur, composé entre 1985 et 1989, mis en scène par Robert Wilson en 1989 et, plus récemment, par Heiner Goebbels (2014). Selon ce dernier, Die Materie peut se comprendre comme un « opéra d’idées […] portant sur la dialectique entre l’esprit et la matière »20. Mais le modèle d’« opéra » sollicité par le compositeur doit plus à Bertolt Brecht et au théâtre expérimental des années 1960 et 1970 qu’à la grande tradition opératique des XVIIIe et XIXe siècles21. Louis Andriessen a également contribué à l’éclosion d’une nouvelle forme d’opéra filmique, collaborant avec Peter Greenaway pour M is for Man, Music, Mozart, Rosa: The Death of a Composer et Writing to Vermeer. Les opéras des années 1990 et 2000 se caractérisent par leur usage des techniques de montage, mais aussi par leur confrontation de l’écriture savante et des musiques populaires, comme en témoignent les références à la musique de film hollywoodien dans Rosa ou à la musique populaire latine dans M is for Man, Music, Mozart. Influencés par le surréalisme, les opéras de Louis Andriessen et Peter Greenaway cherchent à déconstruire la linéarité du récit au profit de l’assemblage, de la juxtaposition et de la mise à distance.
Certaines œuvres des années 1980 explorent plus spécifiquement les paramètres musicaux, y compris dans leurs résonances métaphysiques : De Tijd, inspirée des Confessions d’Augustin, consiste en une réflexion musicale sur différentes qualités de temps. De « terrifiantes colonnes » d’accords22 y traversent le cantus firmus vocal, avant d’entrer dans le « temps vertical »23 de la stase. Avec De Snelheid, composé pour le San Francisco Symphonic Orchestra sous la direction de John Adams, c’est la notion de vélocité qui se trouve explorée dans la texture de l’œuvre, conjoignant des effets d’accélération naissant de subdivisions rythmiques progressives.
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Les œuvres de Louis Andriessen font désormais partie intégrante du répertoire de formations associées à l’esthétique minimaliste et à l’avant-garde étatsunienne, et le compositeur a spécifiquement composé pour certaines d’entre elles – ainsi de Facing Death pour le Kronos Quartet, de Zilver pour le California EAR Unit, de Hout pour l’ensemble LOOS et, plus récemment, de Life pour Bang on a Can All-Stars, accompagnée de quatre films de Marijke van Warmerdam.
Avec son dernier opéra en date, La Commedia, inspiré de la Divine comédie de Dante et accompagné d’un film de Hal Hartley, Louis Andriessen montre toute l’étendue de sa palette compositionnelle, évoquant tout à la fois Stravinsky, le minimalisme américain et le jazz, en proposant un parcours allant, dans les termes d’Alex Ross, « du chant grégorien à ce que nous pourrions qualifier de Broadway satanique24 ».
- Louis Andriessen et Elmer Schönberger, The Apollonian Clockwork : On Stravinsky, Amsterdam, Amsterdam Academic Archive, 2006.
- À ce sujet, voir Johan Girard, Répétitions. L’esthétique musicale de Terry Riley, Steve Reich et Philip Glass, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2010.
- Steve Reich, cité par Robert K. Schwarz, Minimalists, Londres, Phaidon Press, 1996, pp. 56-57.
- Son père Hendrik, son frère Jurriaan et sa sœur Caecilia sont également compositeurs.
- Andriessen et Schönberger, The Apollonian Clockwork, p. 100.
- Igor Stravinsky, Chroniques de ma vie, Paris, Denoël, 1962, p. 63.
- Cité par Robert Adlington, Louis Andriessen : De Staat, Aldershot et Burlington, Ashgate, 2004.
- Sur la possibilité d’une similitude formelle entre les formes musicales et la « forme » du sentiment, voir Susan K. Langer, Philosophy in a New Key, Cambridge, Harvard University Press, 1942.
- Louis Andriessen, cité par Maja Trochimczyk, The Music of Louis Andriessen, Londres, Routledge, 2003*,* p. 137.
- Louis Andriessen, cité par Robert Adlington, op. cit. p. 48.
- Paul Grimstad, « Notes on Louis Andriessen, Stravinsky and the Apollonian Clockwork », 2015.
- Voir The Apollonian Clockwork, « On Montage Technique », chapitre III.
- Boris de Schlœzer, Introduction à J.-S. Bach : Essai d’esthétique musicale, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009.
- Louis Andriessen, cité par Paul Grimstad, op. cit.
- Cité par Yayoi Uno Everett, The Music of Louis Andriessen, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 2.
- Louis Andriessen, cité par Maja Trochimczyk, op. cit., p. 50.
- Maja Trochimczyk, op. cit., p. 98.
- Voir Steve Reich, « Music as a Gradual Process », Writings on Music 1965-2000, New York, Oxford University Press, 2002, pp. 34-36.
- Cité par Maja Trochimczyk, op. cit., p. 145.
- Entretien vidéo de Heiner Goebbels dans le cadre de la Ruhrtriennale 2014.
- Entretien vidéo de Louis Andriessen dans le cadre de la Ruhrtriennale 2014.
- Louis Andriessen, cité par Yayoi Uno Everett, op. cit., p. 102.
- Voir Jonathan D. Kramer, The Time of music. New Meanings, New Temporalities, New Listening Strategies, New York et Londres, Schirmer Books, 1988.
- Alex Ross, « Andriessen at Carnegie Hall », The New Yorker, 3 mai 2010. Article consultable sur le blog The Rest is Noise.