Parcours de l' oeuvre de Philip Glass

par Jacques Amblard

La première période du compositeur, la plus radicale, s’étend environ de 1965 à 1974. Il s’agit de sa première veine « minimaliste1 ». Celle-ci s’inspire d’abord de la technique d’addition rythmique (ou de « valeurs ajoutées » successives) enseignée par les musiciens indiens Ravi Shankar et Alla Rakha. D’un matériau de base minimal, souhaité le plus chétif possible : deux notes chacune, sont faites les deux lignes de Play (1965) interprétées au saxophone. Voilà une musique drastiquement répétitive mais non pas dissonante, dont la subversion principale, dès lors, est dans le développement plutôt que dans la nature à chaque instant, dans la forme et non dans le fond. Bientôt encouragée, à partir de 1966, par l’exemple proche du minimalisme de Steve Reich, cette technique s’accentue dans 1 + 1 (1967, sans notes : « musique pour un poing frappant une table amplifiée »), dans Two pages (1968) qui fonctionne en stricts unissons diatoniques, Music in fifths qui ne fait que développer cinq quintes justes parallèles et Music in contrary motion (1969) qui se propose, de façon exemplaire voire caricaturale, de développer un simple mouvement contraire entre deux voix (quand l’une monte vers l’aigu, l’autre descend et vice-versa). Cet abécédaire, expérimentation souhaitée systématique d’une technique nouvelle, on pourrait dire cette « série d’études » se poursuit de façon plus verticale dans Music with changing parts (1970) : la répétition frénétique ne s’y applique plus, sèchement, dans l’habituel temps pulsé isorythmique, mais contient des tenues, engendre ainsi des rencontres et donc des frottements entre les notes ; sonne un mode pentatonique (mi b fa sol si b do) superposé en agrégat suffisamment dissonant – par les deux frottements (mi b fa) et (si b do) – pour que l’œuvre semble moderne non seulement du point de vue habituel horizontal (statisme, répétitivité absolue) mais aussi – exceptionnellement – vertical. Cependant Glass ne poursuivra pas dans cette voie, celle amorcée par une musique qualifiée de « trop planante » (« too spacey ») à son goût. Enfin, dans Music in twelve parts (1971-1974), Glass fait l’inventaire – en près de six heures – de ses procédés. Il s’agira d’un « Art of repetition », selon le terme du critique Tim Page, en allusion à l’Art de la fugue de Bach. Comme le fait cette dernière « œuvre somme », testamentaire, du Cantor de Leipzig, celle de Glass sonne un glas, celui de son minimalisme. Elle dit adieu à une technique qui, certes répétitive, ne s’en répétait pas moins2</sup.>.

Dans la dernière partie de Music in twelve parts, la nouveauté tient surtout dans la proposition d’une harmonie rudimentaire et résolument ingénue, postmoderne. Ceci, en passant par Another look at harmony (1975-1976), mène droit au langage ralenti, simplifié, limpide d’Einstein on the beach (1976). La partition de ce premier opéra est une chaconne (sur la, sol, do). Plus qu’une basse obstinée, c’est une cadence parfaite qui s’obstine (les accords de la mineur, sol majeur, do majeur). Même si le procédé est encore caricaturalement économique, le résultat n’est plus minimaliste au sens des débuts. Ce n’est plus ce fourmillement strident et très rapide. Les boucles sont plus longues, le tempo alangui. Glass composait presto, il choisit un tranquille andante, ici et souvent désormais. Et la musique sert le livret de Wilson qui, sans être narratif, ne tolère pas de répétitions trop serrées du texte, lequel doit rester intelligible. La modernité est surtout dans la formule d’un spectacle de près de six heures mais littéralement ouvert. C’est comme une exposition. Le public arrive et repart à sa guise, astuce séduisante qui permet aux auditeurs, peut-être, d’apprécier la « nouveauté » sans être enchaînés à celle-ci, donc finalement de mieux l’accepter sans doute.

Le paramètre du timbre, dans Einstein, est encore traité de façon économique, d’ailleurs proche du son minimaliste. Il se contente de convoquer, une fois de plus, les instruments du Philip Glass Ensemble employés presque exclusivement depuis 1968 (flûte, clarinette basse, saxophones et deux sopranos amplifiés, deux orgues électriques), plus un chœur de chambre, quatre récitants (ce qui reste peu pour une œuvre vocale de l’envergure d’un opéra) et un violon (le seul instrument à cordes de l’effectif). Paradoxalement, c’est cette aporie sonore qui est peut-être le meilleur gage d’une impression de modernité, par l’amplification des instruments et l’organologie électrique. Or le succès vient immédiatement avec Einstein on the beach ; naissent alors de nombreux autres opéras, autant d’occasions de découvrir peu à peu l’orchestre. Satyagraha (1980) convoque un orchestre aimable (postmoderne ?), sans cuivres ni percussions, dont les bois ne font qu’amplifier les parties traditionnelles du Philip Glass Ensemble. Akhnaten (1983) voit plus grand, un orchestre sans violons. L’orchestre entier (augmenté de 80 choristes) ne vient qu’avec The voyage (1992).

Chaque partie de Satyagraha est encore une chaconne, prévoit même l’obstination d’une séquence harmonique entière. Voilà qui jettera les bases du futur style instrumental glassien, qu’on retrouve encore dans la musique du documentaire Jane (2017), voire dans Circus days and nights (2020) : une séquence d’accords souvent parfaits, répétée, comme dans un thème et variation ; des batteries de deux notes (extraites des trois ou quatre de l’accord) ou des arpèges caricaturaux souvent ternaires, montants puis descendants (do mi sol do sol mi…) parfois assignés à toutes les parties en même temps ; des syncopes caricaturales ; Glass emploie souvent le mode mineur, puis aime emprunter le majeur relatif par sa quarte et sixte de cadence, pour retrouver le mineur initial, comme Schumann, par une montée chromatique de la basse. Il faudra sans doute attendre Evening song n° 2 (2017), pour piano, pour que Glass, parfois, comme ici, consente à libérer son écriture de tels carcans, et varie soudain plus ses explorations harmoniques, engendrant des arpèges plus complexes et chacun moins longtemps répété.

La postmodernité de ce langage harmonique est dans son ingénuité, sa naïveté, sa maladresse volontaire sinon assumée. Chaque œuvre, privilégiant le piano (ou augmentant une écriture pianistique étrangement arpégée – naïvement furibonde – à l’orchestre) semble avoir invité un enfant à improviser rêveusement dans le « langage éternel de la tonalité », disons celui de la fin du XVIIe siècle, mais se permettant – là est la nouveauté – des fautes, le but étant d’aller à l’essentiel, à la « moyennation », la réalité sonore de la musique tonale et donc du monde sonore qui nous entoure. Ces fautes touchantes, « honnêtes » et finalement peu dérangeantes – l’oreille n’y décèle aucune dissonance mais au pire une raideur – sont des quintes parallèles, des accords de quarte et sixte fréquents (ceux que Bach s’interdisait presque toujours), des fausses relations et en général le fait d’employer tous les accords de la musique des XVIII et XIXe siècle « avec une certaine liberté », hors de leur fonction d’origine. Ces accords s’enchaînent souvent par notes communes (par économie des moyens, mais cette fois économie connue de tout temps). Ainsi dans « Tearing herself away » extrait de la musique du film The hours (2002), Glass se balance entre (la do mi fa) et (la b do mi b fa), comparant ainsi les deux sonorités possibles de l’accord de sixte et quinte qu’il aime particulièrement, et au passage se permet les quintes parallèles (la mi) puis (la b mi b), cela pour tenir économiquement le fa commun en pédale, comme pour dire « on fait de la musique avec un rien, avec un fa ». Les pédales tentent d’ailleurs souvent le musicien, les cinq syllabes de « koyaaniskatsi » sont traitées en pédale grave dans l’ensemble de cette première musique de film éponyme (1982). Assis à son piano, Glass aime en terminer par un poncif sonore, comme certains compositeurs de variété : la tonique dans le grave qu’on laisse résonner, sépulcrale.

Quand les arpèges et les accords simples ne valent pas pour eux-mêmes, ils accompagnent – notamment dans les opéras – des mélodies instrumentales ou vocales, elles aussi souhaitées rudimentaires, économiques, exemplaires voire pédagogiques, en tout cas naïves. Il s’agit souvent de simples gammes montantes, comme dans la « Chanson du soir » à la fin de Satyagraha, le thème du sommeil de Truman dans le célèbre film Truman show (1998), et jusque dans les montées d’octave au piano du Tirol concerto (2000). Le thème d’Hélène dans la musique du film d’horreur Candyman (1992) expose une mélodie remarquable de par son « innocence » (celle de l’héroïne) provocatrice, bâtie sur l’aller-retour indigent do ré mi b ré do et dont l’accompagnement n’accepte enfin de briser ses arpèges que pour bâtir un archétype mozartien (une « basse d’Alberti ») également symbole d’innocence. La pureté d’Hélène, sacrifiée au monstrueux revenant Candyman, si l’on veut, est peut-être pour le musicien comme celle de sa musique, opposant sa « simplicité » à une tradition de la modernité jugée également « morte vivante » et monstrueuse.
À partir de la fin des années 1980 et du Concerto pour violon (1987) s’ouvre, notamment, une troisième veine purement orchestrale. Or, plusieurs des « symphonies » et « concertos » semblent confrontés à un problème de taille. En effet, comment peut se concevoir l’aporie, l’économie des moyens, « l’innocence sonore », si celles-ci sont contredites, annulées par un effectif important (l’orchestre) et si le livret ou la dramaturgie désormais absents ne viennent pas résoudre cette contradiction fondamentale ? Par ailleurs, comment un concerto, par essence mélodique (mélodie accompagnée), peut-il voir son soliste enchaîner les apories mélodiques ? Le Concerto pour violon contournait ce gouffre en assignant les habituels arpèges glassiens à la partie soliste. Or, ceux-ci sont effectivement efficaces au violon et sonnent – certes déjà depuis Vivaldi – comme agréablement fringants et très « violonistiques ».

Glass aura non seulement incarné, à partir du milieu des années 1970, la musique postmoderne, mais il l’a peut-être même créée, symbolisée à lui seul, mieux que son compatriote et « concurrent » Reich, qu’Arvo Pårt3 ou que le dernier Penderecki. Les réussites et échecs de Glass semblent alors ceux de la postmodernité en général. Il semble peut-être judicieux, pour définir la postmodernité musicale, de tenter d’examiner la musique de Glass en premier lieu, notamment son caractère de musique nationale américaine et son inspiration mystique peut-être cruciale quand il s’agit de définir le courant postmoderne4.

Glass pratique le yoga d’inspiration bouddhiste tibétaine depuis ses jeunes années. Voilà sans doute ce qui féconde la répétitivité de toute son œuvre et notamment celle, extrême, des débuts. Chaque boucle instrumentale est comme un mantra, soit un chapelet bouddhiste par essence répétitif. Ceci n’est plus l’ostinato stravinskien, au service de la sauvagerie primitive, mais une répétitivité naïve (car tonale) et plus systématique encore. Or, ces répétitions extrêmes sont ambiguës, car à la fois mystiques – positives – et pessimistes (négatives) dans l’absurdité machinique qu’elles sont censées décrire et condamner. Ce malentendu, dont jouent à la fois Reich et Glass, est le même que celui de la tonalité dont on ne sait si elle est chez eux le simple miroir critique du monde (la musique tonale écrasante de l’industrie culturelle) ou un conservatisme esthétique extrême.

À la fin des années 1960, une place esthétique est à prendre et Glass – davantage que Reich – en profitera. Il s’agit alors d’inventer plus qu’un style national « rhapsodique » (ce dont l’inspiration jazz de Gershwin et de Copland s’est chargée), plus qu’un simple exotisme par rapport au modèle européen. Il faut incarner enfin une avant-garde typiquement américaine5, arracher un succès populaire et national dans la quête internationale du génie. L’Amérique semble réclamer un projet à la fois conceptuellement ambitieux (mais pas trop : Cage semble alors un exemple trop extrême pour ses compatriotes) et populaire, à la mesure de ce grand pays qui s’est imposé comme le plus puissant du monde. Or, comme pour occuper cette place dans ce grand pays neuf, ce véritable « néant esthétique », Glass semble devoir réinventer toute la musique très progressivement et « à partir de rien » (à partir de ce néant laissé par les tables rases de Cage et Varèse). Il écrit d’abord comme Varèse l’eût bien compris, sans notes, pour simple percussion (1+1) puis pour une seule partie (Two pages), puis avec le premier accord possible (la quinte, dans Music for fifths) puis par mouvements contraires, redécouvrant peu à peu le contrepoint. Cette musique, quant à son timbre, repart aussi de rien en ce qu’elle ignore absolument l’orchestration, ce qui fait son originalité par rapport à tous les modernes préexistants, les Viennois, Stravinsky, les français impressionnistes, Varèse et tous leurs descendants, et la place plutôt dans la suite de Cage, donc dans une innocence sonore typiquement américaine. Et cette « innocence » commence précisément – judicieusement – par employer des instruments si l’on veut typiquement américains, c’est-à-dire des orgues électroniques issus de la musique pop ou les saxophones du jazz. C’est ainsi, par ce « son », sans doute, que Glass est personnel, plus que par cet ostinato caricatural que le XXe siècle a déjà bien exploité avant lui, depuis Stravinsky et sa myriade d’épigones. L’anathème de Glass est peut-être d’avoir dû, victime de son succès, découvrir peu à peu l’orchestre, peut-être inutilement, à mesure que les commandes étaient plus prestigieuses, plus chères, plus orchestrales.

L’économie des moyens est le principe défendu dans toute l’œuvre de Glass. Ceci est symbolisé par la prolifération, toute postmoderne, du genre de « l’opéra de chambre », d’A madrigal opera (1980) à The trial (2014) : genre aussi narratif et donc aussi attrayant qu’un grand opéra, mais plus court, plus efficace et moins cher à produire. Le compositeur prétendait que sa nature le « poussait à écrire beaucoup de musique6 ». On pourrait ajouter « avec des moyens minimums », ce qui a permis l’écriture de cette quantité impressionnante et toujours croissante d’ouvrages (souvent d’ailleurs recyclés). Par ailleurs, c’est l’« économie » caricaturée qui engendre la précieuse innocence qui, durant les années 1970, s’associe souvent à l’art. L’art postmoderne, aussi ambitieux que l’art moderne, cherche cette spontanéité associée au « génie », notion alors encore au faîte de sa gloire, et que Picasso, à la fin de sa vie, relie précisément au geste unique, pur, simple, enfantin, immédiat. Glass cherche une musique tonale sérieuse voire solennelle, qui retrouve son « premier degré » à tous les sens du terme. C’est là où la postmodernité se distingue le mieux des divers néoclassicismes dont la tonalité (d’ailleurs plus complexe) s’associe au contraire souvent à un second degré sarcastique. Ou alors, si influence néoclassique il y avait eu, il faudrait chercher, plutôt que chez Milhaud (le professeur de quelques semaines) dans l’exemple de Satie lequel, s’il donne des titres et annotations humoristiques à ses partitions, n’en cherche pas moins – peut-être le premier – une essence musicale « naïve et pure », par la lenteur, la soustraction de divers paramètres musicaux (dont l’orchestration la plupart du temps). Voilà l’esprit « typiquement français » que Cocteau voulait pour la musique7 (poète que Glass célèbrera précisément dans son triple hommage Orphée, La belle et la bête et Les enfants terribles), cette légèreté sérieuse qui finit donc peut-être, à travers Glass (et ses cours chez Nadia Boulanger à Paris ?), par émigrer aux Etats-Unis. On aura également retrouvé les germes d’une telle simplicité aporétique dans le Dream (1948, œuvre « tonale résolument naïve » pour piano) d’un très jeune Cage d’ailleurs grand admirateur de Satie, ou chez le gourou Gurdjeff et le musicien De Hartmann, qui s’associaient dans les années 1930 pour écrire leurs pièces particulièrement épurées pour piano, tous deux au sein d’une secte qui s’occupait de prières, de jardinage et de gymnastique. L’exemple de ces derniers permet de préciser que l’inspiration mystique – en tant que recherche de transparence en même temps que de traditions – a peut-être engendré pour une grande part cette nouvelle sous-tendance aporétique (minimaliste) en même temps que conservatrice (tonale) de la postmodernité. D’ailleurs, peut-être faut-il un « au-delà », ce Nirvana médité par le bouddhisme de Glass, pour que le musicien, si ingénument néo-tonal, se sente finalement irresponsable face à l’histoire de la musique, car seulement responsable peut-être devant le principe du divin.

« L’innocence esthétique » des Américains pourrait rappeler leur innocence face à l’horreur de la Shoah. Ainsi, quand Adorno signifie qu’il n’est plus possible aux compositeurs d’écrire (et encore moins de façon naïve sans doute) après les camps de concentrations, si une « culture ressuscitée après Auschwitz est un leurre et une absurdité8 », ceci pourrait ne pas s’appliquer aux Américains sauveurs de l’Europe. Ou – autre piste possible – cette « responsabilité » américaine décrite ci-dessus, qui ne serait pas, comme en France, esthétique mais plutôt éthique, rappelle peut-être un état d’esprit lié au protestantisme. Peut-être le postmodernisme s’est-il mieux épanoui dans des cultures protestantes, cultures libres penseuses « refusant les abus absurdes du pape moderniste » et imposant alors un retour drastique à la « lettre de la musique », protestantes aussi de par la responsabilité de l’artiste face à son public : le musicien doit gagner sa vie et son succès pécuniaire sera alors la meilleure preuve du bien fondé de sa démarche. Et de fait, les commentateurs américains de Glass, pourtant parfois musicologues sérieux, rappellent les succès commerciaux extraordinaires du musicien, ses oscars et autres collaborations prestigieuses dans les mondes de la musique pop et du cinéma. Le postmodernisme en Europe, remarquons-le également, si l’on oublie le pôle de la Pologne, concerne particulièrement certains pays du Nord protestants à la forte tradition chorale, Hollande, Danemark, Estonie (dont Arvo Pårt est issu).

Peut-être le succès de Glass a-t-il aussi été permis aux Etats-Unis, non seulement par l’industrie culturelle qui ne pouvait que mieux fleurir dans ce pays ultra capitaliste9, mais également par un certain protectionnisme voire un isolationnisme culturel américain. Les critiques d’art d’outre-Atlantique – de leur aveu implicite – attendaient avidement Einstein on the beach (1976) non pas seulement comme renouveau de l’opéra, sans quoi les nombreux chefs-d’œuvre dramatiques (d’ailleurs en anglais) de Britten leur auraient suffi, mais comme solution américaine. De même qu’Hollywood ne diffusait presque jamais les films européens mais les refaisait, il fallait sans doute que les Etats-Unis recréent l’opéra puis l’orchestre à leur façon. Peut-être se sont-ils partiellement trompés dans la mesure où les musiques électrifiées, peut-être plus fondamentalement les leurs, eussent peut-être mieux traduit cette essence nationale hypothétique. De Glass, le thème de « l’ouverture » de la musique du film de Paul Shrader Mishima (1984), et ses puissants arpèges mécaniques aigus (violons électroniques) associés à des cloches synthétiques impressionnent peut-être davantage qu’une quelconque page orchestrale. Encore dans Perpetulum (2018) ou Águas da Amazônia (2019), l’aspect personnel semble atteint par l’effectif – un simple ensemble de percussions – qui limitera les aspects mélodiques et harmoniques (aux vibraphone et marimba), au profit de timbres précis, mécaniques et finalement ainsi plus américains. Quant à l’orchestre glassien, il touche à ses meilleures réussites, sans doute, quand il avoue franchement son projet populaire. C’est le cas dans Low symphony (1992) bâti sur des thèmes de l’album Low (1976) de Brian Eno et David Bowie (album d’ailleurs inspiré de Music with changing parts – 1970 – de Glass : une boucle se ferme ainsi). Ce succès engendrera logiquement une petite sœur, Lodger Symphony (2018), également d’après Bowie. C’est précisément le grand mérite de Glass que d’avoir – l’un des premiers – identifié musiques populaires et savantes à travers son œuvre propre. Voilà qui a longtemps auguré du troisième millénaire, lequel semble décontracter son esthétique et permettre aux musiciens classiques de faire tous les mélanges (et le violoniste Laurent Korcia, par exemple, en 2003, d’entasser dans son disque Double jeu Debussy, Stéphane Grapelli, Piazzolla et Michel Legrand).

Davantage qu’avoir permis le rapprochement entre deux mondes, Glass les a même réunis d’une façon inédite dans certaines pièces réussies. Celles-ci – non pas orchestrales – ont souvent bénéficié de toute l’économie des moyens possible, notamment du point de vue de l’effectif. La pièce pour piano Metamorphosis II (1988) sonne comme une ballade pop sans parole. Or, la mélodie, simple tronçon de gamme descendante (la sol fa ré mi), fonctionne peut-être mieux qu’une mélodie pop, souillée par aucune parole réductrice, ni arrangement électrique tributaire de la mode sonore de telle ou telle époque. L’économie des moyens trouve alors son comble – au sein de l’univers tonal en général – comble à la fois populaire et savant, double réussite qui constitue encore un acte économique. Là, Glass, comme il le souhaitait peut-être au départ, retrouve la lettre du musicien, sans âge ni époque, interprétant d’ailleurs lui-même sa pièce – faisant l’économie même de l’interprétation. S’il n’écrit pas ainsi un chef-d’œuvre de la musique, il compose plutôt paradoxalement une pièce conceptuelle : comme un manifeste esthétique pour la musique comme essence et donc racine simple. Ou il réussit, si l’on veut, quelque happening « musicien naïf avec musique naïve » (attirant davantage l’attention sur la « sensibilité touchante du musicien » que sur la transcendance de la pièce). Il retrouve peut-être ainsi la posture poétique, entière, indivisible, d’un troubadour (poète/compositeur/interprète). Glass accomplit alors, au moins une fois, le projet postmoderne, ambitieux, d’un retour aux sources sacrées de l’art.

  1. K. Robert Schwartz oppose à cette première période, moderniste, une seconde, postmoderniste, qu’il appelle maximaliste („Philip Glass, Minimalist“ et „Philip Glass, Maximalist“ in Minimalists, Londres, Phaidon, 1996, pp. 108-168).
  2. On pourrait se demander si ce caractère peut-être fastidieux de la musique minimaliste et de ses problématiques « transes sonores », ne serait pas celui d’une musique capable davantage de plonger ses interprètes que le public dans un état modifié de conscience.
  3. Voir le « parcours de l’œuvre », dans la présente encyclopédie en ligne.
  4. Voir Amblard, Jacques, « Postmodernismes », in Théories de la composition musicale au XXème siècle, sous la direction de Nicolas Donin et Laurent Feneyrou, vol. 2, Lyon, Symétrie, 2013, p. 1436-37.
  5. Idem, p. 1437 et suivantes.
  6. Voir les déclarations du musicien sur son site : www.philipglass.com.
  7. Cocteau, Jean, Le coq et l’Arlequin (1918), Paris, Stock, 2004.
  8. Adorno, Theodor Widesmund, « Les fameuses années vingt », in Modèles critiques : interventions, répliques, Paris, Payot, 2003, p. 59.
  9. Voir à ce sujet Jameson, Fredric, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, éd. des Beaux-Arts, 2007.
© Ircam-Centre Pompidou, 2009

sources

Parcours écrit en 2009, revu en 2022.



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