Parcours de l' oeuvre de Luigi Nono

par Laurent Feneyrou

Sérialisme

Sous l’influence de Luigi Dallapiccola et de Gian Francesco Malipiero, de Bruno Maderna et de Hermann Scherchen, Nono sut renouer avec la tradition musicale de Venise, et singulièrement des Gabrieli, des théoriciens et des madrigalistes de la Renaissance, comme avec les acquis du dodécaphonisme schoenbergien. Son sérialisme, conçu avec Maderna comme forma mentis – un sérialisme que Dallapiccola qualifiait d’« état d’âme » – , le situa d’emblée en marge de Darmstadt, car récusant toute reconduction du discours à une détermination mathématique, et sommairement arithmétique. Condamnant la réduction des principes weberniens et schoenbergiens à leur seul fait morphologique, et démontrant à l’inverse l’impossibilité d’une limitation technique dans l’évaluation de tout langage, Nono visa l’essence non technique du sérialisme, son destin idéologique. Il s’attacha à l’œuvre de Schoenberg, au Survivant de Varsovie, qu’il commenta en tant que réalisation du troisième acte de Moïse et Aron (comme « nouveau moment d’esclavage et de barbarie subie (le récit du narrator, en Sprechgesang), auquel succède la pratique unifiante dans la prière Shema Israel (chœur parlé, final), laquelle ne se résout pas en tant que “rituel” répété, mais opère dans la continuité éthique de la recherche 1 »), mais aussi à l’Ode à Napoléon Bonaparte, dont la série constitue le matériau de sa première œuvre : Variazioni canoniche sulla serie dell’op. 41 di Arnold Schoenberg. Dans les deux manifestes de Schoenberg, Nono scruta, avec Maderna, l’exigence créatrice et morale d’un musicien à la recherche d’une solution historique, et non individuelle, à la crise du langage musical et des structures sociales. C’était s’opposer, éthiquement, au primat de la théorie, à la destitution structuraliste du sujet et à la réification du sérialisme, et affirmer, au contraire, l’hégémonie de la praxis, l’affinité de la musique avec le langage et les formes en devenir de l’expression et de la communication, dans la perspective de l’historicisme gramsciste.

Au cours des années cinquante, le sérialisme de Nono se divise en trois phases : la première, des premières œuvres au Liebeslied ; la deuxième, la plus proche du sérialisme intégral, incluant notamment Canti per 13, Incontri et Il canto sospeso ; la troisième, dès Varianti. Suivant la réduction webernienne, la division du total chromatique, dans l’*Epitaffio a Federico García Lorca, délimite les quatre sections de Tarde, première section d’España en el corazón*. De même, Liebeslied présente trois sections, les deux premières n’utilisant que six hauteurs. Le discours résulte de cellules qu’articulent des « carrés magiques ». Dans un premier sérialisme donc, trois hauteurs, trois rythmes ou trois dynamiques, 1, 2 et 3, offrent les combinaisons suivantes que la composition devra parcourir : 123, 132, 213, 231, 312 et 321. Nono n’opère donc pas directement sur la hauteur, le rythme ou la dynamique, mais interpose souvent la mesure ou l’ars combinatoria silencieuse du nombre. Au cours de la deuxième phase, Incontri utilise, pour la première fois, une série complète, au caractère webernien (sib do do# / fa# sol mi / ré mib fa / la si lab), mais son traitement écarte toute similitude avec le sérialisme de Webern, la série étant répétée textuellement, sans la moindre transposition ou permutation. Au cours des années cinquante, Nono utilise presque exclusivement une Allintervallreihe : la sib lab si sol do fa# do# fa ré mi mib, interpolant deux séquences chromatiques par mouvement contraire – un chromatisme strict qui déterminera, lors des années soixante, l’utilisation du cluster, verticalisation de la série articulée rythmiquement par des suites de Fibonacci. Dans cette série, qu’une fonction régulatrice et non thématique transforme en superstructure, domine l’élément caractéristique du sérialisme selon Nono : l’intervalle. « La technique de composition de Nono s’est distinguée dès le début par la nécessité historique de se libérer non seulement de tout traitement thématique, mais surtout d’une réflexion thématique que l’on ne peut plus dissocier d’une pensée tonale. La note, appréhendée isolément par la conduite fondamentalement pointilliste de la musique, et non réitérable dans la synthèse de ses qualités, devait acquérir une relation multiple avec son environnement, de manière à effacer l’expression d’un geste momentané au profit d’une constellation parcellisée. Non pas que la note se réduisît à sa pure valeur locale, mais elle devenait au contraire partie prenante d’un tout, comme c’était le cas dans la musique ancienne2. » En réduisant la série, en la rendant ambiguë, Nono élimine toute dimension traditionnellement mélodique du discours. Ses métamorphoses élèvent les dimensions secondaires, la dynamique, le timbre et la densité, au rang d’éléments essentiels du discours. Dès lors, le son, même isolé, constitue une entité complexe, laquelle dispose d’un développement interne susceptible d’associations – ce son s’oppose à celui hermétiquement reclus en soi. Alors s’ouvre un troisième sérialisme, annonçant l’œuvre électronique, et qui, dès Varianti, et plus encore dans les Cori di Didone et la Composizione per orchestra n. 2 – Diario polacco ’58, porte non plus exclusivement sur des intervalles, mais directement sur le corps du son, suivant l’exemple de Varèse, aux séminaires duquel Nono avait assisté à Darmstadt. Les premières mesures des Varianti témoignent de cette rupture : une même hauteur est simultanément confiée à différents instruments, rythmes et dynamiques, qui génèrent une aura.

Engagement

Ce qui, avec La Victoire de Guernica, d’après Paul Éluard, avec Il canto sospeso, à travers des fragments de lettres de condamnés à mort de la Résistance européenne, ou avec La terra e la compagna, sur des poèmes de Cesare Pavese, était humanisme, sinon existentialisme, et surtout dénonciation des crimes commis hier par le nazisme et le fascisme, devient au cours des années soixante, et dès l’action scénique Intolleranza 1960, condamnation d’un système de domination, de la violence d’État et du colonialisme : Un Rebelle, dans la version initiale du livret, devient Un Algérien, dans la version définitive, inscrivant l’œuvre dans une stricte actualité et ouvrant la voie à l’utilisation de documents, de tracts, de graffitis ou de déclarations d’ouvriers et de révolutionnaires. La culture a une fonction dans la lutte des classes : ni la tour d’ivoire de l’« art pour l’art », ni une révolution exclusivement esthétique, ni la condamnation de toute culture comme nécessairement bourgeoise et élitiste. Contestation, confrontation, contradiction, l’œuvre sera art pour la révolution, art de la révolution et art révolutionnaire en soi. Nono précise alors une orientation gramsciste, sinon léniniste, qui se revendique de l’idée d’intellectuel organique, enraciné dans les exigences et les valeurs de la classe ouvrière, faisant siens des thèmes de sa vie, de ses luttes et de ses espoirs, et vérifiant la diffusion de son œuvre auprès de cette classe. Ainsi, dans La fabbrica illuminata, pour voix et bande magnétique, indépendamment de sources électroniques, vocales et chorales, des sons métalliques, empruntés au quotidien du monde ouvrier, à la spectaculaire image acoustique des laminoirs et des hauts fourneaux enregistrés dans l’usine Italsider à Gênes, constituent un matériau déterminé par le contexte social, à l’instar des textes, relatifs aux conditions de travail. Après l’homme-musicien de l’art engagé des années cinquante, le compositeur se veut, activement et consciemment, « homme de lutte », sinon « guérillero ». Le théâtre participe fondamentalement d’une telle orientation, un théâtre politique, avec Erwin Piscator, un théâtre de situations, au sens sartrien, où la catharsis, conscience sociale, vise à la décision du public, un théâtre enfin modifiant l’espace et les foyers visuels et sonores, uniques et parallèles, de la représentation traditionnelle, et privilégiant non l’opéra, mais l’action scénique, l’interdépendance sans cesse redéfinie des éléments constitutifs du spectacle. De plus, avec La fabbrica illuminata, A floresta é jovem e cheja de vida ou Contrappunto dialettico alla mente, Nono adopte les outils du Studio de phonologie de la Rai (Milan) : toute culture idéologique se doit en effet de connaître, d’analyser et d’utiliser l’ensemble des moyens à sa disposition sur le plan technique, linguistique et expressif. Partant, le compositeur se saisit de ces outils, articule leur renversement contre le système et invente de nouvelles expressions : « Le travail révolutionnaire présuppose la connaissance et l’utilisation des plus récentes conquêtes de la science ; dans mon cas, cela signifie l’utilisation du langage musical au stade le plus avancé3. » Outre dédicaces et envois à Malcolm X, Che Guevara ou Fidel Castro, dont la voix résonne dans Y entonces comprendió, Nono recherche la compréhension et l’appropriation de son œuvre par un public encore éloigné sociologiquement des institutions musicales, et avec lequel il débat volontiers. Dans Al gran sole carico d’amore, où culminent agitation et propagande, dans la fascination de Meyerhold faisant rejouer en leurs lieux les événements de la révolution soviétique, la Commune de Paris, dans la première partie, et les grèves russes de 1905, dans la seconde, reflètent la crise des années soixante-dix, que filma Chris Marker dans Le fond de l’air est rouge, entre une exaltation à la lutte et la conscience des révolutions qui n’aboutissent pas ou se délitent dans l’autoritarisme. Nono intègre le questionnement de la chute, à travers des personnages dont la présence se limite à la lecture de leur condamnation par les tribunaux de la domination. Al gran sole s’achève sur un matériau en lambeaux, issu de L’Internationale, la dialectique de cette passion prolétarienne ouvrant une crise profonde des modèles de rationalité, que Massimo Cacciari et Aldo Gargani expriment alors en philosophie.

Écoute

Avec Fragmente-Stille, an Diotima, d’après Hölderlin, et surtout Prometeo, créé en l’église San Lorenzo de Venise en 1984, mais dont le projet remonte à 1975, Nono développe une critique radicale de la réduction de l’essence musicale à l’acte de voir. Prometeo, vaste synthèse de mythes et de sons ne nécessitant ni costumes, ni décors, ne mettant en scène aucun personnage et n’impliquant aucune représentation, sinon musicale, révèle les fondements d’une autre dramaturgie et d’une « tragédie de l’écoute ». Au XVIIIe siècle, alors que la rationalisation politique développait des techniques de pouvoir destinées à diriger les individus de manière continue, l’édification des théâtres d’opéra aliénait l’esprit dionysiaque de la musique dans le rite social, en fonction des objectifs du gouvernement et de l’État naissant. Y sévissait une disposition réduite à une frontalité, où l’auditeur devait avoir la possibilité de voir le chanteur, le soliste et surtout le chef, ultime démiurge. Selon Nono, architecture et sociologie confirmaient donc cette tendance à la traduction du son en images, à travers le « fer à cheval » du théâtre lyrique. L’espace, organisé aux fins de détourner l’écoute, révélait à l’évidence comment notre civilisation instaurait la domination de la vision. « L’unification de l’écoute spatiale et musicale est le résultat de l’utilisation unidirectionnelle, unidimensionnelle de la géométrie, aggravée dans le cas particulier par les possibilités de réverbération. Avec la concentration de l’expérience musicale dans les théâtres et les salles de concert, ce qui disparaît irrémédiablement est la spatialité propre à des lieux où s’entremêlent dans un continuel bouleversement des géométries innombrables. Que l’on songe seulement à la basilique Saint-Marc ou à Notre-Dame4. » Simultanément, et analogiquement, le retour à la classification des modes, selon l’identification platonicienne des éthoi, aboutissait dans les écrits et l’œuvre de Rameau aux catégories du triomphant, du furieux ou du plaintif… L’unification des sons dans les catégories, ou univocité des sens d’écoute, et l’unification de la salle de concert exprimaient une même rationalisation de l’espace acoustique et architectural. Ainsi, oublieux du merveilleux, les musiciens usèrent, consumèrent l’écoute à l’intérieur de sa détermination musicale, la soumirent à une image, antécédent ou intermédiaire consubstantiel et garant de la vérité de la perception auditive, dans le cadre d’un discours idéologique, littéraire, voire religieux. Celui qui écoute en a la « vision ». Dans Prometeo, Das atmende Klarsein, ou* Io, frammento dal Prometeo, fondés sur la scala enigmatica de Giuseppe Verdi dans l’Ave Maria des Quattro pezzi sacri* (avant que Nono ne réduise les hauteurs à deux notes, dans A Carlo Scarpa, architetto, ai suoi infiniti possibili, ou à l’aura d’une seule, dans « No hay caminos, hay que caminar… » Andrei Tarkowskij), l’écoute est l’enjeu d’une connaissance : « Savoir écouter », écrit Nono. « Même le silence », même « ce qui ne se peut écouter ». Ce silence est un lien. Le musicien donne à l’entendre, car l’écoute a besoin du plus profond silence pour recueillir le son, unique, fragile et non reproductible, pour ne pas le confondre avec un autre. Là, les sons, à peine effleurés, sinon abandonnés, ne sont liés que par leur pure appartenance au monde du silence, investis de la responsabilité d’introduire au néant. Par cette écoute, en soi, entre les musiciens, dans l’espace, suivant l’enseignement des Gabrieli ou des polyphonistes espagnols, à travers les transformations et les mondes infinis de Giordano Bruno dont Nono s’inspire dans Caminantes…Ayacucho, l’auditeur atteint la concentration du phénomène de l’écoute sur la base d’une perception effective et réduite. Ce qui est livré à notre attention, c’est l’écoute en soi, dans son essence, en deçà même de son ouverture aux sentiments et à la mémoire. Dans l’œuvre de Nono, les nuances extrêmes, jusqu’à ppppppp, aux confins du silence résistant au bavardage, rendant confuse la distinction des timbres (comme dans l’*Omaggio a György Kurtág*) et accroissant l’entente, nous incitent alors à tendre l’oreille, à une « écoute ententive ». Sans cette écoute, nul être-avec, nulle réelle appartenance à l’Autre.

Laurent Feneyrou.

Notes
  1. Luigi NONO, Notes inédites sur Moïse et Aron, Archivio Luigi Nono.
  2. Helmut LACHENMANN, « Luigi Nono oder Rückblick auf die serielle Musik » (1969), dans Musik als existentielle Erfahrung, Wiesbaden, Breitkopf & Härtel, 1996, p. 250.
  3. Luigi NONO, « La musica è uno strumento di lotta » (1975), dans Scritti e colloqui, vol. I, Lucques, LIM / Ricordi, 2001, p. 217.
  4. Luigi NONO, « Conversation avec Michele Bertaggia et Massimo Cacciari » (1984), dans Écrits, Paris, Christian Bourgois, 1993, p. 490.
© Ircam-Centre Pompidou, 2007


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