Aldo Clementi participe au dépassement du sérialisme, par la catégorie de l’informel, moins philosophique, adornienne, dans son cas, que picturale, et par une pensée négative, visant la neutralisation de l’intervalle en d’opulentes trames, textures et polyphonies, faites de contrepoints, de canons et de carillons, aboutissant à la suspension de la forme, sans commencement ni fin, en un continuum sans but. Il en résulte des masses illusoirement inertes, sinon aphasiques, et pourtant magmatiques, témoignage d’une horror vacui, ainsi qu’une création a contrario, où l’organique, l’homme, la beauté, sinon l’art se vivent seulement comme paradis perdu. Aussi cite-t-on volontiers cette déclaration de Clementi, aux accents beckettiens : « La musique (et l’art en général) doit avoir simplement l’humble devoir de décrire sa propre fin ou du moins sa lente extinction1 ». En somme, il s’agit de trouver un moyen de cesser.
L’œuvre de Clementi suit un découpage en quatre périodes.
Carrés magiques
Webernienne, sérielle, structurale, aux timbres prégnants, la première période (jusqu’en 1960) reprend la technique des mutations de Bruno Maderna. Les œuvres, parmi lesquelles Tre studi (1956-1957), pour ensemble, y subdivisent leur matériau de base en structures de quelques sons, les soumettent à un contrepoint circulaire – déterminé par une matrice numérique –, à une rotation, et les inscrivent dans des « carrés magiques » (sur papier millimétré ou à carreaux), qui en modifient l’ordre horizontal, vertical et diagonal, altérant continûment le matériau initial. « C’était comme trouver un stade intermédiaire entre le cerveau et la note. Les notes doivent être mises au dernier moment, comme un fait pragmatique, comme une formalité2 ». Le carré magique représentait en outre la première transposition d’un espace visuel, figural, plastique, plus que spéculatif, en espace sonore, les graphiques résolvant les apories de la composition. Les Tre studi alternent strates, statiques, figures et tensions, avant que la Composizione n. 1 (1957), pour piano, ne crée un mécanisme savant et raffiné d’accélérations et de décélérations, déphasées, dans lequel la durée est considérée comme une projection horizontale des hauteurs.
Ideogrammi n. 1 (1959), pour seize instruments, et Ideogrammi n. 2 (1959), pour flûte et dix-sept instruments, traduisent, par leur titre même, une attention aux relations entre son et signe. Dans un langage presque désincarné, dépouillé de valeur psychologique, à la faveur d’une objectivité d’automate, impassible et anonyme, et dans l’instrumentation blanche, transparente et froide qui en reflète le projet, « les silences sont compris comme des éléments “pleins” de construction, une autre dimension superposée à la première. Ils sont aussi compris comme les relatifs contraires des accords, comme “dilatation silencieuse“ d’une “contraction audible”3 ». À ces silences, hérités de Webern, et qu’il juge opposés à la linéarité schoenbergienne, Clementi substitue peu à peu des strates, des agglomérats, des grappes de notes, des zones de densité de matière et autres trames dans lesquelles les sons, alternativement, se condensent et se diluent, créant et détruisant autant de denses polyphonies. En 1960, à la suite des Zeitmasse de Karlheinz Stockhausen, le trio Triplum (1960), dont l’écriture sur portée résulte encore d’un graphique, élimine bientôt tout résidu de thématisme par le seul contrepoint.
Créé le 14 mai 1961 au Teatro Eliseo (Rome), Collage (1960), action musicale en un acte, marque une charnière4. Ce ballet mécanique, abstrait, sans acteur ni danseur, sans personnage, sinon des objets et des machines, s’inspire de l’idée alchimique de transformation de la matière jusqu’à l’homunculus et représente la naissance de l’homme, ensuite normalisé dans le monde qui l’entoure avant de l’anéantir et de le renvoyer à son origine inanimée. Le titre de l’œuvre, Collage, est son programme : ni happening, ni Gesamtkunstwerk, ni union synesthésique des arts, mais sons, mouvements, mobiles, dans le sillage d’Alexandre Calder, laterna magica, projections, films, mannequins et autres structures gonflables… Ce collage, cette coprésence de matériaux autonomes, ce Merz scénique, qui emprunte sa forme à Kurt Schwitters, récuse parallèles, descriptions et narrations, en quête d’une non-relation entre les événements. Or, concède Clementi, « ce n’est pas aussi simple qu’on le croit de ne pas mettre en relation5 ». Pour autant, loin d’un Éden immuable, les matériaux doivent être mobiles pour entrer dans la dimension constitutive de la musique, le temps. En retour, la dimension visuelle est partie intégrante de la composition : une musique pour les yeux, à l’instar de ces objets disposés sur une toile invisible que Clementi croit percevoir dans l’œuvre de son maître, Goffredo Petrassi.
Après le cours que Stockhausen donne à Darmstadt en 1961 s’ouvre une nouvelle période, la deuxième (1961-1964), dite de l’informel, lequel donne son titre à trois œuvres : Informel n. 1 (1961), pour piano et percussions, Informel n. 2 (1962), pour ensemble, Informel n. 3 (1961-1963), pour orchestre, en écho musical aux lexiques de la peinture d’alors, d’Antoni Tàpies, Alberto Burri ou Jean Fautrier, substituant aux structures géométriques des amas de matière, les incisant, les voilant, les décollant… Ruinant la logique sérielle, Clementi établit un continuum chromatique, amorphe, un cluster immobile dans ses contours, mais constamment changeant par le contrepoint et les canons internes, ce qu’il appelle un matiérisme statique, souvent projeté sur une page unique de partition dans laquelle se condensent le matériau et les règles de son exécution – une page au format parfois gigantesque, comme dans Informel n. 3, aux soixante-douze parties réelles (douze bois, douze cuivres, quatre-huit cordes divisées).
De ces vortex, insistons sur les trois points suivants :
la censure de la dialectique, dont l’intervalle était le garant. L’intervalle, ou le détail, n’est plus audible en soi, la polyphonie annihilant tout profil mélodique, de même que toute dynamique et toute agogique. La musique réalise cette dissipation « par un contrepoint très dense et en reléguant les parties au rôle honteux de micro-organismes cadavériques et inaudibles6 ». Composer n’exclut cependant pas la rationalité, de laquelle participent les plus sévères contrepoints et canons circulaires. Mais trames et textures s’avèrent inhumaines, car confiant au seul automatisme de ces techniques le soin de leur établissement, dès lors que le sujet n’est plus en mesure d’anticiper le rendu sonore de chacun des éléments et de saisir leur devenir causal. Le jeu de l’imitation et de la répétition déphasée se trouvant aboli à l’écoute, la tyrannie de la mémoire disparaît – et le créateur y perd un peu de son aura métaphysique ;
l’abolition des contrastes (de dynamiques, de registres, de timbres…), ainsi que des césures et articulations formelles, autrement dit des rapports entre parties, sections ou épisodes, qui aplanit radicalement toutes les oppositions et la tension, en tant que celle-ci ne serait qu’une perpétuation des principes de la forme-sonate : « Toute œuvre naît d’une matrice originaire unique, petite, mais qui est comme une espèce d’écheveau qui s’agrandit. Il n’y a pas un avant et un après, il n’y a pas d’acmé, il n’y a pas quelque chose qui croît vers le centre et diminue vers la fin. […] La forme ne doit pas contenir d’épisodes, parce que l’épisode fractionne, découpe le détail, le fait apparaître comme un ensemble de détails. Pour moi, toute œuvre est vraiment comme un détail unique. […] La macroforme est dans le même temps une microforme, parce qu’elle dérive de l’agrandissement d’une petite microforme7 ». La densité, l’épaisseur et la transparence des trames polyphoniques deviennent primordiales dans cette forme qui prend un aspect multipolaire et se fait « phénomène polydirectionnel ». Interrompu ad libitum par quatre inserts, Informel n. 2 est ainsi le contrepoint luxuriant d’un cluster varié ;
la suspension du temps, l’absence de scansion rythmique, voire métrique, ainsi que la fixité des dynamiques et des timbres, accentuant la stase de ces blocs qui paraissent extraits d’une totalité désormais brisée. Sous l’influence, notamment, de Mark Tobey, contrepoints et canons circulaires s’écoulent bien, mais sans archè ni telos – et se trouent à l’occasion, en introduisant des corps étrangers. Leur sphéricité transforme la musique en objet sonore au caractère moins temporel que spatial (chez Clementi, une ligne est visuellement montante ou descendante), dont la fin n’est pas définie a priori, mais résulte, passivement, de la saturation que le compositeur a créée. « La fin d’une pièce doit se développer par sa force propre, par entropie, par saturation. À ce moment, l’auteur devient comme un spectateur, lequel constate simplement que la pièce est finie, sans intervenir directement8 ». Une mort par hypertrophie.
Optical Music
Après Variante A et Variante B (1963-1964), respectivement pour chœur et orchestre9, et pour trente-six instruments, l’informel clémentien se transforme dans la troisième période, dite « a-formelle optique » (1966-1970), sous l’influence de l’Optical Art, de la peinture de Piero Dorazio et de Victor Vasarely – une période qui culmine dans le cycle des Reticoli (1966-1970…). La polyphonie, radicalisant encore son renoncement au temps du métronome, à l’articulation, à ce qui serait reconnaissable et mémorisable en tant que tel, génère un continuum épais, compact, de strates, dont nous sommes incapables de suivre le devenir et où chaque voix, chaque ligne, est inexorablement recouverte, aliénée, au même titre que le sujet dans une société administrée, bureaucratiquement organisée. Désormais optiques, et s’éloignant du « matiérisme statique » de la phase antérieure, les structures contrapuntiques et canoniques persistent donc à ne viser à aucune individualisation, mais au chaos d’éléments indistincts. « L’art et la musique se meurent par saturation. Alors, soit on a le courage de se taire soit on continue à faire des choses […] qui expriment précisément l’agonie et la dissolution de l’objet exprimé. Il n’y a pas de contradiction entre une vision pessimiste, ou apocalyptique, du futur de l’art et l’exigence de bien mettre ensemble les notes, le désir de continuer un précieux artisanat musical10 ». Une musique négative s’exaspère, qui dissout le concept et la rationalité, mais avec les armes de la ratio. Reconnaissant l’influence, explicite ou non, de la philosophie d’Adorno, la pensée de Clementi, artisanale, nie tout sauf elle-même, sans quoi elle tiendrait d’un nihilisme absolu.
Polydiatonisme
La crise des années 1970 réintroduit – c’est la quatrième phase (à partir de 1970) – le diatonisme dans les contrepoints et canons11. Cette phase repose sur cinq types de matériaux :
a) la transcription musicale du nom de Bach12 (le motif BACH : sib, la, do, si) et d’autres compositeurs (Berio, Cage, Maderna, Schnebel, Petrassi, Togni, Webern…) ou interprètes (Roberto Fabbricciani, Georg Moench…), que les titres des œuvres notent avec des capitales, comme dans le canon à sept voix GiAn(ca)rlo CArDini (1978), pour piano préparé (GACAD : sol, la, do, la, ré) – à l’occasion des lettres de noms sont omises pour des raisons musicales ;
b) des gammes et des échelles, abstraites, neutres (hexacordes, « zig-zag »…), conçues, comme le reste, sur la base des principes du thématisme classico-romantique, et qui scindent l’ambitus de l’œuvre, en le divisant par tronçons, symétriques ou non, et par dynamiques ;
c) des citations de maîtres anciens (Dufay, Mouton, Michelangelo Galilei, Purcell, Bach, Mozart, Schubert, Chopin, Schumann, Offenbach, Johann Strauss, Brahms, Tchaïkovski, Ravel, De Falla, Stravinsky, Gershwin…), et jusqu’à des formules de jazz de Thelonius Monk ;
d) des thèmes anonymes, parmi lesquels citons l’Épitaphe de Seikilos, des chants grégoriens, des chansons des trouvères ou encore des mélodies populaires suédoises ;
e) des chorals en nombre – l’apport de l’histoire de la musique se manifeste également dans les titres d’œuvres qui évoquent avec insistance des genres du passé : madrigal, concerto, intermezzo, capriccio, scherzo, fantaisie, passacaille, impromptu, romanza, rhapsodie…
« Le choix du matériau de départ qui, dans la dernière période, devient authentique thème, représente d’emblée un acte compositionnel précis, parce qu’il met en jeu un champ de forces, du point de vue mélodique, rythmique et harmonique, forces qui déterminent ensuite la substance polyphonique de la pièce13 ». Objets trouvés, aimés et connotés, ruines nostalgiques et utopiques d’une totalité perdue, jadis organique, ces matériaux génèrent quantité de partitions pour les effectifs les plus variés, de la pièce soliste au grand orchestre et à la musique vocale.
L’utilisation de structures pour l’essentiel diatoniques ne modifie pourtant pas la construction polyphonique, toujours conçue comme trame sonore, quand bien même Clementi entend en alléger la texture, en simplifier les contrepoints et canons, et réduire ses formes spéculaires et mensurales. « Technique toujours contrapuntique et canonique : le module diatonique comme tesselle pour une mosaïque : diminution par rapport aux douze notes, mais plus de possibilités de construire avec les quatre formes spéculaires et plus les mêmes modules14 ». On y retrouve les quatre formes de base (original, rétrogradation, inversion et rétrogradation de l’inversion), ainsi que les transpositions. Les structures diatoniques, que ne dénaturent pas ces miroirs – l’inversion d’un accord parfait majeur est un accord parfait mineur, et vice versa –, ne contiennent qu’exceptionnellement des chromatismes. Et la « polytonalité » n’y est pas harmonique, mais contrapuntique, de sorte que Clementi forge le terme de polydiatonisme (polidiatonismo), en tant que multiplication de structures diatoniques (ou modales) tendant au total chromatique au moyen d’un contrepoint dans lequel les variations de durée, d’intensité et de timbre n’ont lieu que graduellement et insensiblement. De plus, dans le continuum, Clementi gradue la perception de ces structures, laissant apparaître, intelligibles ou moins, des bribes de tonalités, de mélodies et de rythmes, sans les dévoiler entièrement.
Les densifications et les raréfactions, soit l’augmentation ou la diminution de l’épaisseur d’une trame, n’affectent plus seulement des lignes, mais aussi des blocs. C’est notamment le cas de Komm süsser Tod (1983), pour douze instruments, qui reprend, du lied spirituel de Bach en do mineur (BWV 478), le thème et la ligne de continuo, y introduisant une voix intermédiaire. Le résultat est une polyphonie à trois voix, elle-même miroitée en canon selon les quatre formes fondamentales. La polyphonie atteindra de la même manière des canons de canons, comme dans la Romanza (1991), pour piano et orchestre, vaste canon de trois canons.
La polyphonie des notes, « verticale », à la densité changeante, se double d’une polyphonie temporelle, « horizontale », avec rallentandos systématiques à partir de l’Intermezzo (1977), pour quatorze vents et piano préparé. Les effets de ralentissement, par augmentation, dénotent une extinction, que souligne volontiers un diminuendo. Une telle métamorphose, concourant à l’agrandissement d’un objet sonore, est plus évidente encore dans l’écho, réitération déphasée de thèmes ou de blocs de thèmes, et dans des carillons, dont Clementi magnifie l’effet mécanique et le souvenir nostalgique, mais aussi le processus de décélération insensible, par les valeurs métronomiques autant que par le jeu des mensurations rythmiques.
L’écriture rappelle parfois les illusions et les architectures paradoxales de Maurits C. Escher, acoustiquement traduites par des systèmes de rotation, par d’insensibles accélérations et décélérations, mais surtout par des grilles d’éléments descendant chromatiquement en diagonale, mais dont la ligne monte horizontalement, comme dans la Passacaglia (1988), pour flûte live et flûte enregistrée, sur douze fragments empruntés : quatre à la Sonate BWV 1030 de Bach, quatre au Concerto K. 314 de Mozart et quatre à l’Introduction et variations D. 802 de Schubert. Le musicologue Gianluigi Mattietti a établi d’autres parallèles entre Escher et Clementi – lecteur de Gödel, Escher, Bach. Les brins d’une guirlande éternelle de Douglas R. Hofstadter15 –, parmi lesquels des déphasages rythmiques entre un cycle de couleurs et un cycle, au rythme distinct, de figures ; et des translations, réflexions ou rotations de figures, auxquelles peuvent être attribuées des grandeurs variables à l’intérieur d’une division régulière du plan.
De cette quatrième phase, commentons, pour conclure, deux œuvres scéniques.
ES (1978-1980) est un rondeau en un acte, dont le titre évoque le concept freudien de ça et qui se souvient de l’opérette, des valses de Johann Strauss et de la musique légère, que Clementi, comme Karl Kraus autrefois, tient pour l’imitation la plus fidèle de la réalité. L’œuvre met en scène trois types féminins, comme en écho lointain aux affects de l’opéra baroque, sinon classique : une secrétaire, Tuni, tendre, infantile et névrosée, sorte de Zerline ; une artiste, Mina, passionnée, hystérique et cruelle, à l’image de Donna Elvira ; et une femme au foyer, Rica, jolie, doucereuse et sombre, qui semble descendre de Donna Anna. Ces femmes, tel Sisyphe, sont en proie aux gestes absurdement réitérés de leur quotidien, mais aussi à leurs désirs. Symbolisé par une ombre ou une silhouette, Don Giovanni est l’absent vers lequel convergent leurs attentes vaines et déçues. Où la figure mozartienne prend les traits du Godot de Samuel Beckett. De plus, chaque personnage féminin a deux alter ego : « Trois femmes, neuf reflets réels et d’innombrables refletsvirtuels doivent être rendus par un jeu complexe de miroirs16 ». Les voix utilisent quatre types d’émission (le chant, le Sprechgesang, le parler et le rire). Quant au matériau musical, c’est un choral luthérien de Johann Crüger, Jesu, meine Freude, que Clementi avait déjà utilisé dans le canon circulaire à huit voix, deux sur chaque corde (arco normal et pizzicato), des Variazioni (1979), pour alto, dans Capriccio (1980), pour alto et vingt-quatre instruments, et dans Collage 4 (Jesu, meine Freude) (1979-1980), sur l’opposition entre catholicisme et Réforme, où le choral, dans un double chœur à seize voix (huit voix et huit cuivres), se heurtait à une bande magnétique élaborant des chants grégoriens qui empruntaient aux huit modes ecclésiastiques. Dans ES, chacun des six versets est à la base d’une des six sections de ce rondeau, qui répète à six reprises la même structure : Scène-Danse-Berceuse. Adoptant un tempo stable, les danses (valse brillante, polka, blues, valse lente, galop, mazurka, marche, tango et swing) rompent avec le modèle des scènes, au continuum canonique peu à peu ralenti, comme celui des berceuses, intermèdes instrumentaux essentiellement statiques.
Dans Carillon (1991-1993), opéra en un acte, Clementi se base sur une pièce de Hugo von Hofmannsthal, L’Homme difficile. Au cours d’une soirée, le Comte Hans Karl Bühl, antihéros détaché, sinon impassible, mais aussi séducteur, comme un négatif du Don Giovanni de ES, dialogue avec des types mondains viennois. Six personnages, dotés d’un alter ego, en une nouvelle scission du moi, en une nouvelle déclinaison du double : douze interprètes, donc, six en vis-à-vis de six autres, tels des marionnettes, chacune associée à deux instruments ou groupes instrumentaux (vents et cordes) par une géométrisation de l’effectif. Le texte, réduit à une ronde de fragments dans l’ordre de la pièce, donne l’illusion d’une conversation pleine d’ellipses et dévoile la vanité du mot, tout autant que la musique se refuse comme langage, expression, communication, discours articulé. Cette musique repose sur deux thèmes de salon : Une tabatière à musique d’Anatoli Liadov, déjà utilisée dans Madrigale (1979), pour piano préparé à quatre mains, avec glockenspiel et vibraphone enregistrés, et Concerto 2E2M (1982), pour seize instruments, ainsi que Souvenir de František Drdla. Carillon est conçu comme un canon de canons, une stratification polymétrique de six canons à quatre parties et à l’unisson. Il s’agit donc d’une structure à vingt-quatre voix réelles. L’œuvre, aux transitions bien moins perceptibles, sans les césures de ES, introduit six danses chantées, liées deux à deux (deux valses, fox / ragtime et tango / slow blues) par leurs tonalités (réb, lab et sol), et trois intermèdes.
Ces dramaturgies d’Aldo Clementi témoignent ainsi, sur scène, de visu, de ses structures circulaires, closes, et de processus sonores en perpétuel mouvement, mais au tragique à l’arrêt.
- Aldo CLEMENTI, « Commento alla propria musica » [1973], Autobiografia della musica contemporanea (Michela Mollia, éd.), Milan, Lerici, 1979, p. 73.
- Gianluigi MATTIETTI, « Canoni e figure. La produzione recente di Aldo Clementi », Canoni, figure, carillons. Itinerari della musica di Aldo Clementi, Milan, Suvini Zerboni, 2008, p. 154.
- Aldo CLEMENTI, « Ideogrammi n. 1 », Notiziario. Aldo Clementi, Milan, Suvini Zerboni, 1983, p. 12.
- Collage 1961. Un’azione dell’arte di Achille Perilli e Aldo Clementi, Rome, Gangemi, 2005.
- Aldo CLEMENTI, « Alcune idee per un nuovo teatro musicale contemporaneo », Il Verri, VIII/9 (1964), p. 63.
- Aldo CLEMENTI, « Commento alla propria musica », op. cit., p. 51.
- Dans Benedetto PASSANNANTI, « Clementi. Intervista », Archivio. Musiche del XX secolo. Annuario del Centro di documentazione della musica contemporanea (Palerme, CIMS), 1 (1991), p. 72.
- Ibid., p. 70.
- Masse statique, glaciale, à la durée inarticulée et à l’intensitémolto piano, sans le moindre crescendo ou diminuendo, Variante A est écrit pour 144 voix réelles (72 voix et 72 instruments), divisées en douze groupes de douze voix, l’épaisseur de la trame variant de deux groupes (un instrumental et un vocal) à douze. Les 72 voix chantent des syllabes du texte latin de la messe, ordonnées selon des critères phonétiques. La durée de cette œuvre est indéterminée, mais ses seize mesures doivent durer près d’une minute et être répétées au moins vingt-trois fois.
- Cité dans Renzo CRESTI, Aldo Clementi, Milan, Suvini Zerboni, 1990, p. 45.
- Voir Gianluigi MATTIETTI, Geometrie di musica. Il periodo diatonico di Aldo Clementi , Lucques, LIM, 2001.
- Voir les œuvres sur BACH : B.A.C.H. (1970), pour piano, qui ouvre cette quatrième phase de l’œuvre d’Aldo Clementi, Replica (1972), pour clavecin, Manualiter (1973), pour orgue, Esercizio (1975), pour violon d’étude, violon et alto, Reticolo: 3 (1975), pour trois guitares, et Variazioni su B.A.C.H. (1984), pour piano.
- Gianluigi MATTIETTI, Geometrie di musica, op. cit., p. 9.
- Lettre d’Aldo Clementi à Antonino Titone, Rome, 8 octobre 1979.
- Douglas R. HOFSTADTER, Gödel, Escher, Bach. Les brins d’une guirlande éternelle [1979], Paris, Inter, 1985.
- Aldo CLEMENTI, « Ancora sul teatro musicale », Musica/Realtà, 14 (1984), p. 161.