Parcours de l'œuvre de Niccolò Castiglioni

par Angelo Orcalli

Né en 1932, Niccolò Castiglioni commence sa carrière de compositeur alors que, après la reconstruction économique de l’après-guerre, la vie sociale et culturelle de l’Italie se relève à peine. La fureur iconoclaste qui, en ces lendemains de guerre, incite les musiciens européens de la génération des années 1920 à faire table rase de la tradition du romantisme tardif, n’a pas encore ébranlé les institutions musicales italiennes, et l’enseignement dispensé dans les conservatoires s’en tient encore aux formes classiques. Le mouvement néo-réaliste apporte de nouveaux ferments en rompant avec la litanie des œuvres littéraires radicalement pessimistes et nihilistes. Sans se soustraire à la réflexion autocritique sur les vingt années du régime mussolinien, le néo-réalisme privilégie les tonalités optimistes d’une confiance en l’humanité et en la renaissance civile du pays. Dans ce contexte, Castiglioni a pour projet d’adhérer à ces valeurs éthico-artistiques qui constituent le ciment culturel précédant et soutenant la connaissance et la spécialisation technique. Si les diplômes qu’il obtient se limitent au domaine musical, son niveau culturel s’avère notoirement supérieur à la moyenne des musiciens. La qualité et la variété des textes choisis et mis en musique dans ses compositions en témoignent. Dans sa bibliothèque, léguée au Conservatoire de Milan, nous trouvons trace de ses goûts littéraires et philosophiques : des contes de Jakob Grimm aux légendes et à la littérature fantastique du Haut Adige, des grandes œuvres du romantisme allemand (Novalis, Friedrich Schiller, Friedrich Nietzsche…) aux nouvelles d’Edgar Alan Poe, à la poésie de John Keats et aux vers d’Emily Dickinson. De la culture classique, il retient les fables d’Ésope, mais a une prédilection pour la Renaissance et après : La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon, L’Utopie de Thomas More, le Morgante de Luigi Pulci et les Pensées et Opuscules de Blaise Pascal. Des travaux d’épistémologie et des questions de gnoséologie soulevées par la recherche scientifique irriguent ses écrits théoriques. Son intérêt pour la civilisation médiévale européenne est soutenu : L’Amour des lettres et le désir de Dieu de l’érudit dom Jean Leclercq ; les écrits du philosophe et historien Étienne Gilson ; les études sur le platonisme du Moyen Âge tardif de l’historien Eugenio Garin ; les œuvres de saint Anselme, saint Bernard, saint Bonaventure, Heinrich Seuse, Angelus Silesius et Edith Stein. Cette attirance pour le mysticisme occidental, qu’il décrira dans une autobiographie comme un engouement philosophique de jeunesse, ne diminuera jamais et sera même déterminante au cours de la dernière phase de sa production.

Débuts

Comme d’autres compositeurs italiens de sa génération, Castiglioni est d’abord sous l’influence du style néo-classique. De ses débuts et de ses premiers développements date le Concertino per la notte di Natale pour orchestre de chambre, que l’auteur tient pour son opus 1. En 1954-1955, celui-ci décide de se familiariser avec la technique dodécaphonique, étrangère à l’enseignement du Conservatoire de Milan. Il l’assimile à travers l’étude des partitions de Luigi Dallapiccola. Parmi les œuvres de cette période : les Quattro liriche di García Lorca (1954), pour piano, et les Quattro canti (1954), où se distinguent à peine les potentialités du futur compositeur, alors que les Tre studi (1954)1 témoignent de l’épreuve des nouvelles techniques du principe sériel généralisé aux paramètres non diastématiques. Mais Castiglioni démontrera bientôt qu’il ne supporte pas les contraintes académiques, ni les absolutismes idéologiques. Dès 1954, il manifeste un intérêt particulier pour le thème de l’engagement politique, en mettant en chantier l’œuvre théâtrale Uomini e no2, inspirée par le roman éponyme écrit par Elio Vittorini en 1945. Qualifiée de néo-réaliste, l’œuvre se déroule dans la dure réalité de la guerre partisane à Milan. Le livret, écrit par l’ami Giusto Curzio, fils d’Elio Vittorini, maintient la double temporalité du roman, où la succession des événements, rythmée par les attentats, alterne avec la stase et la suspension lyrique, dimension évocatrice irréelle des moments d’évasion onirique du protagoniste. Cette alternance de séquences aux rythmes convulsifs et de moments de stagnation temporelle subsistera dans la sensibilité de Castiglioni. La composition d’une Elegia in memoria di Anna Frank (1956), pour dix-neuf instruments et voix, sur un texte de Novalis3, et son intérêt pour la technique sérielle amènent la critique à l’inscrire dans le compagnonnage des musiciens politiquement engagés. Mais son engagement prend une orientation tout à fait différente de celui, éminemment politique, de Luigi Nono. En ces années, la personnalité artistique de Castiglioni vit de tensions psychologiques et idéelles d’inspiration schillérienne. À cet égard, son article de 1956 sur Luisa Miller est éclairant, dans lequel il condamne l’opéra de Verdi pour avoir réduit une tragédie absolument réaliste à une contemplation sentimentale esthétique qui ruine « l’exaltation des valeurs éthiques par lesquelles Schiller parvient à une intensité révolutionnaire4 ». La Sinfonia n. 1 (1956), pour orchestre et soprano, sur un texte de Friedrich Nietzsche5, et la Sinfonia n. 2 (1957) sont des compositions (par la suite rejetées6) qui déconcertent la critique militante de l’époque : d’une part, empreintes de souffle romantique et tournées vers le symphonisme du XIXe siècle, elles échappent à l’équation : sérialisme + expression = engagement politique (à gauche) ; d’autre part, ces œuvres manifestent la disposition du compositeur à établir un contact avec le public à travers la reprise de formes musicales du XIXe siècle, naturellement réentendues de manière moderne7. La réponse de Castiglioni aux malentendus sera l’intériorisation du discours musical : en 1957-1958, il compose les Impromptus, quatre très brèves pièces qui enchantent même la critique la plus mal intentionnée. Anton Webern est bien présent dans la conscience du compositeur, mais bien des éléments s’avèrent personnels, parmi lesquels l’extrême délicatesse du tissu, les indécisions timbriques raffinés, la profondeur des silences, le jeu dynamique des dessins instrumentaux.

Darmstadt

L’amitié avec Luciano Berio et la collaboration avec la revue Incontri musicali8 signent le passage du compositeur milanais aux formes les plus avancées du langage musical. En 1958-1959, les œuvres de Castiglioni sont données à Paris et à Strasbourg. Mais c’est le succès obtenu à Darmstadt avec la pièce pour piano Inizio di movimento (1958) qui l’élève au rang de compositeur international. En 1959, année prolifique et heureuse, il écrit : Movimento continuato, pour piano et instruments, dédié à Berio et aux amis d’Incontri musicali, et donné à Milan le 21 mars 1959 par Pierre Boulez (au piano, Castiglioni) ; Sequenze, pour orchestre, dédié à Hans Rosbaud et donné le 28 mars à la RAI de Rome, puis plusieurs fois dirigé par Goffredo Petrassi ; Cangianti, pour piano solo ; Tropi, pour ensemble de chambre, dédié à Francis Travis ; et Aprèslude, pour orchestre. De l’atelier des compositions pianistiques de cette période, Castiglioni fait sortir des musiques qui ont assimilé les conquêtes de l’avant-garde, sans se laisser dominer par les dogmatismes néo-sériels : la donnée intervallique n’est pas privée de signification expressive à la faveur d’un ordre abstrait, mais est au contraire choisie pour son caractère timbrique. Dans Cangianti, où l’organisation dodécaphonique est annoncée, le matériau est rendu fluide et l’exploitation mélodique présente des variations de densité de timbre dont l’inspiration est incontestablement webernienne. Dans Aprèslude, il y a même une volonté précise de rompre toute fermeté structurelle pour susciter l’indéfini timbrique. L’orchestre se propose d’altérer la figure par des inventions coloristes raffinées. Et cette prédilection pour des spatialités acoustiques créées par des composantes non diastématiques incite George Perle à situer les antécédents musicaux d’Aprèslude dans l’impressionnisme tardif et dans l’atonalité prédodécaphonique. Inizio di movimento est une partition de six pages seulement, formellement constituée de deux sections : la première (mesures 1-40) se caractérise par un réduction progressive des valeurs rythmiques et par un déplacement progressif des hauteurs, à différents niveaux dynamiques, vers les octaves les plus aiguës du piano, la vitesse dans les registres extrêmes de l’instrument déterminant le matériau sonore pour atteindre un climax rythmico-timbrique ; dans la seconde section, des sons très brefs (staccato et pp) alternent, occupant un large registre. Le discours musical procède ensuite sans tension et est interrompu à l’improviste. Entre Inizio di movimento et Movimento continuato, il existe de telles affinités que l’on peut lire des sections entières de la seconde comme une authentique expansion de la cellule génératrice de la première : les deux sections originaires de la partition pour piano se présentent presque identiques. Ce qui est complètement original, c’est la greffe d’une section centrale de chambre. Dans Sequenze également, nous pouvons noter la présence massive du matériau de sections de Movimento continuato, bien sûr orchestré, transformé et élaboré (voir la page 3 d’Inizio di movimento et les mesures 1-12). Mais dans Sequenze, il y a beaucoup plus : Castiglioni parvient aux formes les plus avancées de l’écriture musicale d’alors, y compris celles auxquelles s’oppose ouvertement l’orthodoxie sérielle, et les présente avec une finesse expressive efficace. Éloquentes, par exemple, sont les mesures 82-91 (Sequenze, pages 30-33 de la partition éditée par Suvini Zerboni) : le total chromatique, déployé en bande continue par les cordes divisées, commence, à la mesure 86, à se cliver dans une cascade de glissando :


Exemple 1
Niccolò Castiglioni, *Sequenze* (1959), mesures 82-91

Le passage est redevable des pages de Pithoprakta et Metastasis d’Iannis Xenakis, que Rosbaud avait dirigés le 16 octobre 1955 au festival de Donaueschingen, avec le Südwestfunkorchester. Le traitement de la texture fait usage de la recommandation schoenberghienne, « attaquer so Leise wie möglich [aussi bas que possible], de sorte qu’on ne perçoive presque pas l’attaque, ensuite toujours ppp ». Pour Castiglioni, la Klangfarbenmelodie représente une réalité libérée des rets et des frontières séparant un timbre de l’autre. Chaque timbre n’est plus timbre en soi, au carré, mais est timbre dans l’autre timbre. Dans le travail d’élaboration des matériaux, y compris les matériaux bruts, la recherche de la qualité du son, en tant que forme sensible, signe l’éloignement de l’expérience structurale au nom d’un réalisme sonore9.

L’édition des Cours d’été de 1958 participe pour Castiglioni d’une année particulièrement heureuse. De nouvelles orientations critiques contre le dogmatisme sériel post-webernien soulèvent le drapeau de la « liberté ». On reprend alors la question de l’engagement : de la leçon de Webern, Castiglioni hérite de la revendication de l’engagement éthique dans l’engagement pratique d’un faire musical concrètement artisanal. En tant que langage, la musique a pour finalité le progrès, mais son destin est le dévoilement du phénomène originaire de la perception. Cohérent avec le projet de réduire son abstraction, Webern avait osé traiter le silence comme un phénomène positif à l’intérieur de la syntaxe discursive. Le silence en musique est comme le vide, il fait partie des sculptures transparentes de l’art moderne. Cage s’était exprimé de manière analogue10. Mais Castiglioni ne se contente pas de calquer ses positions. La source de la pensée rythmique d’Olivier Messiaen, quand bien même précieuse, ne lui semble pas davantage suffisante. Désormais, le discours musical contemporain, en vertu aussi de l’expérimentation électronique, n’est plus dans la traditionnelle antinomie dissonance-consonance, mais dans l’antinomie son pur –**son blanc, pôles de raréfaction maximale et de densité sonore maximale.

Dans le système tonal, un accord parfait est compris comme une copie parfaite des cinq premiers harmoniques, comme une copie d’un phénomène acoustique, comme une imitation de la nature ; dans le langage musical actuel, le son blanc ou, dans la musique instrumentale, un amalgame sonore proche du son blanc électronique, constitue la copie la plus exacte du silence. On peut par conséquent conclure que la notion de retour à la nature, telle qu’elle s’exprime à la Renaissance et au siècle des Lumières, coïncide, dans la culture musicale contemporaine, avec la notion d’un retour au silence11.

L’évaluation du silence peut donc coïncider avec l’image d’un bruit blanc, d’une infinité sonore absolue, d’un total phonique absolu. Mais l’argumentation a chez Castiglioni des implications méta-linguistiques : l’écoute prend conscience d’un silence musical en le remplissant d’un complexe de faits sonores imaginés12.

Dans le vide du silence, l’auditeur se trouve dépourvu d’éléments sensibles suffisants pour élaborer une prévision (bottom-up) ; en outre, à la perception, l’information fournie par les processus cognitifs supérieurs (top-down) laisse de multiples hypothèses ouvertes. L’anticipation est suspendue, l’auditeur reste en attente, dans un état d’interrogation. Ce mécanisme est mis en acte par Castiglioni dans Tropi. Dans l’exemple 2, extrait du premier mouvement, deux types de silences sont repérables : 1. des silences internes aux figurations musicales, utilisées principalement pour réduire la densité sonore en présence d’une extrême densité et d’une superposition rythmique ; 2. des mesures avec des points d’orgue et des silences. Avec une variation savante de la durée des silences, Castiglioni articule le discours musical en générant différentes temporalités dialogico-narratives.


Exemple 2 (la clarinette est notée en *ut*)
Niccolò Castiglioni, *Tropi* (1959), mesures 1-21

L’impact éphémère des moyens électroniques

L’expérimentation avec les nouveaux moyens du Studio de phonologie de la RAI de Milan est un passage presque obligé pour les compositeurs de l’époque. Castiglioni s’y emploie et compose une pièce entièrement électronique de quelques minutes, intitulée Divertimento (1960). L’expérience électronique se poursuit avec la réalisation de l’opéra radiophonique Attraverso lo specchio (1961), sur un livret d’Alberto Ca’ Zorzi Noventa, d’après Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll. L’usage de l’électronique est limité à des techniques connues d’élaboration audio visant à modifier des sons concrets précédemment enregistrés. L’expérience, quand bien même brève, est pour Castiglioni l’occasion de se confronter à la dimension moderne de l’imaginaire générée par le médium radiophonique qui bouleverse, par son pouvoir incantatoire, les conditions d’écoute13. Castiglioni comprend que les nouveaux moyens sont incompatibles avec l’attitude idéaliste et romantique qui élève l’acte d’écouter à une réalité objective et transcendante. Un vaste public, dans des lieux et des situations différents, imprévisibles, mais que le médium peut toucher de concert, exige des niveaux et des registres expressifs adaptés. Mais surtout, Castiglioni comprend que l’anti-réalisme nécessaire à l’esthétique du merveilleux peut être atteint non seulement par des artifices électroniques, mais aussi en rappelant, au présent, les origines du mélodrame quand la musique s’est rendue responsable de la redécouverte du fantastique. La recherche d’atemporalité par assemblage de styles est une astuce utile que lui suggère le nouveau médium.

Le tournant

L’intérêt de Castiglioni pour les modes d’outre-Atlantique, Robert Rauschenberg et les représentants du pop art en particulier, suscite le désappointement de la critique savante, consternée par l’utilisation de stylèmes de la musique tonale de diverses époques dans des compositions comme Figure (1966), pour soprano et orchestre. Dans les années 1960, Castiglioni aborde une conception de la composition visant à traduire en musique une dimension temporelle propre aux autres arts : peinture et poétique. Il le fait de deux manières : 1. la théâtralisation de la musique ; 2. la spatialisation topographique du son et de la scène (voir par exemple la disposition des instruments dans Rondels, 1961). L’objectif est la mise en scène d’un jeu selon lequel le temps musical peut aussi être raconté. Par cette intention, il cherche à faire sortir la musique du plan intrinsèquement polyphonique. Il spatialise donc la polyphonie et la construit comme le résultat de lieux sonores distribués (topologiquement) : les « maisons sonores » (case sonore) ; il fait prévaloir le geste théâtral sur le développement sonore formel. Pour Sinfonie guerriere e amorose (1967), pour orgue, il imagine un organiste qui joue la pièce plusieurs fois consécutives, tous les jours d’une semaine, pendant un certain nombre d’heures. Un livre de poésie, explique Castiglioni, on le lit en une semaine au moins, mais la musique semble enchaînée au continuum temporel. Non plus le concert, mais chaque jour la même musique. En 1966-1967, au début de ses quatre ans de séjour aux États-Unis, il compose Masques, pour douze instruments, commande de la Koussevitzky Music Foundation : une série de dessins sonores pour la plupart fondés sur la récupération caricaturale de gestes tonaux superposés selon des possibilités aléatoires déterminées. La composition tend à la théâtralité : les interprètes quittent à la hâte la salle, doivent jouer dans la pièce adjacente, se mettent à chanter sur la scène comme dans les ensembles du mélodrame.

Castiglioni revient en Italie en 1970. Ce sont des années difficiles, vécues douloureusement. De 1970 à 1975, il n’écrit que deux pièces : Arabeschi (1972), pour flûte, piano et orchestre (révision en 1978), et Inverno in-ver (1973, révision en 1978), onze poèmes pour petit orchestre. L’écriture a profondément changé, mais dominent encore le registre aigu, limpide, transparent, des sons froids, glacés, des sonorités ruisselantes de claviers, des suggestions aériennes de bois. Ces petits tableaux d’hiver, presque banals, sont encadrés par une sorte de chagrin mélancolique. Castiglioni semble chercher l’âme formative qui vit dans la nature. L’immobilité hivernale est atteinte par la suspension du temps. Cette recherche d’atemporalité se retrouve dans Quilisma (1977). Le caractère de cette composition est, de l’aveu du compositeur, la dimension statique qui permet à chaque moment du discours musical de se dessiner dans un espace de « gribouillis pétrifié ». Les mélismes ornementaux du piano sont des traits, des graffitis de l’image suscitée par le chapiteau architectural, les cordes en toile de fond comme un mur sonore. Et la luminosité presque mystique du registre aigu rappelle les neumes du chant grégorien. Avec les Dickinson-Lieder (1977, deux versions : pour soprano et piano ou pour soprano et petit orchestre), Castiglioni retrouve la leçon de Webern. La musique n’accompagne pas, mais dialogue avec la parole poétique, jusqu’à saisir la calme intensité du lyrisme de l’écrivaine américaine. 1979 signe la pleine reprise de l’activité créatrice : Beth (1979), pour clarinette et cinq instruments, et Daleth (1979), pour clarinette et piano, sont des compositions liées l’une et l’autre aux précédents Gymel (1960), pour flûte et piano, et Alef (1965), comme le démontrent les lettres hébraïques des titres. Dans le cas de Beth, Castiglioni expérimente les recherches du clarinettiste Giuseppe Garbarino sur les sons multiples : des modalités techniques d’exécution qui tirent profit du comportement non linéaire des bois.

Toujours en 1979, il écrit Le favole di Esopo, oratorio pour chœur et orchestre, inspiré par la figure du poète classique qui est l’un des personnages de l’oratorio. La thèse démocratique est claire : Ésope est un esclave dont le génie est loué par les Athéniens, qui érigent une statue en son honneur. Les personnages y sont des animaux, des hommes et des Dieux. Castiglioni construit un jeu musical qui oppose hommes et Dieux, auxquels sont réservés des stylèmes tonaux ou presque, tandis que les animaux sont traités en un tissu sonore musicalement fidèle au langage contemporain. Cette antinomie correspond, dans les intentions du compositeur, à l’antinomie entre comique et sérieux qui domine l’oratorio. 1980 est l’année du théâtre : The Lords’ Masque et Oberon, The Fairy Prince sont deux opéras sur des textes d’auteurs élisabéthains : Ben Jonson et Thomas Campion. Nous trouvons là les signes prémonitoires d’un nouveau tournant : une prédilection pour le magique et l’exploration latente de l’irrationnel. Partant, la musique en tant que sève vitale pour régénérer la musique après la mort du mythe.

Poésie mystique

À Darmstadt, Cage avait justifié l’indétermination par les mots d’un sermon de Maître Eckhart. « Agir (würken) et devenir (werden) sont un » (Iusti vivent in aeternum). La libération de l’âme des objets extérieurs et des images passe à travers le problème de l’écoute musicale. Castiglioni porte à ses ultimes conséquences cette vision qui s’inspire de la pensée de saint Augustin, mais se radicalise chez Maître Eckart. Le silence de Cage est pour Castiglioni l’espace de la totalité des sons par rapport à toute la tradition de l’écriture musicale qui, à son tour, est la base de la communicabilité. Mais à la différence de Cage, pour qui le néant est, au sens du bouddhisme zen, néant et rien d’autre que néant, pour Castiglioni, il est, dans le sens authentique d’Eckhart, la déification de l’âme : Dieu est un néant. L’opération, dirait Jung, est le détachement des images et de la libido Dei vers l’inconscient. L’âme, image de Dieu, fonction perceptive, devient le miroir qui ne reflète rien. La synthèse tient à l’union intime de l’homme avec Dieu, qui se réalise en abolissant le mouvement de la raison pour laisser entrer la simplicité (Einfalt). D’un tel parcours conceptuel dérive Cantus Planus (1990-1991), pour deux sopranos et sept instruments, composé de douze plus douze pièces, sur des distiques de l’Errant chérubinique (Cherubinischer Wandersmann) d’Angelus Silesius, le poète mystique du XVIIe siècle dont la réflexion se situe rigoureusement au sein de la tradition mystico-spéculative allemande qui a pour représentant le plus éminent Le Cusain. À l’écoute de ce chef d’œuvre de simplicité lyrique, il ne sera pas difficile d’y reconnaître le génie tutélaire de Castiglioni : Anton Webern.

Conclusion

Avec une solide formation technique et un bagage culturel que les années ont peu à peu enrichi, Castiglioni a affronté des moments décisifs de l’évolution de la musique de son temps. Son hostilité aux manifestations hypertrophiques du Moi, à l’obscurantisme anti-scientifique et au pseudo-spiritualisme se traduit en une forme idéale d’engagement éthique. La question de l’engagement est un aspect de son caractère romantique, contenu dialectiquement dans une pensée compositionnelle préservée des exaltations sentimentales et fortement ancrée dans la réalité du son et dans la concrétude du faire musical. Des nombreuses innovations de son temps, Castiglioni a su reconnaître la dangereuse ambition à se constituer comme des réalités absolues du discours musical et les a donc soumises au jeu dialectique de l’ironie pour en dénoncer la contingence historique. Le génie, soutenait Schelling, est point de rencontre entre l’être historique et l’être naturel. Cette vérité a été l’étoile polaire du parcours de Castiglioni, soutenu par la conviction que notre connaissance atteint le réel tel qu’il est, puisque notre intellect saisit, grâce à notre sensibilité, ce qu’il y a d’intelligible dans le réel lui-même ; à cela s’ajoute le fait que l’habileté technique est insuffisante si n’intervient pas la nature du son, qui se donne spontanémentet qui fait que l’œuvre réussit. Et dans le vademecumspirituel de sa poétique musicale « infinitésimale, minuscule », écrit sous le pseudonyme de Clemente Bononcini, Castiglioni d’en conclure : « Le progrès absurde des sciences à l’époque contemporaine correspond à une décadence menaçante des valeurs humaines. Dans ce simplisme, ce qui vient à manquer, c’est précisément, selon la poétique musicale stravinskienne, la résistance de la matière(pierre ou bois : en musique bois de la caisse du violoncelle). La musique, en tant qu’artisanat, est précisément ce qui résiste à l’aliénation technico-industrielle14 ».


  1. Pour une analyse de la troisième étude, voir Alfonso ALBERTI, Niccolò Castiglioni, 1950-1966, Lucques, LIM, 2006, p. 61
  2. Œuvre non incluse dans le programme du Teatro delle Novità (saison 1957), retirée par Castiglioni et encore inédite à ce jour.
  3. Novalis, « Im Grüninger Kirchenbuch » (19 mars 1797) : « Fane-toi donc, douce fleur de printemps ! / Dieu te plante dans une meilleure vie. / Dans un amour éternel, sanctuaires, / Là sereine tu nous seras ravissement céleste ».
  4. Voir Niccolò CASTIGLIONI, « Amore e raggiro’ tra Schiller e Verdi », Ricordiana, II/9 (1956), p. 426-428.
  5. « Brücke stand (jüngst ich in brauner Nacht) » se termine sur les vers de Nietzsche choisis par Castiglioni : « Mon âme, un luth / pincé d’une invisible main, / se chanta pour l’accompagner tout bas / un chant de gondolier, / tremblant de trouble félicité. / – Quelqu’un l’écoutait-il ? » (Friedrich Nietzsche, Ecce homo (1888), « Pourquoi je suis si avisé » (7), Œuvres philosophiques complètes, vol. VIII, Paris, Gallimard, 1974, p. 270).
  6. Compositions rejetées du catalogue : Uomini e no, Sinfonia n. 1, Sinfonia n. 2, Elegia pour soprano et dix-neuf instruments.
  7. Voir Luigi PESTALOZZA, « Compositori milanese del dopoguerra », La rassegna musicale, XXVII/1 (1957), p. 30-31 ; et Mario BORTOLOTTO, Fase seconda. Studi sulla nuova musica, Turin, Einaudi, 1969, p. 149-169.
  8. Revue fondée par Luciano Berio, quatre numéros parus entre 1956 et 1960.
  9. Le terme « réalisme » a pour Castiglioni une valeur historique et épistémologique. Voir Niccolò CASTIGLIONI, Il linguaggio musicale dal Rinascimento ad oggi , Milan, Ricordi, 1959.
  10. Voir John CAGE, « Indétermination » [1958], Silence, Genève, Héros-Limite, 2012, p. 39-46.
  11. Voir Niccolò CASTIGLIONI, « Il valore del silenzio e della durata nel linguaggio musicale contemporaneo », aut aut, 46 (1958), p. 197-202.
  12. Id.
  13. Voir Carlo PICCARDI, « Didascalicità del moderno. Attraverso lo specchio di Niccolò Castiglioni »*,* Musica/Realtà, 103 (2014). p. 78-79.
  14. Clemente BONONCINI, « Niccolò Castiglioni », Il canto ritrovato, manuscrit (consulté avec la permission de la Casa Ricordi, Milan).
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