L’œuvre de Hans Zender s’inscrit dans une vaste période et couvre des genres très différents. Puisque ce compositeur a très vite opté pour une composition « pluraliste » et souvent choisi des formes non directionnelles dans ses pièces, il ne peut être considéré comme un créateur au parcours linéaire simple qui reposerait sur une prétendue « progression » vers un but principal ; son activité de musicien, il le rappelle dans ses écrits, est double : compositeur et chef d’orchestre. Au-delà de sa culture et sa pratique des musiques du passé ou des périodes récentes représentées entre autres par la Seconde École de Vienne, le cheminement artistique de Zender suit diverses rencontres musicales – les jeunes compositeurs de Darmstadt puis Messiaen et Bernd Alois Zimmermann, et plus tard l’école américaine (Cage, Feldman, Brown) et Scelsi – qui ne vont pas forcément se « cumuler » ou se combiner. Il est le reflet de plusieurs impulsions philosophiques (de Héraclite, Nietzsche, Adorno, Derrida, Nancy, Georg Picht et l’école japonaise de Kyoto), d’une grande attirance pour l’Extrême-Orient depuis les années 1970 comprenant l’expérience du bouddhisme Zen, et inclut un goût prononcé pour l’histoire et les répertoires musicaux du passé. En voyant en Cage le signal de ce que Zimmermann a qualifié d’« écoute pluraliste », Zender se veut un compositeur qui se « ressent lui-même comme une personnalité plurielle, et non comme un Moi fermé ».1
Rythme, temps, mètre – de Messiaen au bouddhisme zen
La réflexion sur le temps, le rythme et les formes musicales constitue l’un des premiers repères à travers l’œuvre zenderien et plusieurs de ses cycles. Cet intérêt particulier et soutenu pour les questions rythmiques fut déclenché par les conférences d’Olivier Messiaen auxquelles Zender avait assisté à Darmstadt en 1953, puis il fut sensibilisé par Wolfgang Fortner aux questions de l’isorythmie au moyen-âge. Pendant ses études à la Hochschule für Musik de Freiburg, il rédigea un mémoire intitulé « Comparaison entre le développement rythmique de la Musique contemporaine et la pensée rythmique des 14e et 15e siècles, avec une considération particulière pour l’utilisation de l’isorythmie chez Fortner » où il évoque différentes références anciennes et modernes quant au rythme, notamment les motets de Philippe de Vitry, la troisième des Études de rythme de Messiaen, les Variations pour orchestre opus 30 d’Anton Webern et où il analyse deux œuvres de Wolfgang Fortner, son professeur de composition. Le reflet de ces diverses influences se trouve dans plusieurs des premières compositions tels les Tre Pezzi (1963) pour hautbois solo, où l’utilisation de l’isorythmie est très claire sur la base d’une séquence rythmique de 20 mesures. Jörn Peter Hiekelprécise à juste titreque les œuvres de Zender élaborées avec des éléments isorythmiques constituent un « facteur d’ouverture vers la non-linéarité ».2 Trifolium (1966) participe à cette transition vers d’autres conceptions : les mêmes structures sont combinées entre trois instruments de façon à les rapprocher successivement sur les plans rythmique (premier mouvement), dynamique (second mouvement) et sur celui des registres. Dans la partition il est clairement expliqué que chaque mesure dure 4 secondes, l’ensemble d’une ligne correspond donc à 16 mesures. Les silences intermédiaires (entre chaque ligne) sont de durées variables mais brèves ; les durées des différents éléments et des mouvements sont donc pour ainsi dire prédéterminées, ce qui implique une autre forme de perception des rythmes et des éléments mélodiques ou harmoniques que celle d’un mouvement directionnel, et signifie que des unités temporelles d’égale durée déterminent cette perception. L’ensemble de l’œuvre de Zender se précise dans cette direction d’une nouvelle conscience du temps, peut-être déclenchée par la rencontre avec Bernd Alois Zimmermann lors du séjour que Zender effectue à la Villa Massimo de Rome en 1963-64. Par exemple dans certains des Modelle les sections correspondant aux parties paires (II, IV, etc.) sont toujours très minutées, avec des séquences répétées, mais avec un contenu qui ne sera jamais le même d’une fois à l’autre, puisque la notation est schématique et expérimentale.
Le début des années 1970 correspond à des voyages de Zender au Japon d’où vont émerger dans sa musique de multiples « confrontations avec d’autres cultures », ainsi que le formule Jörn Peter Hiekel3. Seize œuvres de 1975 à 2012, dont sept dans le cycle LO-SHU (référence au lo-shu chinois, carré magique attesté dès le IIIe siècle avant Jésus Christ), où la flûte est très fréquemment soliste, renvoient directement à l’expérience temporelle asiatique qui se traduit chez Zender par « l’étude approfondie et régulière des différentes facettes du bouddhisme zen (allant de lectures philosophiques jusqu’aux exercices pratiques), mais aussi celle des formes artistiques orientales, tels la calligraphie (qui revêt une importance particulière dans de nombreuses autres œuvres de Zender), l’écriture du haïku et le théâtre Nô. »4 Cette orientation est associée à une série d’œuvres dites « asiatiques » (terme du compositeur), la première étant Muji no kyo et la dernière Hannya Shin Gyo, qui renvoient régulièrement au grand maître zen japonais Ikkyu Sojun (1394-1481) et où le compositeur travaille avec différentes structurations du temps (procédures linéaires et non-linéaires, combinaisons de différentes conceptions du temps), parfois en relation avec la forme du haïku (en 5-7-5 syllabes) et tente de les théoriser : « On pourrait répertorier la diversité infinie de ces caractères selon deux pôles : ils tendent soit à l’extrême vers une musique absolument uniforme, qui se constitue à partir de répétitions incessantes et de dispositions symétriques, soit vers leur antithèse une suite totalement asymétrique de figures (Gestalten) de nature différente ; la structure temporelle est soit centrifuge, soit centripète »5. Évoquant cette famille d’œuvres Zender a encore précisé : « Les événements musicaux eux-mêmes n’ont pas de liens structurels entre eux, de sorte que c’est cette forme vide qui guide l’auditeur : une sorte de forme négative.6» Ceci vaut autant pour LO-SHU Ique pour certains passages de l’opéraChief Joseph, où des durées chronométriques identiques font le lien entre plusieurs sections musicales, d’où le terme d’isométrie qui se substitue selon le compositeur à l’isorythmie dans sa musique, d’où aussi l’idée d’une « isométrie de la grande forme », indépendante du cadre asiatique dans l’opéra Don Quijote de la Mancha.
Zender lui-même a parlé d’« un exercice de simplicité » à propos de Muji no kyo où les sections Tutti font appel à des mélodies instrumentales simples répétées, comparables parfois au minimalisme américain. L’écriture de ces œuvres est néanmoins très diversifiée et on ne saurait la restreindre à cette « intériorité » asiatique sous-jacente, car les voix et les ensembles sont traités de diverses façons ; les chanteurs expriment une grande variété de sentiments avec diverses techniques parfois proches des modèles japonais et différentes langues (dont celle du haïku). Les essais de Zender font souvent le lien avec Olivier Messiaen (l’un de ses articles est intitulé « Messiaen et l’esprit « haïku ») et Giacinto Scelsi qui lui semblent proches de son interprétation des éléments asiatiques.
Une nouvelle dimension de l’expérience
La rencontre avec Bernd Alois Zimmermann, dont il fut proche et l’un des interprètes importants, correspond aussi à un autre changement de direction, à une ouverture :
« La conception zimmermannienne de la musique nouvelle, le plus souvent mal et peu comprise en son temps, constitue une alternative à la conception courante : elle ne dévoile sa complexité que maintenant. Les racines de cette nouvelle compréhension de l’art ne se sont peut-être jamais manifestées au xxe siècle aussi clairement et de manière aussi précoce que dans les œuvres poétiques de Joyce et Pound, qui ont été des sources d’inspiration permanentes pour Zimmermann. Chez ces deux auteurs, le moi est entré dans une nouvelle dimension de l’expérience : dans Ulysse divisé et atomisé, dans les Cantos, devenus une conscience poétique mondiale. La question de ce que Zimmermann a appris de la polystylistique et de la musique des mots d’Ulysse de James Joyce et de la conception du monde plurilinguistique et universel des Cantos d’Ezra Pound et de la façon de les apparenter à ses idées musicales pourrait constituer un sujet à part entière. Cet art, comme le sien, tend vers l’esquisse d’une image d’un monde explosif, multipolaire, sans limites et en même temps ouvert comme jamais auparavant au souvenir de l’histoire. »7
Le cycle des neuf Cantos(1965-2009), central dans l’œuvre de Zender, renvoie précisément à Ezra Pound par son titre générique. Dans ces œuvres vocales aux nomenclatures diverses (associant voix et instruments ou électronique) et particulièrement dans les quatre premières se révèlent souvent la pluri-textualité et la superposition de couches musicales différentes, le collage, le montage. Patrick Hahn considère que la poétique de Zender « semble pour ainsi dire préfigurée dans les Cantos d’Ezra Pound »8, et ce cycle constitue sans aucun doute la colonne vertébrale de toute la carrière du musicien, culminant dans les récents Logos-Fragmente (Canto IX) pour 32 chanteurs et trois groupes d’orchestre. L’œuvre de Pound est parfaitement en phase avec les recherches de Zender : parlant du Canto II fondé sur le Canto 39 d’Ezra Pound qui combine lui-même le latin, le grec et l’anglais, Marik Froidefond souligne : « …c’est donc en auditeur que Zender a lu Pound et a cherché à rendre musicalement la forme du Canto. Il ne s’agit pas, comme cela a souvent été le cas dans les œuvres dites d’avant-garde chez beaucoup de contemporains de Zender, d’un démantèlement aveugle du texte. Zender a choisi en connaissance de cause le poème de Pound, parce qu’il a compris qu’il y avait dans la poésie de Pound quelque chose qui entrait en adéquation avec son propre désir de questionner et d’ébranler la linéarité. »9
Le cycle ouvre de très nombreuses et décisives perspectives au fur et à mesure de son déploiement. Canto Vest composé sur des fragments d’Héraclite, une référence fondamentale pour la suite de l’évolution de Hans Zender. Le compositeur précise dans sa notice de présentation qu’il a écrit cette musique avec le plus haut degré d’hétérogénéité. L’idée des « forces contraires » ou des opposés que l’on peut comprendre chez Héraclite est désormais présente dans la pensée et la musique de Zender. L’œuvre se composait tout d’abord de fragments « très opposés musicalement » pour les chanteurs, mais au moment où il concevait ces fragments une nécessité lui est apparue, en relation avec la pensée d’Héraclite : celle de concevoir une autre partie pour l’œuvre, extrêmement simple, le « Kontinuum», fait de petites parties très proches les unes des autres, répétables à volonté, très simples musicalement. Cela devait donc représenter l’« extrême inverse » de la partie fragmentaire. La coïncidence avec les premières œuvres « asiatiques » permet de comprendre comment les différents cycles de Zender s’influencent mutuellement. La pensée d’Héraclite détermine ensuite une autre orientation fondamentale dans la musique de Hans Zender depuis la fin des années 1980, ceci à partir de Canto VI, il s’agit de la référence entre autres au fragment n° 125 où apparaît l’expression « gegenstrebige Fügung » (ou « ajustement par actions de sens contraire » dans la traduction française de Marcel Conche) dont il va tirer à la fois une certaine vision de la pluralité de l’expérience musicale et sur laquelle il va fonder un système harmonique cohérent nommé « gegenstrebige Harmonik » (harmonie en forces opposées), qui apparaît pour la première fois en 1994 dans Shir Hashirim - Lied der Lieder (Canto VIII) tout en étant anticipée sous la forme d’une micro-tonalité fréquente dans plusieurs œuvres telles les Litanei. Le principe est inspiré de la modulation en anneau :
« À chaque son vient se rajouter un deuxième son, soit sous la forme d’un intervalle audible ou encore par une fréquence sinusoïdale rajoutée imperceptiblement, comme par moments dans Shir Hashirimmoyennant l’utilisation d’un clavier raccordé à un modulateur en anneau. La rencontre des deux timbres engendre deux nouvelles fréquences, les deux fréquences initiales venant s’ajouter et se soustraire. Et à partir de ces nouveaux intervalles, de nouvelles sonorités peuvent être générées par la somme et la différence des fréquences. »10 Précisons que Zender utilise 72 sons par octave dans sa notation musicale, qui scrute l’espace harmonique jusqu’au douzième de ton. Son système harmonique est nettement différent des procédés des musiciens dits « spectraux » dans la mesure où il est toujours pensé sur la base du chromatisme.
Avec Shir Hashirim puis les récents Logos-Fragmente (Canto IX) le compositeur inscrit la musique dans un temps pour ainsi dire dilaté permettant quelques rapprochements avec le genre de l’oratorio. Cette dernière œuvre révèle surtout une grande maîtrise dans l’assemblage de textes de traditions gnostiques et bibliques selon un ensemble de neuf « fragments » dont la succession est laissée libre au chef d’orchestre. La composition de ces Logos-Fragmente fut motivée par les conflits religieux des deux dernières décennies et elle veut attirer l’attention sur la « diversité et la complexité des traditions religieuses »11. Ces préoccupations s’inscrivent d’ailleurs dans une production musicale (incluant aussi la Kantate nach Worten von Meister Eckhart) et textuelle (les essais de Zender) intéressante sur le plan d’une réflexion actuelle et très pertinente sur la musique spirituelle.
Comme bon nombre de musiciens allemands, Zender s’appuie régulièrement sur les poètes et écrivains : outre Ezra Pound on remarque notamment Shakespeare, Eichendorff, Michaux, Hugo Ball et particulièrement Friedrich Hölderlin. Comme chez Nono ou Rihm cette prise en compte de l’œuvre de la maturité du poète allemand se réfère dans le cycle Hölderlin lesen (« Lire Hölderlin ») à une esthétique du fragment, mais aussi à la possibilité de représenter ces textes lors d’une performance, selon les termes du compositeur. Les cinq œuvres composées entre 1979 et 2012 constituent une tentative de travailler sur les textes eux-mêmes par exemple en combinant les trois versions du poème « Mnemosyne » (selon la version de Stuttgart) dans Mnemosyne (Hölderlin lesen IV), et une volonté de confronter poésie et musique comme « deux formes d’art autonomes » qui « s’interpénètrent de manière osmotique, sans modifier ni perdre leur intégrité propre »12. Adoptant la plupart du temps les moyens du mélodrame (voix parlée et instruments avec ou sans électronique), Zender entreprend ici l’une des plus importantes explorations de l’œuvre de Hölderlin pour la fin du XXe siècle et le début du XXIe et se réfère aux « frontières, corridors et influences réciproques qui relient les différentes régions sémiotiques » concernant les « sons », les « mots » et les « caractères de l’écriture», avec une préoccupation constante pour une sorte de « calligraphie » extrême-orientale à laquelle Zender se réfère depuis ses œuvres asiatiques des années 1970. Celle-ci correspond d’ailleurs aussi au cycle orchestral récent des cinq Kalligraphien dont le titre évoque « la tradition de la calligraphie dans les cultures de l’Extrême-Orient, dans lesquelles la confrontation artistique, technique et calligraphique avec un modèle ne peut pas être séparée de la relation spirituelle à son contenu, donc de l’acte créateur. »13
« Interprétations composées » et « critiques » de la tradition occidentale
Une partie importante de l’œuvre de Zender concerne une relation très forte à l’histoire des musiques occidentales. Au titre de ce que Hiekel nomme l’« élargissement des horizons de l’expérience » et que d’autres associent à la post-modernité ou à une attitude nostalgique, Zender impose une façon de « planer sans crainte au-dessus de l’abîme de l’histoire ».14 Après plusieurs pièces depuis 1982 où il jetait un regard personnel sur Haydn, Schubert et Debussy, c’est autour du second que se concentre à nouveau l’une des œuvres les plus populaires de Zender, la Schuberts ‘Winteirreise’, sous-titrée « une interprétation composée ». Cette composition pour ténor et petit orchestre inclut toutes sortes de libertés propres l’interprète et de lectures possibles du chef-d’œuvre schubertien : ces diverses appropriations (pour lesquelles le texte poétique est un support important) ou modifications étant confrontées à la liberté créatrice du compositeur, et donc à une sensibilité actuelle du matériau orchestral (intégration d’une machine à vent, de percussions, etc.) et de la spatialisation ou des déplacements des musiciens sur scène. Plus récemment les 33 Veränderungen Über 33 Veränderungen (dédiées à Alfred Brendel) apportent cette fois un regard original sur les Variations Diabelli, considérées par Zender comme l’œuvre la « plus incroyable » de Beethoven, qui semble préfigurer selon lui la situation post-moderne par son contenu pluri-stylistique. L’idée de « décloisonner » les expériences musicales, de dialoguer avec le passé, donne lieu dans ces œuvres à certaines des réalisations artistiques les plus passionnantes de notre époque, dignes d’un lecteur et connaisseur de l’histoire très inspiré.
« Dans mes trois opéras, j’ai pris ainsi le parti de faire une sorte de critique : Stephen Climax est une critique de notre idée de la métaphysique, sur laquelle fonctionne la tradition occidentale ; Don Quichotte une critique de notre rationalisme d’Occident ; quant à mon dernier opéra, Chief Joseph, il est organisé autour de trois axes : la critique de la violence, du capitalisme et de la destruction de la nature. »15 Le théâtre musical apparaît chez Zender plutôt tardivement avec l’opéra en trois actes Stephen Climax, fondé entre autres sur l’Ulysse de Joyce ; un projet ambitieux, très remarqué par la critique, qui inclut tout un ensemble de citations musicales. Il s’agit précisément d’ « un collage fait d’éléments empruntés à deux actions tout à fait indépendantes l’une de l’autre. L’une se joue dans un quartier de bordels à Dublin, le 16 juin 1904, entre 22 et 24 heures. L’autre se joue au Ve siècle de notre ère, au point du jour, sur une colline rocheuse du désert syrien où vit Siméon le Stylite, entouré d’un groupe de moines. »16 Réflexion sur le langage littéraire, musical, théâtral, l’œuvre renvoie d’une certaine façon aux Soldats de Zimmermann par sa dimension « pluraliste » ; elle révèle un contenu musical fait de dialogues avec le passé, qui thématise pour ainsi dire le dépassement d’un « point zéro » de l’opéra à l’époque des avant-gardes européennes du siècle dernier. Dans cette « simultanéité d’émotions différentes », cette « pièce à la fois comique et très sérieuse », le garant de l’unité formelle est une série qui crée « un équilibre, contrecarrant la tendance de nombreux éléments centrifuges à faire exploser l’ensemble »17.
Le texte du second opéra*,* Don Quijote de la Mancha est réalisé par Zender d’après Cervantès. Comme dans beaucoup d’autres pièces (Modelle, Logos-Fragmente), les « 31 aventures théâtrales » de cet opéra peuvent être données selon une sélection librement ordonnée, ou même séparément ; elles sont « closes en elles-mêmes, distinctes les unes des autres par leurs moyens théâtraux » (préface de la partition), et sont regroupées pour une version intégrale en deux parties qui peuvent également être données séparément en deux soirées théâtrales autonomes. L’une des singularités réside dans le fait que le compositeur a étendu sa pensée structurelle à certains aspects de la représentation scénique. Il construit la forme sur cinq éléments fondamentaux qu’il nomme : Chant (G = Gesang), Parole (S = Sprache), Jeu instrumental (I = Instrumentalspiel), Image (B = Bild) et Action (A = Aktion) et combine différemment ces éléments d’une pièce (d’une « aventure ») à l’autre en associant étroitement l’image et l’action à la forme musicale, en exigeant (pour la deuxième version de 1994) que le jeu des musiciens soit toujours visible, qu’ils ne soient pas placés dans une fosse d’orchestre.
Le titre du troisième opéra, Chief Joseph, se réfère au chef indien des Nez-Percés Chef Joseph (1840-1904), l’un des derniers à avoir résisté à l’armée américaine de 1871 à 1877. L’œuvre est fondée sur divers textes de Pessoa, Brecht, Ezra Pound, Goethe, un rapport de Chef Joseph sur les derniers combats désespérés avec les Blancs (3e acte), etc. Le thème de l’opéra est l’identité et l’altérité (« Das Eigene und das Fremde », thème en opposition qui remonte à Hölderlin et à la lettre qu’il écrivit en 1801 à son ami Böhlendorf, alors qu’il traduisait certains auteurs grecs, notamment Pindare) autour d’un modèle historique : la guerre des Indiens en Amérique du Nord. Hans Zender s’appuie aussi sur ce que Fritz Mauthner (philosophe du langage, 1849-1923) avait envisagé à la fin de sa vie dans l’ouvrage inachevé Die drei Bilder der Welt : sa « théorie des trois mondes » distinguait trois images du monde : les mondes adjectivé, verbal et substantivé. Chez le compositeur, qui emprunte presque exclusivement des sources historiques pour son livret, cette idée donne lieu à la définition de six types de scènes (« Indian Song », « Rotation », etc.) et donc à six sortes de musiques. Plusieurs langues sont utilisées bien que l’anglais prédomine. Ce thème de l’altérité est présent aussi de façon concrète et sonore par l’utilisation d’un instrument à cordes coréen (le Ajaeng) dans les six scènes intitulées « Klage » (« plaintes » du Chef Joseph). Le compositeur a voulu ce contraste de sonorité avec l’orchestre occidental, cette « différence entre deux univers sonores » comme une partie des « tensions formelles internes de la construction »18, et c’est la seule de ses rares œuvres où apparaît un instrument extra-européen. Chacun des trois actes vise une « cible » spécifique, respectivement : la destruction de la nature, le capitalisme, la critique de la violence et des génocides (déclinée sur plusieurs périodes historiques, et visant entre autres le lâcher de la bombe d’Hiroshima).
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L’apport de Hans Zender à la musique est considérable : sans parler de ses nombreuses activités de chef d’orchestre, ses œuvres constituent un grand ensemble de plus en plus significatif à partir des années 1970 jusqu’à nos jours, faisant appel à une pluralité de moyens et de genres dont certains n’ont pu été mentionnés ici (pièces orchestrales et concertantes, live electronics, Hörspiel). Sa démarche, qui a sans doute quelque chose à voir avec la postmodernité, mais selon une acception très profonde, très peu journalistique, constitue une autre forme d’expression, une voie originale et riche, expressive, sans doute l’une des plus puissantes et convaincantes de la fin du XXe siècle et du début du XXIe, accompagnée d’une véritable pensée sur la musique et la culture aujourd’hui. La confrontation avec les cultures extrême-orientales, la relecture du passé, la sensibilité à la poésie, le sens du théâtre et la riche conception de l’orchestre sont les pierres angulaires d’une production importante, pétrie de philosophie et de spiritualité. Réunir l’unité et la pluralité semble être devenu l’objectif majeur de Zender. Sur bien des plans, ses œuvres offrent une sorte d’« aventure de la perception » (Hiekel), entre ce qui nous est familier et ce qui nous est étranger.
- Hans ZENDER, « Happy new ears – Utopie jenseits der stilsicherheit », entretien avec Lydia Jeschke, in Neue Zeitschrift für Musik 6, Novembre-Décembre 2011, p. 10.
- Jörn Peter HIEKEL, « Vielstimmig in sich », in Werner GRÜNZWEIG, Jörn Peter HIEKEL et Anouk JESCHKE, Hans Zender – Vielstimmig in sich, Hofheim, Wolke, 2008, p. 22.
- Jörn Peter HIEKEL, « Simplicité, étonnement et contradictions. Tendances interculturelles dans la musique de Hans Zender » [1ère parution en allemand : 2007], à paraître dans les Actes du colloque de Strasbourg 2012, éditions Hermann, collection « GREAM ».
- Jörn Peter HIEKEL, ibid.
- Hans ZENDER, « Wegekarte für Orpheus ? Über nichtlineare Codes der Musik beim Abstieg in ihre Unterwelt», in Die Sinne denken, p. 89, traduction de Pierre Michel.
- Lettre à Pierre Michel, 19 août 2011.
- Hans ZENDER, « Zimmermann, l’alternative », in Pierre MICHEL, Heribert HENRICH et Philippe ALBÈRA, Regards croisés sur Bernd Alois Zimmermann, Actes du colloque de Strasbourg 2010, Genève, Contrechamps, 2012, p. 2.
- Patrick HAHN, « Hans Zenders Cantos er-fahren – Ein Periplous », in Musik-Konzepte Sonderband Hans Zender, XI/2013, edition text+kritik, p. 131.
- Marik FROIDEFOND, Pierre MICHEL, Jörn Peter HIEKEL, Unité-Pluralité, La musique de Hans Zender, Actes du colloque de Strasbourg 2012, éditions Hermann, collection « GREAM », 2015.
- Isabel MUNDRY, « Bemerkungen zu Hans Zenders Shir Hashirim, in Werner GRÜNZWEIG, Jörn Peter HIEKEL et Anouk JESCHKE,Hans Zender – Vielstimmig in sich, Hofheim, Wolke, 2008, p. 92 ; traduction française par Chantal Niebisch dans la notice du CD Kairos 0012612KAI (2006).
- Jörn Peter HIEKEL, « Vom Zusammenspiel des Denkens und der Töne », in Neue Zeitschrift für Musik 6, Novembre-Décembre 2011, p. 21.
- Hans ZENDER, cité dans John T. Hamilton « Hans Zender – Mnemosyne », livret du CD Kairos 0012522KAI, 2006, traduction française de Claude M. Manac’h.
- Werner STRINZ, « Gegenstrebige Fügung… Observations sur la technique de composition de Hans Zender dans Kalligraphie IV », à paraître dans lesActes du colloque de Strasbourg 2012, éditions Hermann, collection « GREAM ».
- Hans ZENDER, Cité dans l’article de Jörn Peter HIEKEL, « Les nouvelles possibilités d’expériences de Hans Zender », programme du Festival Musica 2012, Strasbourg, p. 53.
- Hans ZENDER, in « Hans Zender, exégète de la musique allemande », entretien avec Benjamin Grenard, in « Les entretiens d’alta musica » : http://www.altamusica.com/entretiens/document.php?action=MoreDocument&DocRef=2396&DossierRef=2114 (lien vérifié en mai 2014).
- Hans ZENDER, « Remarques à propos de la réalisation de l’opéra », livret de Stephen Climax, Théâtre de la Monnaie, Bruxelles, 1990.
- Hans Zender, « Notizen zu Stephen Climax – Gedanken im Rückblick » (in Die Sinne denken), traduction française sous le titre « À propos de Stephen Climax – Pensées rétrospectives du compositeur », in programme du Théâtre de la Monnaie, Bruxelles, 1990.
- Hans ZENDER, « Das Eigene und das Fremde - Gedanken zur meiner Oper Chief Joseph”, in Christian UTZ, Musik *und Globalisierung.*Zwischen kultureller Homogenisierung und kultureller Differenz, Saarbrücken, Pfau Verlag, 2007, p. 102.