Parcours de l' oeuvre de John Adams

par Pierre Rigaudière

De Charles Ives, référence incontournable pour de nombreux compositeurs d’outre-Atlantique, John Adams écrit qu’il a « toujours mêlé le sublime avec le vulgaire et le sentimental, et [qu’]il l’a fait avec une insouciance qui ne pouvait être que celle d’un Américain ». Par cet avis qu’il semble souhaiter susciter lui-même, Adams définit une attitude esthétique qui pourrait être qualifiée de postmoderne, avec effectivement cette pointe d’insouciance qui désamorce la tension potentielle d’un tel alliage. Ce que le compositeur propose, c’est de réunir le savant et le populaire, l’oralité et l’écrit, de concilier l’hétérogène. Il entend donner droit de cité à ce qu’il nomme le « vernaculaire », qui se manifeste par exemple dans l’effectif de Gnarly Buttons (1997), pour clarinette et un ensemble de chambre incluant banjo, mandoline et guitare, sons d’accordéon échantillonnés, et de façon anecdotique mais symbolique dans l’intégration d’un mugissement de vache, échantillonné lui aussi. Ce « vernaculaire » plonge ses racines dans l’environnement qui a vu grandir le jeune John, la Nouvelle Angleterre rurale du Vermont et du New Hampshire, des fanfares et des marching bandsdans lesquelles il joue adolescent, desswing bands où joue son père, qui sera son premier professeur de clarinette. C’est à Harvard, Massachusetts, qu’il reçoit entre 1965 à 1971 le versant savant de sa formation, en clarinette, direction d’orchestre et en composition avec entre autres Leon Kirchner, disciple de Schönberg à qui il dédiera en 1980 Common Tones in Simple Time, et Roger Sessions. Pas davantage que l’héritage de Schönberg, compositeur qu’il considère lié à l’individualisme du XIXe siècle, le territoire exploré à Darmstadt ne retient son intérêt, si bien qu’il renonce à des bourses lui permettant de poursuivre ses études en Europe pour s’engager dans une direction à tous points de vue opposée, choisissant comme point de chute la Californie. Il vit d’abord d’un travail dans un entrepôt, avant de commencer à enseigner en 1972 au conservatoire de musique de San Francisco ; là, l’ambiance de ruche aura un effet stimulant sur son activité et les mélanges de musique entendus dans les couloirs ou entre les salles mal insonorisées auront une influence sur sa propension au polystylisme.

Si Adams a d’abord été marqué par les idées de John Cage, c’est l’influence des minimalistes, avec lesquels il entre en contact à partir des années soixante-dix, qui est la plus durable et profonde. Bien qu’empruntant au vocabulaire des minimalistes l’ancrage tonal, la progression par champs harmoniques, la répétition de cellules, la pulsation régulière et même les références au gamelan indonésien, Phrygian Gates et China Gates (1977) pour piano se démarquent des œuvres de Steve Reich et de Terry Riley par l’absence de recours à des processus de déphasage. Les boucles sont explicitement présentes aussi dans Shaker Loops pour septuor à cordes (1978, version pour orchestre à cordes en 1983), avec cette vitalité typique de la musique du compositeur, conditionnée par une pulsation régulière, qu’Adams module néanmoins lors de transitions menant vers les mouvements lents au temps suspendu. Tandis que Common Tones in Simple Time consacre le principe de neutralisation de la mélodie au profit d’enchaînements harmoniques par notes communes, confirmant un goût pour les basses solides destinées à polariser le discours harmonique, Adams revendique avec l’imposant Harmonium pour chœur et orchestre (1981) un minimalisme aux pleins pouvoir expressifs, à travers de brusques changements de climats motivés par les poèmes de John Donne et Emily Dickinson.

Bien que l’orchestre d’Harmonielehre (1984) rappelle, outre celui du Schönberg des Gurrelieder, de Pelleas ou de La nuit transfigurée, celui de Zemlinsky et de Strauss – Adams invoque plutôt les modèles de Mahler et de Sibelius, qu’il souhaite concilier avec le minimalisme –, c’est plutôt la référence à l’univers pop-rock qui domine cette décennie. La réception tumultueuse de Grand Pianola Music (1982) peut sans doute être imputée à un troisième mouvement usant à l’excès d’enchaînements harmoniques tonique-dominante-tonique, présentés comme une réaction au fait que le minimalisme procède généralement plutôt par enchaînements de tierces. Ce contrepied aussi anecdotique que peu productif, ainsi que l’utilisation d’un chœur de sirènes à l’effet passablement vulgaire avait en effet toutes les chances d’agacer le public. Traitée avec bien plus de finesse dans l’opéra « héroïque » Nixon In China (1985-1987), la veine populaire s’exprime à travers le jazz (acte I), les danses de l’acte III, mises en exergue avant même l’achèvement de l’opéra dans The Chairman Dances, et dans une scène presque disco de l’acte 2 (« Flesh rebels »). L’utilisation fréquente de claviers électroniques et d’échantillonneurs à partir de Fearful Symmetries (1988) oriente plus nettement encore vers le rock cette pulsation dominante dans la musique d’Adams, qui trouve néanmoins un contrepoint dans des plages expressives aux accents wagnériens. Le geste hyper-romantique soulignant les mots « to die for you » chantés par le baryton dans The Wound-Dresser d’après Walt Whitman laisse entrevoir, en ce qu’il renvoie à des situations idiomatiques de la musique de film hollywoodien, l’influence probable sur Adams de compositeurs comme Max Steiner ou Bernard Herrmann, plus ancrés que lui encore dans l’héritage wagnérien.

De ce qui apparaît comme une première manière du compositeur, on peut retenir une tendance à la polarisation du discours musical entre deux régimes rythmiques dont il faut peut-être rechercher l’origine dans la double personnalité par laquelle se définit Adams, « bouffon et mélancolique » : l’un, pulsé régulier, qui fait régner une « motorique » entraînante, l’autre statique, parfois extatique, reposant sur de longues plages harmoniques évoluant lentement. Un schéma dynamique type se fait jour, dicté par le matériau mais répondant aussi à un archétype : une phase d’accroissement de la tension, l’arrivée à un climax puis le retour au calme. Malgré la mise en place de transitions entre les deux régimes, c’est le modèle formel de la juxtaposition de séquences qui domine largement. The Death of Klinghoffer (1989-1991) est revendiqué par Adams comme l’avènement d’un langage « linéaire et chromatique » favorisant le retour en grâce de la mélodie, évacuée jusqu’alors au profit du rythme et de l’harmonie. S’il est vrai que ce deuxième opéra bénéficie d’un langage plus diversifié, d’harmonies plus riches et d’un recours plus fréquent aux textures chromatiques, la dualité rythmique n’y est pas pour autant abolie, pas plus que les procédés harmoniques (nappes statiques, balancements sur deux accords), les références explicites à la sphère pop (un écho des boîtes à rythme, du rock progressif britannique, un twist, des enchaînements harmoniques type I-IV-V, des chœurs féminins) ou à la musique française (une « Gymnopédie » pour accompagner la plongée du corps de Klinghoffer vers les profondeurs maritimes). Le travail sur l’assouplissement des parties vocales et l’élaboration des chœurs devra attendre une dizaine d’années, entrecoupées par la récréative comédie musicale I Was Looking at the Ceiling and Then I Saw the Sky, « songplay » en 2 actes et vingt chansons calibrées selon le standard de durée des albums de variété, pour trouver un véritable prolongement dans El Niño (1999-2000). Après le modèle de Bach dans Klinghoffer, c’est celui de Haendel qui est revendiqué dans cet oratorio sur la Nativité où la monodie accompagnée est majoritaire à côté de chœurs homophoniques dont les voix parallèles rappellent parfois l’écriture privilégiée par Arvo Pärt. De même qu’il s’interdisait tout exotisme asiatisant dans Nixon in China, restreignait l’orientalisme de Klinghoffer – où il est question de l’exécution par des terroristes palestiniens, sur le navire de croisière Achille Lauro, du juif Américain Leon Klinghoffer – à un son de qanun échantillonné (II, 1), Adams ne s’autorise qu’une allusion musicale au Moyen Âge (n° 15). La quatrième collaboration du compositeur avec Peter Sellars, fidèle comparse rencontré en 1983, confirme une prédilection commune pour le choix de sujets historiques voués à la mythification. Comme pour El Nino, le livret de Doctor Atomic (2004-2005) est arrangé par Sellars à partir de textes préexistants (Baudelaire, John Donne, Bhagavad Gita, Muriel Rukeyser, document déclassifiés, articles de presse, articles scientifiques). Une nouvelle étape est franchie vers le modelage des lignes mélodiques ainsi que la mise au point d’une trame harmonique plus sophistiquée et plus tendue. Alors que les chœurs rythmiques manifestent volontiers une emphase redevable à l’écriture chorale du Carl Orff des Carmina Burana, l’orchestration, pour la première fois conçue en même temps que les parties vocales, gagne en homogénéité et en contraste, inspirée dans les passages les plus véhéments par l’énergie varésienne. Dernier ouvrage scénique à ce jour, A Flowering Tree (2006), d’après un conte indien traduit par A.K. Ramanujan et adapté par Adams et Sellars, relève d’un même souci d’homogénéité, même s’il s’y manifeste quelques signes du syncrétisme vers lequel tend volontiers le compositeur. À un vocabulaire toujours perméable à certains traits expressifs romantiques – notamment un geste vocal déjà présent dans Doctor Atomic, devenu ici une véritable signature, qui consiste en un décrochement mélodique de neuvième ascendante – viennent s’adjoindre l’usage assez fréquent de la gamme par tons, et plus sporadiquement des structures modales tétracordales telles que celle qui accompagne l’allusion appuyée au kecak balinais (II, 4).

La décennie quatre-vingt dix voit s’affirmer les références stylistiques au Stravinsky de la période médiane, entre période russe et néo-classicisme. Si la Chamber Symphony (1992), référence explicite à l’opus 9 de Schoenberg, et Slonimsky’s Earbox (1996) avec son orchestre plus fourni sont également redevables au Thesaurus of scales ad melodic patterns de Nicolas Slonimsky, c’est l’ambiance du Ragtime ou de L’histoire du soldat du compositeur russe qui s’y manifeste à plusieurs reprises, dans le contexte d’une écriture chromatique et linéaire – faisant appel à la virtuosité dans la Chamber symphony – typique d’un style « post-Klinghoffer » pourtant déjà en passe de réintégrer les attributs du minimalisme. À la recherche d’une figuration rythmique plus heurtée, Adams saura donner un nouvel élan à son écriture pour piano en s’inspirant des mécaniques vertigineuses de Conlon Nancarrow, dans Hallelujah Junction (1996) puis plus ouvertement encore dans le troisième mouvement du concerto Century Rolls et dans l’American Berserk (2001).

Plus significative que l’hommage musicalement peu consistant rendu aux victimes des attentats du 11 septembre – encore un événement historique immédiatement promu à un statut mythique – avec On the Transmigration of Souls (2001), la superposition de citations mélodiques fictives fait de My Father Knew Charles Ives (2003) une intéressante réflexion sur la cohérence stylistique. Un tel titre révèle en outre le fond autobiographique bien souvent présent en filigrane dans l’œuvre d’Adams – évocations de proches, rêves déclencheurs d’un idée musicale – comme y est présente l’empreinte d’un environnement naturel auquel le compositeur se montre particulièrement sensible. Écrit pour Tracy Silverman et son violon électrique à six cordes, The Dharma at Big Sur (2003) est le fruit d’une exploration aux frontières de l’écriture et de l’improvisation. Cet instrument dont les inflexions rappellent par moments le violon jazzy de Stéphane Grappelli renvoie plus directement encore aux vièles sarangi et kamantche, et adopte un fonctionnement mélodique modal emprunté sans équivoque au raga indien. Sur un substrat harmonique extrêmement statique que les intonations micro-tonales – initialement confiées à tout l’orchestre, avant révision de la partition – enveloppent d’une aura spectrale, évolue une mélodie dont le compositeur a soigné les détails de l’ornementation, aimant à rappeler que dans la majorité des cultures autre que la culture classique européenne, la signification de la musique réside entre les notes.

D’un catalogue fourni, varié mais cohérent, on retient le caractère profondément américain d’une musique qui inscrit John Adams dans la lignée de Ives, Copland et Bernstein. De ses prises de position esthétiques on retient l’approche pragmatique d’un compositeur ayant intégré à sa pensée musicale, sans en redouter les perspectives normatives, un critère d’efficacité déduit d’un postulat de Fred Lerdahl, selon lequel « la meilleure musique utilise le plein potentiel de nos ressources cognitives ». Si l’on admet avec le compositeur que « l’harmonie tonale n’est pas tant culturelle que génétique », alors ont devra conclure avec lui que ce « plein potentiel » ne saurait être sollicité que dans un cadre tonal, fût-il élargi, domaine dans lequel le compositeur a sans conteste fait et continue de faire preuve d’inventivité ainsi que d’une grande vitalité créatrice.

© Ircam-Centre Pompidou, 2010


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