Jacques Lenot, ou les sons et parfums de la mélancolie

par Frank Langlois

Nécessités du compositeur

Né en 1945, Jacques Lenot appartient à la génération qui suivit les premiers sérialistes (Berio, Boulez, Maderna, Nono ou Stockhausen). Avoir vingt ans au cœur des années 1960 lui permit, ainsi qu’à maints de ses collègues, de porter un regard évaluatif sur les avant-gardes qui avaient surgi depuis la seconde guerre mondiale. Ainsi Jacques Lenot se créa-t-il son propre usage sériel ; ainsi est-il guidé par quatre nécessités.

La première tient à l’autodidaxie. En musique, Jacques Lenot est un autodidacte intégral, à l’exception d’apprentissages minimaux, en solfège et en piano, reçus dans un cadre privé et délaissés l’adolescence venue. Dès ses premiers essais de composition, à l’âge de huit ans, il a déployé son invention musicale hors des institutions qui délivrent un savoir normatif. Et pourtant, après avoir manqué un premier train académique en ne fréquentant pas les écoles de musique charentaises mais assuré du soutien de Maurice Fleuret, il repoussa deux autres occasions. En 1967, au Quatrième Festival de Royan, après que Diaphanéis, sa première œuvre complète, écrite l’année précédente, créée par l’Orchestre national sous la direction de Maurice Le Roux et programmée par Olivier Messiaen, lui ait apporté la proposition d’étudier avec ce dernier, dans sa classe au Conservatoire de Paris. Puis, en 1982, lorsqu’il fut invité à travailler à l’Ircam. Sans doute une revendication de liberté personnelle fut-elle la cause de ce double refus. Liberté, ou plutôt, ses libertés. Liberté face à l’histoire de la musique où Jacques Lenot choisit une perspective ayant pour jalons la musique allemande du baroque luthérien, Schumann, Debussy et Webern. Liberté de se choisir ses maîtres : Stockhausen – celui de Gruppen – et Boulez, par la lecture exhaustive ; puis Bussotti et Donatoni, pour avoir travaillé avec eux. Liberté de produire, sans se soucier si le « marché de la musique » peut absorber ou non toutes les œuvres – environ trois cents cinquante constituent à ce jour son catalogue officiel – auxquelles son permanent et abondant flux musical donne naissance. Enfin, liberté de maîtriser toute sa chaîne de production, depuis la composition jusqu’à sa propre firme éditoriale (L’Oiseau Prophète, après avoir été publié par Amphion, Suvini Zerboni et Salabert).

La deuxième nécessité touche au statut d’un compositeur dans l’actuel champ social. Pendant ses seules six années de salariat (de 1965 à 1973, il fut instituteur, dans l’Éducation nationale), Jacques Lenot éprouva combien l’habitait l’obligation de ne vivre que de sa plume et combien toute fonction autre lui serait, pour toujours, inacceptable, y compris dans le champ – pédagogique, artistique ou organisationnel – de la vie musicale. Dans une vie professionnelle dépourvue de tout attachement institutionnel, la biographie de Jacques Lenot se limite donc essentiellement à ses lieux de vie : en Charente maritime (jusqu’en 1977), à Paris (de 1977 à 1992), à Plaisance-du-Gers (de 1992 à 1997) et à Roubaix (depuis 1997).

La troisième nécessité tient au fait que Jacques Lenot vit par la poésie, dans une puissante tension entre le ressenti de la matière sonore portée par chaque mot et la concrétude des éléments. Ou plutôt, il vit par trois poètes qui le nourrissent : Friedrich Hölderlin, Rainer-Maria Rilke et Philippe Jaccottet. Non qu’il ait mis en musique ces trois élus ; au contraire même, pas une seule note n’a été posée sur leurs vers. Hölderlin, Rilke et Jaccottet ont une prégnance qui dépasse, de loin, leur potentielle « vocalisation » : avec eux, Jacques Lenot partage un espace littéraire romantique fait de transcendance fracassée, de retrait du monde – non pour le fuir mais pour le constater – et de rage expressive. Leur seule trace tangible se lit dans les titres de nombreuses œuvres de Jacques Lenot (Paysage avec figures absentes, emprunté à Philippe Jaccottet ; Prélude pour piano n°8 « *En bleu adorable», d’après la traduction, par André Du Bouchet, du poème*In lieblicher Blaüede Hölderlin ; ou*Prélude pour piano n°14 « Maintenant il serait temps que les dieux sortent des choses habitées* » d’après Rainer Maria Rilke), pour n’en citer que quelques-uns. Autre aspect lié à la poésie, le titre d’une œuvre, au bord d’être composée, n’a rien anodin : il doit en contenir, en germe, le spectre.

La quatrième nécessité tient à ce que, sans discussion ni raisonnement, Jacques Lenot s’est senti libre dans l’espace sérialiste. Espace sérialiste, et non doctrine. Jacques Lenot a conçu son espace comme un amendement au webernisme, ainsi que le jardinier amende son sol. Pour concevoir le terreau musical de ses œuvres, il emploie non un carré magique mais en juxtapose quatre, gagnant ainsi une infinité de possibles. Depuis cinquante années, avec son alliage entre cet inépuisable terreau matriciel et sa nature obsessionnelle, il invente toujours de la musique nouvelle, sans que s’y puisse déceler une évolution au fil du temps ou des périodes stylistiques successives. Ainsi, dans la perspective historique des XXe et XXIe siècles, se situe-t-il, sans le vouloir, notablement à l’écart.

Lieux et formules de l’écriture

Jacques Lenot compose en permanence : ce point est moins une information qu’une condition dirimante. Contredisant un usage que le XXe siècle introduisit (un créateur doit raréfier sa production et ne délivrer, à l’extérieur, que la quintessence de son art) et jusqu’à ce que, dès l’an 2000, sa propre maison d’édition prenne son essor, Jacques Lenot fit advenir des œuvres sans se soucier que l’édition musicale puisse ou non les publier. En ce fonctionnement, il trouve, aux XXe et XXIe siècles, des alter ego en Darius Milhaud ou Wolfgang Rihm.

Le langage musical et la poétique propres à Jacques Lenot sont liés aux circonstances dans lesquelles s’effectue son travail créateur. En écho aux multiples enquêtes journalistiques « Comment créez-vous ? » qui jalonnèrent le XXe siècle, Jacques Lenot a connu deux situations. Dès l’origine, sa posture physique, au moment de créer, fut le dos plié à angle droit au-dessus d’une table surélevée, les yeux myopes à quelques centimètres de feuilles de papier-calque réglées à la main ; grâce à l’encre de Chine, manuscrire sa musique lui était également un geste graphique. Depuis le début des années 2000, une opération oculaire a rendu une vue normale, tandis que la composition et la gravure s’effectuent simultanément à l’ordinateur ; désormais, le dos est droit et à distance respectable de l’écran. Sans susciter la naissance d’une seconde manière, cette nouvelle posture laisse Jacques Lenot développer une vue cavalière sur l’œuvre en cours et, plus au large, sur son invention. Le compositeur précise : « Autrefois, je ramassais mon harmonie postsérielle dans un ambitus (je le qualifiais de “couloir”) d’une septième. D’où cette grisaille que je recherchais, en un camaïeu de gris qui répondait à ma poétique d’alors. » Désormais, « […] cette grisaille s’est fissurée et s’est entr’ouverte progressivement par la sensation d’une musique qui vient d’un au-dessus indéfini. Or, cet espace acoustique ne sonnait plus ; aussi ai-je redéployé mon matériau dans tout cet ambitus grandement élargi. En outre, je procédais auparavant par panneaux successifs : à un panneau dans le grave, répondaient des panneaux qui volaient dans l’aigu. Ces alternances ont laissé la place à des simultanéités. » Et le compositeur d’ajouter : « Le postsériel que je suis ne se renie pas mais, les années passant, j’utilise la série comme un mode de douze sons ; non comme les “modes de valeurs et d’intensités” de Messiaen. En outre, je n’utilise plus la série dans une octave (le risque d’une monotonie y est trop grand) ; je répartis les notes dans un espace de deux octaves. » Dans cette matière sonore faite de multiples trames, surgit « une aération intérieure, qui vient des cordes (auparavant, je les travaillais en un continuum tassé) ; j’y divise les cordes mais avec modération, sauf à donner de l’inertie énergétique et à créer une palette monochrome. »

Cette évolution sourdait toutefois bien avant le passage à l’informatique. Telle la pièce Ciels (traversés), pour piano, écrite en 1995, dont les paramètres bloqués (non-mesuré, noire à 42, « absolument sans aucune nuance jusqu’à la fin », quatre-vingt-huit accords de six sons « entrecroisés aux deux mains (distantes de deux octaves) en une lente procession vers l’aigu ») sont perturbés par un soudain sillage, non plus à deux mais à une octave. Ce sillage est « ressenti comme un “trou d’air” vers le haut. Les accords s’échappent du carré magique dans lequel ils étaient enfermés. ».

Cependant, dans cette évolution, deux œuvres, crées à l’Ircam, ont été décisives. En 2007-2008, Jacques Lenot conçut Il y a (co-commandée par l’Ircam et par le Festival d’Automne à Paris), installation pour quatre-vingt-quatre haut-parleurs (soient vingt-huit trios virtuels), projetée depuis les voûtes de l’église Saint-Eustache à Paris. Puis, en 2012-2013, il réalisa Isis und Osiris (commande de l’Ircam et créé à l’Espace de projection), pour ensemble de sept instrumentistes, « orchestre » de trois cent-soixante enceintes acoustiques et dispositif électroacoustique en temps réel. Autant d’œuvres par lesquelles Jacques Lenot approfondit sa démarche : il ne distingue pas entre temps musical et espace musical mais les fond en une seule entité. Quant à sa pensée des timbres, le compositeur précise : « L’aura de mes sons a changé : l’informatique permet que le piccolo sonne à la hauteur de l’octobasse, comme une flûte d’orgue en trente-deux pieds. Je n’écris plus les instruments comme je les entendais auparavant : mes lignes sont transformables dans les paramètres-même (dynamique, timbre, octave) selon lesquels elles sont écrites. Désormais, lorsque j’entends une flûte, elle m’est un matériau qui s’appelle flûte mais que je peux transformer à l’envi. Les cinq types de flûte (flûte piccolo, flûte en ut, flûte alto, flûte basse, flûte octobasse) me sont maintenant un matériau de flûte unique. »

Dans la musique de Jacques Lenot, le rôle structurant que les claviers – d’abord le piano, l’orgue survint après – jouent dans sa production ne sera jamais surestimé. Seul instrument appris et, de très loin, le plus sollicité dans tout son catalogue, le piano fut, jadis, l’unique outil de son autodidaxie physique de la musique (à côté de la lecture de partitions, si essentielle dans sa formation professionnelle). Enfin, même si Jacques Lenot n’a presque jamais composé au piano, la vie des mains sur le clavier et une certaine polarité entre main droite et main gauche laissent leur empreinte dans son invention musicale : « Cette habitude du piano m’est demeurée : même maintenant, au départ d’une œuvre d’orchestre, je prévois toujours un piano que je supprime ensuite. »

Un autre instrument à clavier, l’orgue, laisse des traces dans la musique – surtout la plus récente – de Jacques Lenot. Les opportunités (tuilages, constructions harmoniques, accouplements, leurres acoustiques) qu’offre cet instrument ont trouvé leur prolongement dans les outils et programmes informatiques qui ont servi à créer Il y a et Isis und Osiris.

MĂ©lancolie

Plus largement, Jacques Lenot refuse certains instruments dans ses œuvres orchestrales (percussions, claviers percussifs, les cordes pincées), ainsi que les instruments supplémentaires tels que les claviers ou les cordes pincées (y compris la harpe), tandis qu’il marque de particulières dilections pour certains instruments : flûte alto, clarinette en la, cor, alto et violoncelle. Tous partagent le bas-médium (immémorialement, la densité contrapuntique et la conversation en musique s’y concentrent), des couleurs obombrées, des registres chaleureux mais différés et une assise mélancolique. Trois récentes œuvres concertantes [Chiaroscuro (2010) et Erinnern als Abwesenheit II, avec piano (2009) ; et Erinnern als Abwesenheit III, avec alto (2009)] élargissent la fonction du timbre instrumental : ce dernier se tisse dans un entrelacs où, entre aura (« cette vapeur lumineuse qui, pour les Anciens, accompagnait les dieux sur terre ») et clair-obscur (selon Le Caravage, La Tour ou Rembrandt), il nourrit, non une gradation du sombre au coloré, mais une dramaturgie de l’absence, en écho à l’Erinnern als Abwesenheit [le souvenir comme absence] par lequel « Paul Celan a décrit un jour la tâche de la poésie ».

Surgit alors l’utopie. Encore étonné d’avoir pu réaliser ce qui, enfant, était une pure utopie (vouer sa vie à la composition), Jacques Lenot est perpétuellement habité par des désirs de réaliser des projets insensés. Et, parmi ceux-ci, des cycles d’œuvres (ces cycles sont une de ses réponses aux permanentes questions de développement dynamique et de forme propres au métier de compositeur). Le catalogue de Jacques Lenot est traversé de plusieurs cycles, dont Allégories d’exil et Utopia glossa. Plus récemment, ces utopies de cycles se sont muées en de longues œuvres faites d’aphorismes enchaînés et inséparables, où le bref est un outil privilégié pour conquérir la durée, pour créer la grande forme. Témoins Cinquante-quatre fragments sur la déploration du Christ, commentaire d’un tableau d’Ambrogio Fassano dit « le Bergognone » (2004, 56 minutes), Et il regardait le vent (« 62 mouvements enchaînés d’une minute répartis en cinq sections », 2014, 70 minutes) ou*Quatuor à cordes n°7* (« 42 configurations pour quatre musiciens », 2012, 42 minutes). Le compositeur précise : « Je me suis aperçu des soli de chaque instrument. Puis ils se rencontrent comme par inadvertance, se coagulent, se séparent. » Ainsi conçoit-t-il « un monde de détails microscopiques de l’ordre du grain de la voix. Ces éléments dissemblables, comme une myriade de souvenirs, forment une unité complexe et mouvante. »

Enfin, dans le langage de Jacques Lenot, s’impose le sentiment de perte qui hante une majeure part de son œuvre : « Ce que j’ai perdu ou ce que j’ai peur de perdre est difficile à expliquer. Je prends donc deux exemples : mes “tombeaux”. J’envisage le tombeau dans le sens où la culture baroque française l’entendit si souvent : un hommage à un remarquable être disparu, et tel que Ravel le poursuivit avec son Tombeau de Couperin. […] À des degrés intimes très forts, lorsqu’il s’agit de tombeaux, ou plus légers en cas de titres mélancoliques, chacune de ces œuvres s’adresse à moi qui viens de perdre quelqu’un. Au-delà de la peine que me cause le décès d’êtres chers, j’éprouve un sentiment permanent de perte et vis sans cesse avec lui, mû par lui. […] Et, comme tous les mélancoliques, ma mélancolie se nourrit de celle des autres. […] J’ai construit l’essentiel de mon œuvre sur le deuil, sur la perte.[…] Et je n’y puis rien : en dehors des moments où je compose (au sens de la « cuisine » de compositeur, donc lorsque je fais ma combinatoire ou mes jeux avec les rythmes et les hauteurs), je suis mangé par ce travail de perte. » Ce sentiment de perte se traduit au travers des gens de lettres élus : outre les poètes nommés ci-avant, deux dramaturges (Bernard-Marie Koltès et Jean-Luc Lagarce) et une bibliothèque où dominent la littérature germanophone au tropisme romantique (Walter Benjamin, Paul Celan et Robert Musil) et la littérature française (entre La Fontaine, Chateaubriand et Proust). Cet univers situe Jacques Lenot dans une singulière création entre musique, graphisme et littérature et l’inscrit dans la longue histoire de la mélancolie en Occident, entre ses collègues contemporains Hugues Dufourt, Wolfgang Rihm et Heiner Goebbels.


[Toutes les citations de Jacques Lenot proviennent des entretiens du compositeur, publiés (cf. l’onglet Ressources de cette page) ou inédits, avec Frank Langlois]

© Ircam-Centre Pompidou, 2016


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