Parcours de l'œuvre de Gérard Grisey

par Pierre Rigaudière

S’il est un aspect qui frappe par-dessus tout dans sa musique, c’est l’engagement sans faille de Gérard Grisey au service d’un projet artistique. Cette détermination inébranlable, qui poussait le compositeur à affiner sans cesse sa formulation d’un idéal esthétique confinant à l’utopie, inviterait presque à une approche évolutionniste de l’ensemble de son œuvre, tant le perfectionnement du langage semble en être le fil conducteur. La notion de progrès, pour suspecte qu’elle puisse être dès lors qu’elle a l’art pour objet, ne peut être totalement évacuée de la perspective qu’offre la chronologie des opus laissés par Grisey, même si chaque composition ne saurait évidemment en invalider pour autant la précédente.

Avec Charme pour clarinette seule, composé en 1969 à l’Académie d’été de Sienne, le compositeur fait manifestement allégeance à la rhétorique sérielle. Bien que cette première pièce publiée ne soit aucunement représentative d’une production qui en prendra le contre-pied, elle attire néanmoins l’attention sur une approche combinatoire dont l’influence sur la pensée musicale de Grisey n’est pas à minimiser, en même temps qu’on y voit poindre à l’état embryonnaire la polarisation de la forme par des couples de catégories antagonistes. L’orientation directionnelle du discours selon la transformation d’un son en un autre, plus généralement selon le passage d’un état à l’état opposé (notamment le passage du son au bruit), désignée par le vocable de « processus », devient avec Dérives (1973-1974) pour deux groupes orchestraux une caractéristique dominante de la grammaire griseyenne. Comme le signale Peter Niklas Wilson 1, elle est la manifestation technique d’une esthétique de l’intégration, de l’harmonisation des contraires.

Avec pour corollaire le plus évident la continuité – donc l’évitement du contraste comme de la rupture – entre deux pôles dont l’opposition doit être perçue sans équivoque, cette logique du processus s’est vue reprocher sa lisibilité excessive et, comme en convenait le compositeur lui-même à propos de Partiels, son caractère didactique. Dès Modulations, Grisey intègre à ses processus la variabilité d’un « degré de prévisibilité » qu’il théorisera quelques années plus tard sous l’appellation de « degré de préaudibilité ». Du cycle des Espaces acoustiques, qui occupa le compositeur pendant plus de dix ans, les titres disent clairement combien il est imprégné de la référence aux modèles acoustiques et électroacoustiques : Prologue (1976), Périodes (1974), Partiels (1975), Modulations (1976-1977), Transitoires (1980-81) et Épilogue (1985), six « épisodes » pour effectif instrumental croissant, jusqu’au grand orchestre, ont en commun le cadrage harmonique du spectre d’un mi grave. La vie interne de ces longs processus vient de l’observation de sonagrammes (représentations graphiques de l’évolution spectrale d’un son dans le temps), dont la reconstitution, littérale ou non, désignée par le vocable de « synthèse instrumentale », exige un grossissement temporel conséquent. C’est cette plongée dans l’intérieur du phénomène sonore qui justifiera la lenteur discursive jusqu’au milieu des années quatre-vingts. Le transfert dans le domaine instrumental des techniques de l’électroacoustique fait son apparition dans Partiels avec la simulation du modulateur en anneau (ajout de la somme et la différence des fréquences qui lui sont injectées) ; le filtrage de bandes de fréquences, courant chez Grisey, avait déjà été pratiqué par Ligeti dans Atmosphères (1961), quoique de façon plus empirique. L’idée de regrouper plusieurs pièces en un cycle est motivée essentiellement de la difficulté chronique qu’éprouve alors le compositeur à trouver des fins musicalement logiques, comme en témoigne à la fin de Partiels le recours à un expédient théâtral l’intervention puis le départ des musiciens qui paraît aujourd’hui quelque peu daté.

Le matériau « spectral » choisi par Grisey confère à sa musique plusieurs caractéristiques aisément reconnaissables, dont la plus saillante est un certain hédonisme harmonique. Bien que développant une harmonie « fréquentielle » qui occasionne des hauteurs non tempérées, notées par approximation au quart ou au sixième de ton, le compositeur n’exclut pas totalement une approche coloriste, confirmée d’ailleurs une orchestration dans laquelle il est difficile de ne pas voir l’influence de ses maîtres, Messiaen et Dutilleux. De ce point de vue, Grisey reste un harmoniste dont une grande partie des efforts de théorisation liés à l’ancrage de sa musique dans la réalité acoustique du son vont dans le sens d’une réhabilitation des notions de consonance et dissonance par leur désolidarisation du cadre tonal. Par ailleurs, les sons différentiels issus de la modulation en anneaux étant parfois trop graves pour être jouables, Grisey les représente sous formes de rythmes correspondant à des oscillations de très basses fréquences. Le procédé, exploité dès Partiels, sera systématisé dans Tempus ex machina (1979) pour six percussionnistes, où est établie une continuité entre rythme et timbre dont la justification par la prise en compte des seuils de perception trouve un antécédent dans les tentatives de synthèse développées par Stockhausen dans Kontakte (1960).

Il n’est guère étonnant que Gérard Grisey ait posé les bases théoriques de sa musique dans un texte fondateur lié à Darmstadt et à ses Ferienkurse 2, porté par un contexte où les écrits de compositeurs, tenant souvent du manifeste, motivés parfois par un besoin de légitimation, visaient à expliciter des démarches complexes. Sa réflexion, développée deux ans plus tard dans le même cadre 3, s’appuie notamment sur la Théorie de l’information d’Abraham Moles (1973) pour mettre en avant la nécessité d’un temps musical qui soit celui de la perception et non un temps abstrait, arbitraire, linéaire et chronométrique. Boulez, et dans une moindre mesure Messiaen, seront critiqués à cette occasion pour leur structuralisme fondé sur un déni du temps phénoménologique : « la structure doit s’arrêter à la perceptibilité du message 4 ». Il est significatif de ce point de vue que la notation rythmique soit proportionnelle dans Prologue, témoignant de l’éviction de la codification symbolique des valeurs rythmiques au profit d’un rapport analogique entre l’espace graphique et la durée. D’enivrantes perspectives amènent Grisey à établir une équivalence implicite entre la perception du son et celle du temps, soulignée musicalement par l’appariement de catégories telles que consonance et périodicité d’une part, dissonance et apérodicité d’autre part.

Fort de ce positivisme scientifique, le compositeur compte beaucoup sur la psychoacoustique pour esquisser les contours d’une musique aux dimensions humaines. Il est d’ailleurs tentant de voir dans cette attitude le pendant de la plongée mystique dans le son proposée par Scelsi, dont on sait la force suggestive qu’elle a exercé sur Grisey. Ce dernier, participant à sa façon à la quête des universaux – en restant cependant à l’écart des pistes explorées par François-Bernard Mâche –, se tourne spontanément vers les modèles naturels. S’il est tentant de voir dans cette tendance naturaliste un rapprochement de plus avec l’orientation esthétique de Tristan Murail, on constate néanmoins que le rapport esthétique de ce dernier avec la nature est plutôt contemplatif, incluant éventuellement l’impressionnisme paysagiste ou la mise en scène des éléments et de leur changement d’état. Les modèles physiologiques auxquels se réfère Grisey (plusieurs pièces, parmi lesquelles Prologue, dont le rythme dominant est par ailleurs la figure iambique typique du battement cardiaque, intègrent à divers niveaux formels une articulation ternaire calquée sur le rythme respiratoire), sont plutôt destinés à imprimer à la musique une corporalité qui rejoint la préoccupation des universaux.

Talea (1985-1986), pièce de musique de chambre pour flûte, clarinette, violon, violoncelle et piano, apparaît clairement comme un tournant stylistique. Parce que s’y manifestent des figures rythmiques rapides jusque-là largement minoritaires, et avec elles les possibilités d’enrichissement narratif, les enjeux s’élargissent : il s’agit désormais d’exploiter la possibilité de rupture, et avec elle un nouveau potentiel dramatique, sans pour autant porter atteinte aux principes essentiels de continuité et de directionnalité. Les processus locaux laissent place à un méta-processus qui régit l’alternance de textures et d’objets contrastés. C’est dans Le Temps et l’Écume (1988-1989), dont le titre provient directement d’un concept révélé à Gérard Grisey par l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet, que le compositeur développe l’artéfact compositionnel des temporalités relatives. Une métaphore naturaliste, animalière cette fois – faut-il y voir l’influence de Messiaen ? –, justifie l’alternance de sections aux caractéristiques rythmiques contrastantes : aux figures rapides correspond un « temps des oiseaux » qui vient contrebalancer un « temps des baleines » fortement dilaté, le moyen terme étant représenté par la temporalité humaine. Le Noir de l’Étoile (1989-1990), extension de Tempus ex Machina, pousse plus loin l’incursion dans le domaine de l’astrophysique puisque le compositeur ajoute aux percussions et à la bande enregistrée la retransmission en direct par un observatoire de sons obtenus par l’« écoute » d’un pulsar (signal radio à fréquence fixe émis par une étoile à neutrons tournant sur elle-même). Les pulsars ne se manifestant qu’à une heure précise, les contraintes d’organisation donnaient au concert une dimension de happening qui rappelle en outre par son sujet Sternklang (1969-1971) de Stockhausen. Le modèle acoustique auquel se réfère le premier mouvement de Vortex Temporum (1994-1996), à savoir trois formes d’ondes sonores – sinusoïdale, carrée, en dents de scie –, dont l’application au matériau musical a quelque chose d’abstrait, peut passer pour le reniement de positions fermement affirmées dans le premier manifeste quant au refus des modèles extra-musicaux. Toutefois, le contingentement de son incidence aux profils mélodiques incite à le considérer davantage comme un geste, comme une tentative de calligraphie sonore. Par ailleurs, l’intégration d’une courte figure mélodique d’arabesque empruntée à Daphnis et Chloé de Ravel offre un exemple intéressant de neutralisation du matériau, dont l’effet est de désamorcer toute impression de citation. D’un point de vue instrumental, on peut noter la scordatura de quatre notes, abaissées d’un quart de ton, permettant au piano de s’intégrer dans le tissu harmonique spectral. Le deuxième mouvement, sorte de zoom sur le fragment ravélien, illustre une nouvelle fois le principe d’une temporalité étirée.

L’absence de la voix du catalogue de Gérard Grisey jusqu’au début des années quatre-vingts est frappante. Elle n’est pourtant pas très étonnante de la part d’un compositeur qui, occupé à consolider un langage novateur dont on sait les fondements théoriques redoute la dimension sémantique nécessairement liée au chant. Il se résout avec Les chants de l’Amour (1982-1984) à tenter de relever le défi, mais le traitement majoritairement onomatopéique du matériau vocal ne peut qu’apparaître comme une esquive. Les nombreuses didascalies de la partition témoignent sans équivoque de la dimension théâtrale de la pièce. Parmi le matériau exposé par les douze voix mixtes – une treizième voix, synthétique, est diffusée à partir d’une bande à quatre pistes –, figurent quelques mots proférés en dix langues. Lisible dans les textures vocales autant que dans la tentation d’une utopie syncrétique, l’influence de Stockhausen renvoie autant à Stimmung qu’à Hymnen. Elle se fait ressentir également à des niveaux plus profonds, notamment l’attachement de Grisey à une forme légitimée par le matériau qui la produit.

C’est un stimulus graphique, un tableau de Piero della Francesca, qui est à l’origine du projet de L’Icône paradoxale (1992-1994) pour soprano, mezzo et grand orchestre divisé en deux groupes. Neutralisant de nouveau la dimension sémantique du chant, cette fois par l’utilisation d’un texte dénué de toute charge affective – des extraits du traité sur la perspective de Piero –, Grisey s’interdit de surcroît tout lyrisme en réduisant le matériau vocal à des lignes dépersonnalisées, avec une préférence pour des fragments de gammes. Le traitement quasi instrumental de la voix caractérise encore les Quatre chants pour franchir le Seuil (1996-1998), pour quatre groupes totalisant une soprano et quinze musiciens, œuvre ultime du compositeur. En témoigne surtout le recours soutenu aux quarts de ton, occasionnant des intonations parfois problématiques qui rendent extrêmement difficile une exécution exacte et contraignent l’interprétation, même si les lignes se sont manifestement assouplies. Ces chants sur des poèmes de natures et de provenances diverses que rapproche le thème de la mort a frappé presque tous les commentateurs par son caractère prémonitoire. Simple coïncidence ou prescience d’une fin proche, leur propos tire sa profondeur du sentiment de sérénité qui émane de l’ensemble de l’œuvre. Point d’aboutissement de certains questionnements compositionnels, ces chants de passage ne ressemblent pourtant pas à un testament ; ils ne font que laisser en suspens une interrogation sur le prochain seuil musical qu’aurait souhaité franchir ce compositeur poussé vers la perfection de son art.


  1. Peter Niklas WILSON, « Vers une “écologie des sons” », Entretemps n° 8, 1989, p. 55-81.
  2. « Zur Entstehung des Klanges », Darmstädter Beiträge zur Neuen Musik, Band XVII, 1978, p. 73-79, Schott.
  3. Pour la dernière révision : « Tempus ex machina », Entretemps n° 8, 1989, p. 83-119.
  4. « Tempus ex machina », p. 99.
© Ircam-Centre Pompidou, 2007


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