« Comme une rose sauvage… »

par Valérie Dufour

Personnalité détachée des conventions, Philippe Boesmans devient compositeur au moment où la plupart de ses contemporains adhèrent au sérialisme comme voie incontournable de la création musicale. Boesmans a préféré suivre son instinct personnel, évitant tout esprit de chapelle, ou tout groupe, pour avancer au gré d’allers et retours, en se dégageant de la volonté absolue de contribuer à la rénovation du langage musical. Tout son parcours se fera donc en marge des chemins balisés de la modernité musicale de la seconde moitié du XXe siècle. C’est en partie la raison pour laquelle Philippe Boesmans n’a jamais ressenti le besoin de formuler un discours pour définir ses œuvres ou sa démarche. Les témoignages et entretiens qu’il a donnés jusqu’ici s’abstiennent donc de toute ambition théorique, conceptuelle, ou même simplement explicative. Chez lui, l’audace n’est pas spéculative. Elle se situe au contraire dans une sorte de distance décomplexée avec l’intelligentsia musicale, n’hésitant pas à renouer avec le vocabulaire de la « beauté », de la « grâce », du « désir » ou de l’écriture comme « don » proche de la « quête amoureuse », autant de termes souvent réprimés dans l’environnement de la musique contemporaine. Son projet esthétique se situe donc dans le souci de retisser le lien avec l’auditeur et ses besoins. Mais la musique de Philippe Boesmans n’en est pas moins extrêmement exigeante pour autant ; elle met en œuvre une écriture très travaillée, une pensée complexe, et un souci de la perception dans la réalisation.

Anamnèse

Philippe Boesmans évoque deux chocs esthétiques de son adolescence qui ont peut-être déterminé sa vocation de compositeur : la découverte de Chopin tout d’abord, puis celle de Wagner. Il n’a pas suivi de cours de composition à proprement parler dans le milieu académique, mais ses études de piano au Conservatoire de Liège l’ont amené à y fréquenter une personnalité très attentive aux innovations musicales de l’époque : Pierre Froidebise (1914-1962). Avec lui, il entre progressivement en contact avec les esprits musiciens les plus curieux des « musiques nouvelles » en Belgique, tels André Souris, Célestin Deliège et Henri Pousseur. Il va à Darmstadt en 1961 et 1962. Il dira qu’il s’est engagé dans l’avant-garde comme il s’est engagé au parti communiste : composer et militer, deux postures extrêmes, mais parallèles, qu’il tempérera plus tard. Ses choix esthétiques se révèlent déjà singuliers. A l’heure où l’écriture sérielle domine, il est gêné par les contraintes de la logique sur la sensibilité musicale, et préfère Alban Berg à Anton Webern. Souris dit de lui à l’époque : « il pousse comme une rose sauvage… ». Sonance (1964) est l’œuvre qu’il considère comme sa première « vraie » composition, en partie parce qu’elle ne relève pas de la seule logique combinatoire. L’œuvre est un voyage entre diatonisme et chromatisme et, comme son titre semble l’indiquer, une invitation à l’écoute. S’il ne s’aventure pas sur les chemins du post-sérialisme, il n’en reste pas moins profondément attentif aux voies ouvertes par ses protagonistes, en particulier Boulez, Stockhausen et Berio, compositeurs pour lesquels il garde un réel attachement.

Engagé à la Radio dès 1961 pour y exercer diverses fonctions, Boesmans écrit à cette époque beaucoup de musiques fonctionnelles, et reconnaît que cela fut un apprentissage riche, pas seulement pour la science du pastiche, mais aussi pour les contacts féconds avec les musiciens auprès desquels il apprend les subtilités de l’orchestration. Comme il anime au début à la radio quelques émissions de chanson française, il développe un intérêt pour les musiques dites populaires, pour les voix plus simples de la variété, pour le jazz et le rock, et n’hésite pas d’ailleurs à introduire, de temps à autre, des échos de ces musiques dans ses œuvres. A cette époque, il fréquente un milieu intellectuel en pleine ébullition et s’intéresse notamment au structuralisme, à la psychanalyse et au théâtre, Brecht en particulier. En 1971, il est producteur à la RTBF. C’est en 1983, à près de cinquante ans, qu’il dessine les premiers contours de sa carrière de compositeur d’opéras. En effet, Gérard Mortier l’invite cette année-là comme compositeur en résidence au Théâtre de la Monnaie. Il maintient depuis ce lien fort avec l’institution bruxelloise qui créera tous ses opéras (à une exception près), de La passion de Gilles (1983) jusqu’au Au Monde (2014).

Artisanat et poétique

En marge du post-sérialisme ambiant, Boesmans réintègre tôt dans son écriture une réflexion sur la consonance, sans rejet de la dissonance pour autant. Il l’évoque avec les métaphores de la lumière qui se révèle d’autant plus forte dans le chaos, ou de la continuité qui est une condition essentielle pour une instabilité sensible. S’il s’appuie sur la tradition, on ne trouve pas pour autant, dans sa démarche, de complaisance pour une esthétique passéiste ou néoclassique.

L’attitude critique de Boesmans vis-à-vis de l’avant garde des années soixante se manifeste explicitement dans son œuvre pour voix, cor et ensemble instrumental Upon La-Mi de 1970. La pièce est écrite pour une voix de la « variété » (Claude Lombard) et le compositeur explore par là les attitudes vocales que l’on trouve dans la musique dite légère. Par ailleurs, comme son titre l’indique, elle trouve son matériau de base dans l’intervalle la-mi, qui garantit la stabilité verticale de l’œuvre et qui sert de socle à des développements harmoniques basés sur la quinte. Très marquée aussi par une sorte de catalogue de tous les effets à la mode à l’époque, l’œuvre se construit ainsi à la fois dans l’ironie critique des pratiques de son temps, en mettant en évidence une réelle volonté de s’en démarquer. L’œuvre remportera le Prix Italia en 1970 et déclenchera la carrière internationale de Boesmans.

L’exigence d’un matériau de base très simple est un autre trait de l’écriture de Boesmans. Loin d’en faire le socle d’une esthétique de la simplicité, il lui permet de se livrer à des développements complexes dans les registres, notamment, de la virtuosité, de l’exploration des timbres instrumentaux, et à des effets de démultiplication dans la construction du discours. Ce sont là des éléments structurants de son artisanat tels qu’on les trouve par exemple dans sa série Fanfares I pour deux pianos (mais un seul pianiste) en 1971, Fanfares IIpour orgue en 1973 et Fanfare III pour orchestre et aulochrome (un saxophone doté d’une dimension polyphonique, inventé par le facteur François Louis), créé en 2002. La nécessité d’une base simple et reconnaissable, par exemple des harmonies simples ou une périodicité rythmique claire, permet à Boesmans de jouer sur les effets de déstructuration de ce matériau, d’aller loin dans la désarticulation, et, par la virtuosité, de transfigurer la voix naturelle des instruments.

Dans ses premières grandes œuvres orchestrales, pensons à Intervalles I (1972), Intervalles II (1973), et plus tard Conversions (1981), Boesmans maintient ce souci d’un matériau mélodiquement reconnaissable qui va lui servir à explorer la continuité dans la durée, un autre aspect très important de son artisanat. Boesmans se soucie en effet beaucoup, dans sa musique, des processus de transfert des éléments qui la composent. Dans Conversions, le matériau est progressivement « converti » harmoniquement, contrapuntiquement, orchestralement, et mélodiquement. C’est aussi une manière pour le compositeur de réaffirmer la place dans son langage de la consonance, de la périodicité rythmique ou des intervalles conjoints. Conversions a ainsi été une pièce jalon, tant pour la maîtrise du grand orchestre que pour l’affirmation du lyrisme chez Boesmans, d’autant plus nécessaire que c’est très peu de temps après qu’il sera invité à composer son premier opéra.

Dès le moment où Boesmans écrira régulièrement des opéras, les liens qui se tissent d’une œuvre à l’autre seront de plus en plus évidents. L’écriture des opéras, explique Boesmans, est une activité qui requiert beaucoup d’énergie sur une longue période, et ce sont aussi en quelque sorte des « nœuds » qui génèrent beaucoup de matière musicale, laquelle peut ensuite être utilisée dans des œuvres plus modestes que le compositeur appelle parfois ses œuvres « de repos ». Parallèlement, dans ses compositions instrumentales, le compositeur se détachera de plus en plus des schémas ou des projets compositionnels préétablis. On le voit clairement dans l’évolution des titres de ses pièces : dans les années soixante et soixante-dix, ceux-ci référaient directement au processus compositionnel mis en œuvre (Élément/Extensions, Doublures, Multiples…) alors que les titres plus récents, souvent en anglais, relèvent désormais plutôt d’évocations poétiques ou d’états émotionnels (Extases, Dreamtime, Smiles, etc*.*).

Entretemps, Boesmans maintient son intérêt pour la continuité avec l’histoire de la musique à travers ses réflexions sur les gestes musicaux des genres traditionnels, comme en témoignent son Concerto pour piano (1978) et celui pour violon (1979) (cadences, jeux de réponses instrumentaux, etc.), ou ses hommages à certains compositeurs comme dans ses Trakl-Lieder (1986-89), œuvre avec laquelle il se mesure au lied symphonique dans la tradition de Mahler et Strauss.

La thématique du rêve traverse toute la musique instrumentale de Boesmans des années quatre-vingt-dix. C’est peut-être pour lui la voie de la reconquête, presque ingénue, des mouvements du cœur, de l’âme, de la mémoire, dans la musique. Les deux quatuors, Fly and driving (1988) et Summer Dreams (1994) sont deux exemples de cette recherche de mise en musique des expériences de la vie quotidienne comme source de beautés. Avec Fly, Boesmans assume un retour à la légèreté qui contraste avec l’énergie motorique de Driving où le travail sur le rythme a toute sa place. Avec le second quatuor, le champ des réminiscences musicales s’élargit, du baroque à la musique soul, toutes dissimulées ici dans un éventail de gestes ornementaux (glissandi, figures répétées, interruptions, ostinatos, etc.), autant de procédés qui témoignent de l’originalité du langage de Philippe Boesmans ; il le dit lui-même : la complexité est un outil et non pas une vertu.

La petite comédie humaine de Boesmans, ou la reconquête de l’opéra

Les œuvres instrumentales de Philippe Boesmans montrent à elles seules un évident sens du théâtre, un goût de l’effet, un sens du temps, un respect de l’écoute et de la perception, mais aussi une attention de plus en plus portée à la psychologie humaine et ses méandres. Gérard Mortier donnera l’impulsion décisive en passant au compositeur la commande de La passion de Gilles en 1983, puis celle de Claudio Monteverdi, L’Incoronazione di Poppea en 1988, l’invitant ensuite à travailler « en résidence » au cœur même de La Monnaie. Bernard Foccroulle, le successeur de Mortier à la tête de l’institution, poursuivra cette collaboration privilégiée d’où naîtront Reigen en 1993, Wintermärchen en 1999 et Julie en 2004. En 2009, Yvonne, princesse de Bourgogne est créé à l’Opéra de Paris et, en 2014 Au Monde, son opéra dernier en date, voit le jour à la Monnaie alors dirigée par Peter de Caluwe.

Si l’opéra est de toute évidence un espace de création naturel pour Boesmans, ce n’est pas, comme on pourrait le penser, dans une sorte de défiance, ou d’indifférence, face au dédain de ses contemporains pour ce genre décrié et tombé en déliquescence, qu’il s’y est intéressé au début. Au contraire, ses premières expériences rencontrent plutôt l’esprit du temps et la volonté d’en finir avec la discipline opératique à travers des « anti-opéras » typiques de l’époque. On le voit dans Attitudes, un « spectacle musical » créé en 1979, de caractère très éclaté, sans narration. La passion de Gilles (1983), sur un livret du Belge Pierre Mertens racontant Jeanne d’Arc et Gilles de Rais, était aussi à l’origine pour Boesmans une sorte d’ultime tentative critique de l’opéra, dans la veine expressionniste en vogue à l’époque, combinant en même temps avec ironie tous les tics du genre. C’est avec l’expérience spécifique de l’orchestration de L’Incoronazione di Poppea de Monteverdi en 1988, que Boesmans va développer son goût pour la dramaturgie musicale, et se plaire à retrouver les secrets de fabrication de l’opéra. Il y met au point tout son talent d’orchestrateur et une esthétique vocale respectueuse et naturelle.

A la suite de ce travail expérimental avec Monteverdi, Boesmans reconnaît que son œuvre prendra un tournant décisif. Viennent alors les opéras ReigenWintermärchen et Julie, tous trois en allemand, et menés avec l’étroite complicité du librettiste et metteur en scène Luc Bondy. Reigen (1993), d’après Arthur Schnitzler, a été une révélation pour un large public, marquant une sorte de renouveau de l’opéra. L’œuvre flirte avec la légèreté, voire une veine comique à la manière de Cosi fan tutte, le compositeur mettant le souci de l’efficacité dramatique au-dessus de la quête d’effets typiques des nouveaux langages musicaux. Wintermärchen (1999), d’après le Conte d’hiver de Shakespeare, va dans le même sens tout en intégrant, comme le compositeur le fait à la même époque dans sa musique instrumentale, un vaste cortège de références musicales du passé (de Monteverdi à Benjamin Britten), mais aussi du présent. En effet, le troisième acte de l’opéra se développe autour d’une longue improvisation jazz-rock assurée, lors de la création, par le groupe Aka Moon et le chanteur Kris Dane. Avec Wintermärchen, les opéras de Boesmans continuent à rencontrer la grande estime du public et font une belle carrière tant sur les scènes européennes qu’au disque. L’aventure continue avec Julie d’après Strindberg en 2005. A la grande fresque shakespearienne, succède ici un drame intimiste, dans une forme plus concentrée (trois solistes et orchestre de chambre), autour de l’histoire d’une jeune femme transgressive et prisonnière du carcan familial. Sans parler de leitmotive, l’écriture s’appuie ici sur la prolifération à partir d’éléments motiviques constituant des allusions aux caractères des personnages et aux situations, et donnant l’unité et la direction au discours musical.

En 2009, Boesmans et Bondy continuent leur exploration du théâtre de répertoire avec le surréalisme polonais d’Yvonne, princesse de Bourgogne d’après Gombrowicz, un opéra où tout relève des limites entre subversion et perversion. Boesmans recherche toujours une grande clarté d’énonciation à tout moment, et s’amuse encore des gestes de la musique contemporaine, dans un jeu avec le propos littéraire (Acte I, scène 5, réplique d’une tante d’Yvonne : « Pourquoi n’es-tu pas plus moderne ? »). La dernière création en date, Au Monde, en collaboration avec Joël Pommerat, d’après le spectacle éponyme de ce dernier, a eu lieu en mars 2014. L’opéra s’ouvre sur un appel lyrique, quasi vériste, de la trompette, un repère d’où découle le matériau musical à venir. Le travail vocal accentue encore la quête de légèreté, et une forme de clarification, de raréfaction des effets, ce qui contribue à plus de densité. En osant souvent des associations de timbres instrumentaux inédites, et en mettant en valeur la couleur instrumentale à travers un soin accordé aux aspects formels de l’œuvre, Au Monde démontre encore toute la maîtrise stupéfiante de l’orchestration de Boesmans, toujours hautement raffinée. L’impertinence du compositeur se loge ici dans son usage de la célèbre chanson My Way qui cristallise la tension entre sublime et trivialité.

La musique de Boesmans décortique les passions ; plus qu’elle ne l’illustre, elle vient compléter le drame, ou éclairer ses contrastes et ses paradoxes. De même, le chant, chez Boesmans, concrétise la vérité psychologique des personnages. Avec sept opéras aujourd’hui, c’est une véritable petite comédie humaine qu’il déploie musicalement. Souvent saillantes, les citations dans les opéras de Boesmans fonctionnent comme des réminiscences instinctives, des évocations lointaines. Sans théoriser sa façon de se situer historiquement, on peut dire que le compositeur agit dans une forme de déviation permanente des choses connues afin de leur redonner une nouvelle étrangeté. Ses opéras semblent souvent plonger leurs racines dans la grande tradition romantique allemande avec des souvenirs de Wagner, Richard Strauss ou Alban Berg. On hésite entre une forme très subtile d’activation de la mémoire de l’auditeur de la part du compositeur, ou la simple volonté de l’auditeur d’associer systématiquement tout événement sonore à ses propres catégories établies. Cela fait parfois dire aussi, de manière générale, que le travail opératique de Boesmans se situe dans la convergence de Debussy, Leoš Janáček et Alban Berg. C’est juste dans la mesure où Boesmans renoue avec une tradition qui veille à une convergence entre le langage musical et le propos dramatique. Mais Boesmans est de toute évidence l’artisan d’une rhétorique d’aujourd’hui, s’intéressant à tout ce qui fait la réalité du monde vécu et du monde sonore, dans un souci de rencontre avec ceux qui écoutent.

© Ircam-Centre Pompidou, 2014


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