Parcours de l' oeuvre de Hans Werner Henze

par Martin Kaltenecker

Des premières compositions à Élégie pour jeunes amants

Son don exceptionnel pour la musique incita Henze à quitter le lycée dès l’âge de seize ans, pour rejoindre Fortner en 1946. Compositeur néo-classique, celui-ci lui fit connaître la musique de Stravinsky, alors que l’étude du dodécaphonisme fut approfondie à Darmstadt ainsi qu’à l’occasion de rencontres avec Leibowitz en 19481 et Josef Rufer en 1949. Mais Henze fut surtout attiré par le monde de l’opéra et du ballet, dans lequel il s’inséra rapidement, plutôt que par la musique avant-gardiste. L’inspiration et le plaisir pris à composer sont liés chez lui au travail sur des codes d’écriture traditionnels. D’ailleurs, lors de la création de Nachstücke und Arien, un « trio des esprits », formé de Boulez, Nono et Stockhausen, sortit avec ostentation « après quinze mesures2 ».

Les quatre premières symphonies de Henze illustrent une écriture dodécaphonique recherchant les figures mélodiques et rythmiques léguées par la tradition classico-romantique, selon le modèle indiqué par Arnold Schoenberg, combinée avec la polytonalité et une verve rythmique qui se réclame de Stravinsky. La Deuxième Symphonie est d’un caractère sombre, mais passe une lumière symbolisée par un choral entonné aux trompettes, sur une harmonisation dodécaphonique. La Troisième Symphonie reprend l’opposition, chère au compositeur, entre les mondes apollinien (« Invocation d’Apollon ») et dionysien (« Dithyrambe »), avec des allusions à la Cinquième Symphonie de Chostakovitch (2ème mouvement, mesures 78-96), ainsi qu’au jazz et au Sacre du printemps (3ème mouvement, « Danse invocatoire »). La Quatrième Symphonie fond en un seul mouvement cinq sections traditionnelles ; le finale est une série de trente-deux variations. La veine dansée marque la Cinquième Symphonie qui dépeint « le mouvement de la métropole, à la manière d’une toccata, comme la Rome moderne, mais cela pourrait aussi bien être New York City, l’énergie physique, la danse effrénée, brutale » (Reiselieder, 228).

L’opéra Boulevard Solitude, actualisation de l’histoire de Manon Lescaut, privilégie également la forme découpée en numéros, avec des intermèdes orchestraux. Henze rassemble efficacement des arias da capo (n° 5), des airs à vocalises (n° 8), des ensembles homorythmiques qui rappellent le Singspiel mozartien (n° 10, n° 16), avec des touches d’un jazz conventionnel, des danses (cakewalk, slowfox, rumba), des citations (Dies irae, n° 7, mesure 30). Henze peint un monde trouble, interlope, en recourant au second degré, au kitsch (fin du n° 16, avec chœur de femmes et la voix de Manon au loin), à des agrégats opaques (polytonaux), des accords classés accompagnant une ligne atonale (n° 3), des empilements de tierces (n° 16).

Les œuvres de la première période italienne se nourrissent de la vision poétique d’une culture méditerranéenne intemporelle, versant souvent dans un expressionnisme esthétisant influencé par le travail et les idées « bourgeoises et décadentes » – selon une formule ultérieure de Henze (PR, 9) de la poétesse Ingeborg Bachmann. Le lyrisme forme le pôle d’attraction de l’Ode an den Westwind et des Quattro poemi pour orchestre, avec une harmonie wagnérienne dans « Elogio », des ostinatos rythmés (« Egloga »), une brève « Elegia » qui réélabore la mélodie de timbres de Arnold Schoenberg, puis un « Ditirambo » douloureux. Les Nachstücke und Arien, sont traversés d’allusions à des danses populaires (boléro, fandango, tarentelle) et utilisent largement l’empilement d’accords parfaits – voir Aria II, fin : mi bémol majeur et mineur, avec septième ajoutée (), sur un accord de septième diminuée sur mi. Drei Dithyramben repose sur des « séries rythmiques et dynamiques, outre celles de hauteurs » (PR, 3).

Dans Le Prince de Hombourg, Henze mobilise d’un côté l’écriture sérielle contrainte, et de l’autre, pour rendre le monde individualiste et libre, « la mélancolie angélique de Bellini, le brio étincelant de Rossini, la sombre passion de Donizetti, tout cela réuni, ramassé dans les rythmes robustes de Verdi, ses couleurs orchestrales dures et ses lignes mélodiques incandescentes qui brûlent les oreilles ». Écrit en hommage à Stravinsky3, l’opéra montre un Henze devenu maître de la caractérisation qui, dans l’écriture mélodique, privilégie des intervalles récurrents (sixte mineure ascendante pour le Prince, octave pour Natalie, quintes et quartes pour le Prince électeur) ou utilise l’orchestre pour commenter une situation : l’enthousiasme guerrier du Prince est contredit (Allegro marziale, I, 3) par des couleurs paradoxales, le rythme de marche étant donné par la harpe, et les fanfares par le cor anglais et les clarinettes4.

Cet art se retrouve dans l’opéra qui marque le point culminant de cette période, Élégie pour jeunes amants. Il met en scène une petite cour rassemblée autour d’un poète célèbre, égocentrique et vieillissant, qui tente d’entraver l’amour de deux jeunes gens et empêche finalement qu’on aille à leur recherche lorsqu’ils se sont égarés dans la montagne, où ils mourront dans une tempête de neige. Chacun des personnages est associé à un instrument obligé, situé dans le même registre que sa tessiture vocale (voir MuP, 231-238). Gregor, « Dracula puissant », est caractérisé par trois cuivres dont chacun représente l’un des aspects de son caractère ; la harpe accompagnant l’élégie qu’il tirera de l’épisode tragique qu’il a lui même causé (II, 10) doit sonner comme la « parodie de la lyre d’Apollon » (MuP, 236). Hilda, un médium dont Gregor phagocyte les visions dans ses poèmes, est liée à la flûte – en souvenir de l’air de la folie de Lucia di Lammermoor (voir MuP, 80) – et ses visions rendues par un instrumentarium qui parodie celui des Improvisations sur Mallarmé de Boulez. Si l’intervalle prédominant de la partie du poète est la quinte, celle de Hilda privilégie les septièmes et neuvièmes, ainsi que la diction de la musique sérielle de naguère, « ce genre précieux et artificiel » (MuP, 235). La secrétaire soumise au poète est associée au hautbois d’amour, le docteur jovial au basson et au saxophone, son fils, l’amant passionné, à l’alto, et sa bien-aimée au violon. L’orchestre (les cordes sont solistes) tisse un arrière-plan transparent, où la percussion et des bruits réels jouent un rôle important, allant soit vers des images conventionnelles (tempête instrumentale, III, 6), soit des inventions originales (musique de la neige, avec flûte à bec, célesta, vibraphone, cordes pincées et cordes en harmoniques, II, 6). Les formes vocales incluent un récitatif en Sprechgesang, des airs à refrain (I, 2), un duo d’amour dans une mesure à 6/8 (II, 1), un air de colère du poète, débouchant sur un cluster violent (II, 13), des airs d’allure populaire (III, 1) et un grand nombre d’ensembles conjuguant les sentiments divergents des personnages. La réinvention des codes lyriques rapproche cette partition des opéras de Benjamin Britten, avec lequel Henze partage un emploi libre du dodécaphonisme, une qualité chambriste et une temporalité suspendue.

Trois autres opéras suivront, l’un féérique, Il Re Cervo, l’autre comique, Le Jeune Lord, le troisième tragique, Les Bassarides, où l’on retrouve la figure de Dionysos, dont la musique « envahit progressivement tout, étouffant la musique raisonnable de Penthée » (MuP, 236). Cet opéra marque selon Henze la fin d’une période (voir MuP, 246), suivie de difficultés temporaires à composer5 et le sentiment d’être assimilé à un compositeur réactionnaire – notamment lors de la première houleuse à Berlin du Prince de Hombourg en juin 1960 (Reiselieder, 211). Henze décide alors de s’éloigner du théâtre. Mais ses positions esthétiques ne changeront plus fondamentalement. Il récuse l’idée d’un avant-gardisme musical (voir MuP, 186-194), tout en rendant hommage à certaines œuvres de Mauricio Kagel6 et Karlheinz Stockhausen (voir Reiselieder, 201). Son style oscille entre tonalité et dodécaphonisme, la première toujours présente dans les œuvres bouffes (MuP, 109) ou celles liées à l’imaginaire méditerranéen. Même si toutes ses œuvres reposent plus ou moins sur des élaborations sérielles, celles-ci servent pour l’essentiel à fournir un « réservoir de motifs7 », à inventer des lignes qui pourront être harmonisées par des accords classés ; l’attraction de l’agencement sériel est toujours une figure tonale, conventionnelle, reconnaissable. L’élaboration de la série fondamentale de l’opéra La Chatte anglaise s’effectue encore selon le critère du caractère « affectif » de chaque intervalle8. À l’arrivée, la surface musicale frappe par la virtuosité avec laquelle sont fusionnées des allusions à des styles divers. D’où le reproche, souvent formulé, d’éclectisme.

Une musique engagée

Une série d’œuvres composées entre 1968 et 1973 témoigne d’un changement stylistique lié à l’engagement de Henze auprès des mouvements étudiants et des luttes politiques en Amérique latine. Ce moment implique la représentation de Henze par lui-même comme un marginal : « Les causes émotionnelles d’une œuvre d’art sont importantes. Je pense que parmi la libération des minorités, il faut aussi compter celle des homosexuels. Mon comportement musical est déterminé par le traumatisme que la société a infligé aux personnes de ma catégorie et qu’elle leur inflige encore à travers sa “tolérance répressive”. […]. La mise au ban, l’insécurité, le danger de la déformation – c’est tout cela aussi qui a conduit à mon engagement politique » (MuP, 192).

Henze fréquente le milieu des étudiants de gauche dès 1965, il devient l’ami de Rudi Dutschke, ainsi que des poètes Hans Magnus Enzensberger et Gaston Salvatore. Il s’inscrit au parti communiste allemand, lit des écrits de Che Guevara et voyage à Cuba (1969 et 1970). En 1968, Le Radeau de la Méduse, oratorio d’après le récit ayant inspiré le tableau de Géricault, suggère un parallèle avec l’exode des juifs et les boat people vietnamiens. Henze construit un oratorio dodécaphonique9, avec Charon en récitant. Un dialogue s’établit entre le mulâtre Jean-Charles qui se tient au centre de la scène et, en hommage à l’Orphée de Jean Cocteau, Madame La Mort qui attire les vivants, placés à droite et soutenus par des instruments à vent (où souffle encore la vie) vers le côté gauche, où résonne, sur des instruments à cordes et en langue italienne (en référence à l’Enfer de Dante) la musique de l’anéantissement. Le chœur final repose sur la scansion du slogan « Ho-Ho-Ho Chi Minh ».

Henze œuvre dans certaines partitions des années 1970 pour une implication des musiciens d’orchestre en les traitant en solistes – Deuxième Concerto pour piano ou Comparses para preguntas ensimismadas (voir MuP, 135 et 148) –, et il interroge la tradition de l’opéra bourgeois en recourant à des formes brechtiennes. Ainsi dans El Cimarrón, récit d’un esclave soutenu par une flûte, une guitare et des percussions, où l’on ne veut plus « bluffer, obnubiler, hypnotiser » l’auditeur (MuP, 166), dans Versuch über Schweine ou encore dans Natascha Ungeheuer qui décrit la vie d’une femme peintre engagée, opposée à l’engagement mou d’un « bourgeois bohème », sur une musique « froide comme un jour de novembre à Berlin » (MuP, 157), incluant de nombreuses citations, une fanfare militaire, un ensemble de free jazz, une bande avec des enregistrements de sons urbains.

Dans Voices, la narration scénique est abandonnée au profit d’un cycle de vingt-deux lieder et/ou de chansons pour ténor et mezzo-soprano, faisant entendre les « voix » de sujets opprimés ou en révolte, chants accompagnés par un ensemble qui comprend un banjo, un ocarina, un accordéon, mélangeant les sphères du populaire et du savant. Avec Grève chez Mannesmann, Henze participe à une œuvre collective relevant directement de l’agit-prop, une cantate scénique mêlant chansons, musiques dansées et films. L’oratorio profane We come to the River, sous-titré « actions pour la musique », met en scène une multiplicité de scènes thématisant la violence de la guerre et la répression. Henze y divise l’orchestre, placé sur une estrade, en trois groupes. Une musique sérielle est attribuée à un général, alors que la musique tonale symbolise l’aliénation de la couche dominante10. Le compositeur recourt à des passages aléatoires, à la micro-tonalité, à des actions bruitées ; le chant d’espoir final combine des lignes dodécaphoniques, pentatoniques et diatoniques pour symboliser une réconciliation universelle.

Les œuvres instrumentales de cette époque montrent également une ouverture vers des techniques plus avant-gardistes, comme dans le Deuxième Concerto pour violon où les « trente-trois instrumentistes » formant l’orchestre improvisent à plusieurs reprises sur des patterns mélodiques. Le partition est un collage mélangeant les sonorités de la bande (le violon solo dialogue avec son double enregistrée dans le troisième mouvement) et de multiples allusions (valse lente, valse « vulgaire et sentimentale », II, chiffre G ; big band, II, chiffre K) ou citations, dont des pavanes de l’époque élisabéthaine ou des pièces de genre du XIXe siècle (II, chiffre K, piano). Le jeu du soliste (il incarne le baron de Münchhausen) est lui-même théâtralisé (hésitations, interactions).

La Sixième Symphonie, pour deux orchestres de chambre, thématise quant à elle l’expérience cubaine : « Le côté novateur de la pièce, écrit Henze, venait de l’insertion d’un folklore contemporain, mais aussi intemporel dans la construction musicale. […] Dans le finale de la symphonie, les rythmes fondamentaux sont poussés systématiquement vers l’explosion terminale, si longtemps attendue, une danse de la joie peu aimable, où les percussions se libèrent dans un jeu avec le cantus firmus rythmique fourni par la danse nationale cubaine, le son, comme lors du carnaval ou de la libération » (Reiselieder, 320-321 et 324 sq.). Henze cite également un chant du front de libération vietnamien (I, chiffre E), un hymne de Theodorakis (II, chiffre V), et élargit la palette des sonorités au banjo, à la guitare électrique, à un orgue Hammond, à des tôles et des bambous suspendus.

Sa position dans la vie musicale d’alors est celle d’un compositeur suspecté presque de toutes parts ; son image dans la presse bourgeoise autant que dans les publications militantes est celle d’un radical chic, d’un esthète, d’un hédoniste, d’un faux-frère11. En 1968, la création du Radeau de la Méduse à Hambourg doit être interrompue, Henze refusant de faire enlever le drapeau rouge sur scène, sous lequel les choristes refusent quant à eux de chanter, alors que deux factions de l’association d’étudiants du SDS (Union des étudiants socialistes allemands), prenant parti pour ou contre le compositeur, s’invectivent12.

Henze revient alors vers des figures de la subjectivité romantique, jamais tout à fait abandonnées, en particulier dans son troisième concerto pour piano Tristan. Partant d’une série dodécaphonique dont il isole des motifs conducteurs13, Henze oppose dans un prélude pour piano seul une harmonie calme et froide à celle, tendue, du Tristan de Wagner. Un accord parfait de la mineur inaugure une suite de cinq sections traversées de citations14. Une bande ajoute des éléments bruités, des fragments déformés d’enregistrements wagnériens ou de passages déjà entendus, comme dans l’« Épilogue », où l’on entend, posé sur le prélude de l’acte III de Tristan, un jeune garçon récitant en anglais le récit de la mort d’Isolde dans la version de Thomas. La musique oscille entre un ton élégiaque et un pathos souvent saturé. Elle se comprend comme un prolongement de la musique de Mahler, mais illustre aussi ce que Henze revendique dorénavant comme musica impura (voir MuP, 186-194) première figure allemande du postmodernisme musical.

Retours

Henze conçoit son opéra pour enfants Pollicino pour Montepulciano, après avoir travaillé avec William Forsythe sur le ballet Orpheus : Apollon devient ici une figure maléfique, piégeant Orphée en lui commandant de se retourner. L’opéra La chatte anglaise, satire sociale d’après un texte de Balzac, sera une « musique de masques » (Reiselieder, 493). Parmi les œuvres importantes des ces années-là figure l’opéra d’après Mishima, Das verratene Meer qui cherche un modèle dramaturgique du côté du théâtre nō et de l’opéra français du XIXe siècle, avec une sorte de solennité lente (voir Reiselieder, 527), et le Requiem dédié à la mémoire de l’administrateur du London Sinfonietta, Michael Vyner, mort du sida. L’orchestre est dispersé dans l’espace, l’effectif changeant perpétuellement. Le Tuba mirum reprend l’idée d’une musica impura par sa « concentration de musique vulgaire […], de souvenirs de marches et d’hymnes, de tubes de variété et de chansons ordurières […], de fanfares de la pire espèce », pour rappeler les rassemblements nazis filmés par Leni Riefenstahl (voir Reiselieder, 574-577).

En 1996, le compositeur publie une autobiographie dans laquelle il situe de nouveau son écriture dans la continuité avec la tradition : « Je pourrais décrire tant bien que mal ma technique de composition actuelle, que j’ai pris un demi-siècle à développer, avec la notion de “psycho-polyphonie”. J’apprécie d’ailleurs les anciens systèmes d’écriture, parce que sans eux, je serais inquiet » (Reiselieder, 47).

Cette esthétique oscillant toujours entre néo-classicisme dodécaphonique et néo-expressionisme commande toujours les trois dernières symphonies de Henze : la Huitième Symphonie, en trois mouvements comme les premières, inspirée de personnages du Songe d’une nuit d’été, la Neuvième Symphonie, symphonie à programme, d’après le roman La Septième Croix (1942) d’Anna Seghers, qui raconte le destin d’un homme s’échappant d’un camp de concentration. La dernière symphonie propose une sorte d’interprétation herméneutique du schéma traditionnel : le mouvement-sonate initial s’intitule « Une tempête », le mouvement chantant « Un hymne », le scherzo « Une danse » et le finale « Un rêve ».

Trois opéras marquent encore une fois, dans les années 2000, les trois axes qui ont orienté la production lyrique de Henze : L’Upupa, jeu de masques onirique d’après un conte persan, d’une écriture transparente, avec plusieurs citations de La Flûte enchantée, et qui fera lui aussi l’objet d’un journal décrivant sa genèse, tout comme Phaedra, qui reprend la version de l’histoire tragique telle que contée par Ovide : Hyppolite, ressuscité par Artémis, ne retrouve sa mémoire que par bribes et retourne dans la forêt, s’abîmant dans une danse extatique alors que le Minotaure instaure un règne nouveau. L’efficacité dramaturgique et l’art de la caractérisation – à l’acte II, où le rôle d’Artémis est chanté par un contre-ténor, on entend une valse, un madrigal archaïsant, des allusions au jazz, une tempête dissonante… – contrebalancent l’absence d’invention authentique, l’urgence artistique étant assurée par la puissance de l’histoire. Enfin, Gisela illustre la veine légère, le théâtre dans le théâtre (spectacle de Pulcinella à Naples), mais aussi le trajet (autobiographique) d’un sujet hésitant entre deux amours symbolisant deux pays, l’Italie et l’Allemagne, représentée dans un cauchemar de la protagoniste par une musique de Bach déformée.

Esthétique

La référence permanente de Henze reste Mozart, modèle d’une esthétique humaniste qui s’invente au fur et à mesure avec une prolixité heureuse. Mozart symbolise la beauté même, beauté qui coïncide immédiatement pour Henze avec le monde lyrique ; comme chez Mozart, les œuvres de musique de chambre et les symphonies sont chez lui « des étapes vers l’essentiel : le théâtre, l’opéra, là où on doit mobiliser ensemble toutes les énergies créatrices, intégrer de manière concentrée les cinq sens dans une action » (Reiselieder, 45). Son esthétique lie l’expression (la musique doit communiquer clairement certains affects, idées ou images) à l’expressivité, en se méfiant pour cette double raison de toute recherche spéculative prise comme fin en soi. Henze oscille entre expression rhétorique et subjectivisme romantique, recherchant la synthèse difficile entre une objectivité – le pragmatisme du compositeur qui veut être compris – et une subjectivité – celle de l’artiste marginal, sensible, rêveur. Au bout du compte prévaut l’idéal de la musique parlante, s’intégrant immédiatement dans une communauté et jouant avec des codes installés : « Ma musique a toutes ces implications humaines, allégoriques, littéraires… Ma musique est impura, comme Neruda le dit à propos de ses poèmes. Elle ne veut pas être abstraite, elle ne veut pas être propre, elle est “maculée” – de faiblesses, de scories, d’imperfections. […] Ce à quoi j’aimerais aboutir, c’est que la musique devienne langage et qu’elle ne reste pas simplement un espace sonore dans lequel le sentiment peut se refléter de manière contrôlée et comme “vidé” ; il faudrait pouvoir comprendre la musique comme une langue » (MuP, 187).

Cette tension commande le style de Henze, où le pathos ne se conçoit jamais sans la convention, ni la dissonance sans sa résolution : « Au moyen de mes dissonances, j’enregistre la distance qui sépare la modernité de la réalité de Mozart. […] Ma musique se nourrit de ces contradictions, il y a en elle des buissons d’épines, des piques et des désagréments. Elle est venimeuse comme une morsure de serpent » (Reiselieder, 73). La pente de cette intelligibilité immédiate est un éclectisme qui dispose souverainement des styles du passé, renonçant à la construction d’un langage nouveau. Henze incarne ainsi à la fois ce qu’Adorno appelait la « modernité modérée15 » ou encore cette « culture de la beauté », anti-sublime et anti-avant-gardiste, que Richard Taruskin décelait au XIXe siècle chez des compositeurs comme Bizet ou Tchaïkovski et qu’incarnerait au XXe siècle Benjamin Britten16.


  1. Voir Hans Werner Henze, Reiselieder mit böhmischen Quinten. Autobiographische Mitteilungen, Francfort, Fischer, 1996, p. 122 – nous mentionnons ensuite, dans le corps du texte, les références à ce livre sous la forme Reiselieder, puis la page.
  2. Entretien avec Peter Ruzicka, livret du CD WERGO 66372, p. 8 – ensuite, dans le corps du texte, PR, puis la page.
  3. Voir Hans Werner Henze, Musik und Politik. Schriften und Gespräche 1955-1975, Munich, DTV, 1976, p. 122 – ensuite, dans le corps du texte, MuP, suivi de la page.
  4. Voir Diether de la Motte, cité dans Peter Petersen, Hans Werner Henze, ein politischer Musiker, Hambourg, Argument, 1988, p. 63.
  5. Voir Heinz Josef Herbort, entretien avec Henze, Die Zeit, 17 août 1979, p. 31.
  6. Voir Jens Rosteck, Hans Werner Henze. Rosen und Revolutionen, Berlin, Ullstein, 2009, p. 274 et p. 503.
  7. Voir par exemple Hartmut Lück, « Literarische Bilderwelten. Zu Henzes früher Vokalmusik », Musik Konzepte, 132 (2006), p. 27-50.
  8. Voir Hans Werner Henze, Die Englische Katze. Ein Arbeitstagebuch, Francfort, Fischer, 1983, p. 95.
  9. Voir Peter Petersen, « Das Floß der Medusa von Henze und Schnabel », Musik-Konzepte, 132 (2006), p. 51-81.
  10. Voir Musik-Konzepte, 132 (2006), p. 11.
  11. Voir Jens Rosteck, Hans Werner Henze, op. cit., p. 298-310.
  12. Voir ibid., p. 286 sq.
  13. Voir Stephen Downes, Hans Werner Henze: Tristan (1973), Surrey, Ashgate, 2011, p. 61-68.
  14. Voir ibid., p. 74-76.
  15. Theodor W. Adorno, Ästhetische Theorie, Francfort, Suhrkamp, 1970, p. 59.
  16. Voir Richard Taruskin, Defining Russia Musically, Princeton University Press, 2000, chap. 11, et Music in the Late Twentieth Century, The Oxford History of Western Music, vol. 5, Oxford University Press, 2010, chap. 5 et p. 342-346 sur Henze.
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