Parcours de l' oeuvre de Francis Poulenc

par Nicolas Southon

« Jamais musicien n’a moins ressemblĂ© Ă  sa musique ! », s’étonnait Henry PruniĂšres dĂšs 1928 Ă  propos de Francis Poulenc1. À la fin de sa vie, l’intĂ©ressĂ© rĂ©pondait tout simplement : « Ma musique est mon portrait2. » En effet, la musique de Poulenc est, comme lui, sincĂšre, spontanĂ©e, capable de registres Ă©tonnamment contrastĂ©s. Elle a le ton familier de son auteur, aussi Ă  l’aise avec les gens du peuple que dans la haute sociĂ©tĂ©, s’adonnant Ă  l’amitiĂ© et Ă  la gaĂźtĂ© pour conjurer ses angoisses d’égocentrique habitĂ© par le doute et la mĂ©lancolie. Cette musique coule de source et ne ment pas. C’est bien pourquoi elle s’est installĂ©e au rĂ©pertoire, jouĂ©e par nombre d’interprĂštes et aimĂ©e du public. On ne peut que reconnaĂźtre son ton personnel et sa force expressive, « miracle d’un Ă©quilibre mystĂ©rieux entre le neuf et le classique, entre l’hĂ©ritage des maĂźtres, l’invention robuste et comme paysanne des mĂ©lodies oĂč la science et la fraĂźcheur enfantine s’enroulaient ensemble3 », comme l’écrivait Jean Cocteau peu aprĂšs la mort de son ami.

Poulenc ne s’est jamais pris pour ce qu’il n’était pas. L’innovation et les spĂ©culations thĂ©oriques ne l’intĂ©ressaient guĂšre. « Mon “canon”, c’est l’instinct [
]. Je n’ai aucun systĂšme d’écriture4 », rĂ©pondait-il Ă  une enquĂȘte, lui qui recherchait avant tout l’authenticitĂ© et l’expression, qu’il s’agisse de transposer un texte littĂ©raire, d’exprimer sa foi, de traduire l’allĂ©gresse ou le drame. « Je sais trĂšs bien que je ne suis pas de ces musiciens qui auront innovĂ© harmoniquement comme Igor [Stravinsky], Ravel ou Debussy, mais je pense qu’il y a place pour de la musique neuve qui se contente des accords des autres », expliquait-il en 19425. Ses accords n’étaient peut-ĂȘtre pas nouveaux, mais il les enchaĂźna Ă  sa maniĂšre, immĂ©diatement identifiable. Quasi autodidacte, Poulenc ne cessa d’étudier les partitions qu’il admirait ou qui Ă©veillaient sa curiositĂ©, pour en faire son miel. Il prolongea la tradition et, dans de nombreux genres, s’imposa comme un crĂ©ateur majeur de son temps. Sans tarir son inspiration primesautiĂšre, sans sacrifier sa gouaille de parigot Ă  ses tourments mĂ©taphysiques, sans crainte surtout d’apparaĂźtre paradoxal, Poulenc ne cessa de mĂ»rir son style jusqu’à accĂ©der Ă  son propre classicisme. Et l’auteur du Bestiaire devint celui de La Voix humaine.

Les débuts et le Groupe des Six

Poulenc a seulement 18 ans lorsqu’il est propulsĂ© dans les cercles d’avant-garde par son professeur de piano Ricardo Viñes, un ami de Debussy, Ravel et Satie. Sa Rhapsodie nĂšgre (1917) indigne la critique, mais enthousiasme le public : le jeune homme possĂšde encore un mĂ©tier rudimentaire, mais ce qu’il a Ă  dire est singulier. Sous l’influence d’Erik Satie et de Jean Cocteau, Poulenc se forge une ligne de conduite antiromantique. Il Ă©crit les trĂšs stravinskiennes Sonate pour deux clarinettes et Sonate pour piano Ă  quatre mains (1918). Les Trois Mouvements perpĂ©tuels (1918), avec leur monotonie anti-expressive et leur façon « casquette sur l’oreille », lui apportent son premier vrai succĂšs. Le Bestiaire (1919), merveille d’invention sur des poĂšmes d’Apollinaire, et les Cocardes, d’aprĂšs un Cocteau d’humeur foraine, sont ses premiers cycles de mĂ©lodies.

Le Groupe des Six est fondĂ© dĂ©but 1920. Poulenc et Georges Auric en incarnent le mieux l’esprit, avec leurs miniatures impertinentes qui tournent le dos Ă  l’emphase romantique et aux sortilĂšges debussystes. Cette pĂ©riode permet Ă  Poulenc d’ordonner ses idĂ©es, en suivant plus ou moins la voie indiquĂ©e par Cocteau dans Le Coq et l’Arlequin : « La rĂ©action contre le flou, le retour Ă  la mĂ©lodie, le retour au contrepoint, la prĂ©cision, la simplification6. » Puis, sous l’influence de son ami Darius Milhaud et d’Arnold Schoenberg, Poulenc s’imagine en avant-gardiste. Entre fin 1920 et juillet 1922, il force sa nature dans les expĂ©rimentations atonales et polytonales des Impromptus, des Promenades et des Quatre PoĂšmes de Max Jacob, partitions au langage compliquĂ© oĂč ne rĂšgne en rĂ©alitĂ© qu’une grande incertitude stylistique.

L’opĂ©ra Mavra de Stravinsky lui ouvre les yeux : Poulenc acquiert la conviction que l’harmonie tonale est toujours valable et interrompt ses vaines expĂ©riences. Il adopte franchement l’esthĂ©tique nĂ©oclassique et renoue avec la clartĂ© de la musique du XVIIIe siĂšcle. Cela s’entend dans sa Sonate pour clarinette et basson et sa Sonate pour cor, trompette et trombone (1922), qui rĂ©vĂšlent sa prĂ©dilection pour les vents, et prĂ©parent sa premiĂšre partition pour orchestre, destinĂ©e aux Ballets russes de Diaghilev : celle du ballet Les Biches (1923), dont l’évidence mĂ©lodique, la grĂące et la fraĂźcheur d’expression touchent dans le mille. L’éblouissant Trio pour piano, hautbois et basson (1926) est sans doute l’Ɠuvre la plus nĂ©oclassique de Poulenc, avec sa presque « Ouverture Ă  la française », ses structures calquĂ©es sur Haydn et Saint-SaĂ«ns, son pastiche mozartien et ses thĂšmes bien dessinĂ©s. Les PoĂšmes de Ronsard (1924) et les Chansons gaillardes (1925-1926), proches de l’inspiration des Biches, confirment l’aisance de Poulenc dans la musique vocale : soucieux de traduire l’esprit poĂ©tique du texte et dotĂ© d’un rare sens prosodique, il s’illustrera comme l’un des meilleurs mĂ©lodistes de la tradition française.

Néoclassicisme et génie assimilateur

Les principales partitions concertantes s’échelonnent de 1927 Ă  1938. Poulenc s’était jusqu’alors contentĂ© de miniatures, parce qu’elles s’inscrivaient dans l’esthĂ©tique des « Six », mais aussi du fait de son manque d’assurance technique – l’enseignement qu’il reçoit de Charles KƓchlin entre 1921 et 1924 lui apporte certes un peu d’aisance. De cette premiĂšre habitude du fragment, sa musique conservera toujours une tendance Ă  la juxtaposition de sĂ©quences et Ă  la « saute d’humeur », Ă  l’encontre du sacro-saint dĂ©veloppement prescrit, dans un souci d’unitĂ© de l’Ɠuvre, par la tradition germanique, et dĂ©fendu en France par certains. Ce sont en fait les insuffisances mĂȘmes de Poulenc sur le plan technique qui l’ont conduit Ă  s’inventer une mĂ©thode de composition et, en partie, Ă  Ă©laborer son esthĂ©tique. Cette fragmentation du discours est frappante dans le sĂ©millant Concert champĂȘtre (1927-1928), concerto pour clavecin oĂč comptines et appels militaires trouvent une allure « Grand SiĂšcle », juxtaposant noble et trivial en un savant dĂ©sordre. La Suite française d’aprĂšs Claude Gervaise (1935) se situera dans la mĂȘme lignĂ©e, par son emploi du clavecin comme par son regard sur le XVIIIe siĂšcle. La partition du ballet Aubade (1929), proche d’un concerto pour piano, est d’une veine sombre et spectaculaire, en partie poursuivie dans le nĂ©oclassique Concerto pour deux pianos et orchestre (1932), diablement efficace et attestant d’une force d’écriture nouvelle. DiffĂ©remment que leConcert champĂȘtre, le Concerto pour orgue (1938) adopte une grandeur toute baroque.

En rĂ©alitĂ©, le nĂ©oclassicisme de Poulenc n’est qu’un aspect de son gĂ©nie assimilateur. Dans sa musique rĂ©sonnent en effet, Ă  quelques notes de distance parfois, le trait net de Couperin, les phrasĂ©s Ă©lĂ©gants de Mozart, la mĂ©lodie de Schubert, la dĂ©sinvolture de Chabrier, la sensibilitĂ© de Massenet, les textures blanches de Satie, l’harmonie sensuelle de Debussy, la vigueur rythmique et l’orchestration de Stravinsky, les sonoritĂ©s crues et le motorisme de Prokofiev, l’ñpretĂ© de Moussorgski
 Ajoutons mĂȘme : la verve faubourienne de Vincent Scotto et la faconde de Maurice Chevalier. « Il y a des musiciens qui ont crĂ©Ă© leur syntaxe, d’autres ont assemblĂ© dans un ordre nouveau des Ă©lĂ©ments dĂ©jĂ  connus, voilĂ  tout7 », expliquait Poulenc dans un article au titre Ă©loquent, « Éloge de la banalité », en 1935. Il se dĂ©fie autant de la catĂ©gorie de l’innovation et des hiĂ©rarchies Ă©tablies (grand art contre art mineur), que de la mode (Ă  laquelle ne sacrifient que les « suiveurs », comme il dit). Sans contester bien sĂ»r l’importance des dĂ©couvreurs, Poulenc dĂ©montre qu’il n’y a nul besoin d’innover pour inventer ou ĂȘtre original. Il revendique l’emprunt, dans l’esprit ou la lettre, comme mĂ©thode de crĂ©ation. À lui, mieux qu’à tout autre, peut s’appliquer cet aphorisme du Coq et l’Arlequin de Cocteau : « Un artiste original ne peut pas copier. Il n’a donc qu’à copier pour ĂȘtre original8. » PassĂ©s au filtre de la personnalitĂ© de Poulenc, des Ă©lĂ©ments de toutes provenances deviennent une musique singuliĂšre. Au dĂ©fi de toute logique apparente et parfois des convenances, les styles se juxtaposent, se mĂȘlent ou s’opposent, sans que les coutures soient toujours dissimulĂ©es. Dans une certaine mesure, l’artisanat poulencquien consiste Ă  « faire tenir » un discours musical menaçant Ă  chaque instant d’un dĂ©faut de cohĂ©rence.

Piano et mélodie

Une bonne part de la musique pour piano de Poulenc date des annĂ©es 1930. Lui-mĂȘme la jugeait trop peu inventive, au contraire des parties pianistiques de ses mĂ©lodies. Lucide autocritique, mĂȘme si les SoirĂ©es de Nazelles (1930-1936), les Nocturnes (1930-1938), les Improvisations (1932-1958) ou le ThĂšme variĂ© (1951) renferment maintes pages rĂ©ussies, tandis que la Toccata (1928) et le Presto (1934) sont de belles piĂšces de concert.

Avec les Cinq PoĂšmes de Max Jacob (1931), la farce grinçante Le Bal masquĂ© (1932), les Cinq PoĂšmes de Paul Éluard (1935) et le puissant cycle Tel jour, telle nuit (1936-1937), peut-ĂȘtre son chef-d’Ɠuvre dans le genre de la mĂ©lodie, Poulenc s’affirme comme un vĂ©ritable « musicien des poĂštes9 ». Ceux de son temps en particulier, dont il choisit les textes avec une particuliĂšre sĂ»retĂ© de goĂ»t : Jean Anouilh, Louis Aragon, Colette, Robert Desnos, Marie Laurencin, Federico GarcĂ­a Lorca, Jean Giraudoux, Raymond Radiguet, Jules Romains, Paul ValĂ©ry ou Louise de Vilmorin ; mais surtout, et de trĂšs loin, les surrĂ©alistes Guillaume Apollinaire, Max Jacob et Paul Éluard. Apollinaire et Jacob, imprĂ©gnĂ©s de l’imaginaire de Paname et de sa banlieue, stimulent le Poulenc mauvais garçon. Puis au contact d’Éluard, Ă  partir de 1934, celui-ci se dĂ©couvre une force et une gravitĂ© nouvelles, dont l’effet se rĂ©percute sur l’ensemble de sa production. « Je lui dois d’avoir enfin trouvĂ© un style lyrique auquel j’aspirais depuis longtemps10. »

Les quelque cent cinquante mĂ©lodies de Poulenc, corpus de haute tenue, feront de lui le dernier grand reprĂ©sentant du genre. Son credo : « L’adhĂ©rence parfaite au poĂšme11 », Ă  travers une recherche minutieuse sur la prosodie, et l’adĂ©quation de la vocalitĂ© Ă  l’intention poĂ©tique. « La transposition musicale d’un poĂšme doit ĂȘtre un acte d’amour, et jamais un mariage de raison12. » Poulenc distingue en outre la mĂ©lodie de la chanson, celle-ci laissant au compositeur une certaine libertĂ© vis-Ă -vis du texte. En tĂ©moignent ses Chansons villageoises (1942), sur des poĂšmes de Maurice Fombeure, « tour de chant » d’une vulgaritĂ© assumĂ©e, oĂč des personnages du peuple se mĂȘlent Ă  des fĂȘtes provinciales et endurent l’effroi de la guerre.

Au-delà du néo-classicisme. Musique religieuse

Le Sextuor (1931-1939) montre Poulenc s’affranchir du cadre du nĂ©oclassicisme. Plus que jamais, son style se caractĂ©rise par un Ă©clectisme combinant registres d’énonciation et types d’écriture. À un langage toujours fondamentalement harmonique et de type tonal se greffent des Ă©lĂ©ments ouvertement « populo », issus du folklore personnel du compositeur (cirque, music-hall, bal-musette, chanson, comptine), et d’autres non tonals (agrĂ©gats harmoniques, Ă©chelles exotiques, « fausses notes », dessins mĂ©lodiques dĂ©sarticulĂ©s). Encore assez distincts Ă  l’époque du Sextuor, ces ingrĂ©dients fusionnent progressivement, pour former le langage des quinze ou vingt derniĂšres annĂ©es, si caractĂ©ristique.

À partir de l’annĂ©e 1936, qui voit naĂźtre les Sept Chansons et les Litanies Ă  la vierge noire de Rocamadour, sa premiĂšre Ɠuvre religieuse, Poulenc fait du chƓur l’un de ses terrains d’élection. Son retour Ă  la foi (celle d’un « curĂ© de campagne », disait-il) lui inspire la Messe (1937), les Quatre Motets pour un temps de pĂ©nitence (1938-1939), puis les Quatre Petites PriĂšres de Saint François d’Assise (1948) ou les Quatre Motets pour le temps de NoĂ«l (1951-1952), partitions ascĂ©tiques et souvent sombres, traduisant l’humilitĂ© du fidĂšle. Mal comprises en leur temps, les SĂ©cheresses (1937) sont importantes aussi pour comprendre son Ă©volution. Quant Ă  Figure humaine (1943), cantate a cappella composĂ©e pendant la guerre, sur des poĂšmes rĂ©sistants d’Éluard, puis imprimĂ©e clandestinement avant sa crĂ©ation Ă  Londres, il s’agit du monument choral profane de Poulenc, et certainement de l’une de ses rĂ©alisations les plus accomplies.

De l’orchestre Ă  l’opĂ©ra. Une seconde jeunesse

Poulenc maĂźtrise pleinement l’orchestre dĂ©sormais, comme le prouve la brillante partition du ballet Les Animaux modĂšles (1940-1942). L’aisance acquise dans tous les domaines lui permet d’aborder l’opĂ©ra : remarquables par leur diversitĂ©, Les Mamelles de TirĂ©sias (1938-1947), d’aprĂšs la piĂšce surrĂ©aliste d’Apollinaire, prolongent l’esprit « Six ». Cet opĂ©ra-bouffe plein de fantaisie, peut-ĂȘtre son Ɠuvre la plus reprĂ©sentative, joue des codes lyriques en un brillant tourbillon, le tout sans la moindre ironie. Car si les Ɠuvres de Poulenc peuvent ĂȘtre primesautiĂšres, comiques ou grivoises, elles sont Ă©trangĂšres Ă  toute ironie, raison pour laquelle il faut y croire pleinement pour les interprĂ©ter, sans cĂ©der Ă  l’effet ou au clin d’Ɠil appuyĂ©.

Ces Mamelles de TirĂ©sias illustrent bien la seconde jeunesse que connaĂźt alors Poulenc, loin cependant de l’anti-romantisme qu’il cultivait Ă  ses dĂ©buts. Citons aussi sa dĂ©licieuse Histoire de Babar, le petit Ă©lĂ©phant (1940-1945), sa Sonate pour violoncelle (1940-1948), trĂšs lyrique et plus rĂ©ussie qu’il ne le pensait (Ă  l’instar de sa Sonate pour violon, plus sombre, de 1942-1943), et sa Sinfonietta (1947-1948). Cette derniĂšre, aussi nerveuse qu’élĂ©giaque, affiche dĂšs son titre une modestie opposĂ©e Ă  l’hypertrophie de la symphonie romantique. Elle est cependant, chez Poulenc, l’unique partition de notables proportions, et pour orchestre seul, Ă  ne pas s’appuyer sur un argument. Car le compositeur est essentiellement un littĂ©raire et un visuel, d’ailleurs aussi connaisseur en littĂ©rature et en peinture qu’en musique. Le Concerto pour piano (1949), concentrĂ© de canaillerie et caractĂ©ristique de la maniĂšre kalĂ©idoscopique de Poulenc, juxtapose les sĂ©quences sans dissimuler leurs raccords. Il clĂŽt aussi cette pĂ©riode.

Maturité. Carmélites et Voix humaine

Les partitions s’enchaĂźnent, de ton plus sĂ©rieux dorĂ©navant, dont nombre de chefs-d’Ɠuvre : le puissant et grave Stabat Mater (1950-1951), la grande Sonate pour deux pianos (1952-1953), et dans le domaine privilĂ©giĂ© de la mĂ©lodie, les Calligrammes (1948) sur des poĂšmes d’Apollinaire, La FraĂźcheur et le Feu (1950) et Le Travail du peintre (1956), aboutissements de la frĂ©quentation de la poĂ©sie d’Éluard. De cette pĂ©riode de maturitĂ©, deux opĂ©ras sont les partitions maĂźtresses, oĂč Poulenc triomphe de dĂ©fis dramaturgiques bien diffĂ©rents : Dialogues des carmĂ©lites (1953-1956) d’aprĂšs Georges Bernanos, et La Voix humaine (1958) sur un texte de Cocteau.

ƒuvre la plus ambitieuse du catalogue poulencquien, les Dialogues des carmĂ©lites relevaient de la gageure : pas d’intrigue amoureuse, une distribution essentiellement fĂ©minine et un livret aux rĂ©pliques souvent longues. L’ouvrage prĂ©sente une synthĂšse du langage du musicien et constitue un accomplissement de son Ă©criture vocale. La rĂ©ussite de Poulenc tient Ă  son adaptation habile du texte de Bernanos, Ă  la dĂ©clamation naturelle et variĂ©e, ainsi qu’à une architecture conciliant continuitĂ© dramatique et clartĂ© formelle. Une vingtaine de motifs conducteurs cimentent le discours. D’une puissance Ă©motionnelle particuliĂšre, cet opĂ©ra au sujet thĂ©ologique et humain concentre en outre les prĂ©occupations spirituelles du compositeur.

Si les Mamelles Ă©taient d’essence offenbachienne, les Dialogues sont plutĂŽt verdiens, et La Voix humaine, clairement puccinienne. Dans ce pathĂ©tique monologue, les Ă©lans expressifs butent sans cesse sur le silence. « Que je sois devenu un auteur romantique c’est insensĂ©13 », remarque Poulenc, bien loin dĂ©sormais des miniatures aphoristiques des annĂ©es 1920. Son Ă©criture haletante et fragmentĂ©e trouve son parfait accomplissement, pleinement lĂ©gitimĂ© par le principe et le sujet dĂ©chirant de La Voix humaine. Les composantes Ă  l’origine disparates de son langage se conjuguent dĂ©sormais avec une parfaite unitĂ©.

L’auto-emprunt, singularitĂ© de l’artisanat poulencquien

Cela n’est pas Ă©tranger Ă  l’une des plus fortes et Ă©tonnantes singularitĂ©s de l’écriture de Poulenc : sa tendance Ă  s’auto-emprunter. Depuis la fin des annĂ©es 1930, ses emprunts Ă  sa propre musique prennent le pas, progressivement, sur ses emprunts Ă  d’autres musiques. Fragments mĂ©lodiques, enchaĂźnements d’accords ou gestes d’écriture, Ă  peine reconnaissables ou au contraire identiques Ă  eux-mĂȘmes, circulent ainsi de partition en partition. Comme un peintre a ses motifs rĂ©currents, l’artisanat poulencquien, Ă  mesure qu’il s’est Ă©mancipĂ© des rĂ©fĂ©rences extĂ©rieures, a inventĂ© son propre fonds dans lequel puiser, tous genres confondus (Poulenc aborde l’opĂ©ra-bouffe et l’oratorio avec la mĂȘme langue musicale, comme lui-mĂȘme l’explique). Des thĂšmes des sonatespour violon et violoncelle rĂ©apparaissent ainsi dans la Sinfonietta ; dans les Animaux modĂšles, « Le repas de midi » cite la mĂ©lodie « HĂŽtel », et « Le Petit jour », les Litanies Ă  la vierge noire ; un passage du « Lion amoureux » du mĂȘme ballet est repris dans la mĂ©lodie « Reine des mouettes » ; « Quelle aventure » fait rĂ©fĂ©rence Ă  la sixiĂšme des SoirĂ©es de Nazelles ; le dernier RĂ©pons des tĂ©nĂšbres se rappelle un fragment de La Dame de Monte-Carlo ; celle-ci reprend un motif de la Sonate pour clarinette, qui elle-mĂȘme convoque le second « Domine Deus » du Gloria dans sa « Romanza » 

Et ce ne sont lĂ  que quelques exemples parmi les plus Ă©vidents. Dans ce vertigineux rĂ©seau de substrat musical, probablement unique en son genre, les Dialogues des carmĂ©lites reprĂ©sentent un vĂ©ritable carrefour. Tout semble y mener, et tout semble en provenir. Leur motif principal dĂ©coule de la fin de la Messe et apparaĂźt dĂ©jĂ  au milieu de l’« Allegretto » du Concerto pour piano, le thĂšme de Blanche est issu de la coda des premier et huitiĂšme Nocturnes, celui de MĂšre Marie est prĂ©sent dans la mĂ©lodie « Pablo Picasso », le dĂ©but du troisiĂšme tableau de l’acte III offre sa matiĂšre Ă  « La Reine de cƓur », et l’opĂ©ra tout entier semble rĂ©sonner dans La Voix humaine
 Le phĂ©nomĂšne contribue Ă  l’unification de l’écriture de Poulenc et Ă  l’homogĂ©nĂ©isation frappante de son style harmonique.

Les derniùres Ɠuvres

Il paraĂźt donc logique que Poulenc atteigne une sorte de classicisme de son style et de son langage avec sa Sonate pour flĂ»te (1956-1957) et sa Sonate pour clarinette (1962), admirables d’équilibre et de lyrisme. Il semble avoir eu le projet, Ă  l’instar du dernier Debussy, de confier une sonate Ă  chacun des instruments Ă  vent – projet qu’il n’achĂšvera pas lui non plus. Par ailleurs, il dĂ©cide, aprĂšs l’arrĂȘt du duo piano-chant qu’il formait avec le baryton Pierre Bernac, de ne plus composer de mĂ©lodies. C’est dire si La Courte paille (1960), cycle de tableautins d’une fraĂźche innocence, destinĂ© Ă  Denise Duval, l’interprĂšte fĂ©tiche des trois opĂ©ras, est inespĂ©rĂ©. La Dame de Monte-Carlo (1961) apparaĂźt comme une coda Ă  La Voix humaine, et le rutilant Gloria (1959-1960) exprime une foi ancrĂ©e dans la terre et n’excluant ni la truculence, ni la chair. En revanche, Poulenc trouve une amertume nouvelle dans la sombre É**lĂ©gie pour cor (1957), lesSept RĂ©pons des tĂ©nĂšbres(1961-1962), qui referment son catalogue choral avec un recueillement rare, et sa derniĂšre Ɠuvre, la Sonate pour hautbois (1962).

Il est Ă  noter que le compositeur s’essaye au dodĂ©caphonisme, timidement certes, dans l’ÉlĂ©gie pour cor et les Sept RĂ©pons des tĂ©nĂšbres. Cela s’explique par des raisons expressives, la sĂ©rie Ă©tant apte pour lui Ă  traduire le sentiment douloureux propre Ă  ces partitions. Du point de vue du langage, cette tentative permet Ă  Poulenc de rompre localement avec la tonalitĂ©, ce qui rĂ©pond semble-t-il Ă  sa volontĂ© de faire Ă©voluer son Ă©criture – l’amĂšre Sonate pour hautboisen tĂ©moignera Ă©galement. Ayant toujours oscillĂ© entre fascination et mĂ©fiance vis-Ă -vis de l’avant-garde, Poulenc s’inquiĂšte plus que jamais de sa position par rapport Ă  la modernitĂ©. Depuis une dĂ©cennie au moins, il est hantĂ©, face Ă  la montĂ©e du courant sĂ©riel notamment, par la peur d’écrire une Ɠuvre dĂ©passĂ©e. AprĂšs avoir renoncĂ© au genre de la mĂ©lodie, il affirme aussi que les Sept RĂ©pons des tĂ©nĂšbresseront sa derniĂšre Ɠuvre religieuse14. Certainement a-t-il alors le sentiment d’avoir atteint une limite sur le plan crĂ©atif : « Qu’écrirai-je ensuite ? Sans doute plus rien15 », confie-t-il Ă  son biographe Henri Hell, tandis qu’il orchestre les Sept RĂ©pons. Ni ceux-ci ni la Sonate pour hautboisne doivent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme des Ɠuvres « testamentaires » (rien ne pouvait laisser prĂ©voir la mort de Poulenc), mais ils semblent marquer un tournant, ou plutĂŽt, le dĂ©but de ce qui aurait dĂ» ĂȘtre une nouvelle pĂ©riode crĂ©atrice.

  1. Henry PRUNIÈRES, « Francis Poulenc », Cahiers d’art, 3 (1928), p. 125.
  2. Francis Poulenc, disque 33 tours « Francis Poulenc parle. “Ma musique est mon portrait” », Disques culturels français, 1962.
  3. Jean Cocteau, article sans titre, Journal musical français, 116 (1963), p. 1, repris dans Jean COCTEAU, Écrits sur la musique, Ă©d. David Gullentops et Malou Haine, Paris, Vrin, 2016, p. 582.
  4. Francis Poulenc, « Francis Poulenc ou les prestes pirouettes »,Contrepoints, 1 (1946), repris dans Francis POULENC, J’écris ce qui me chante. Textes et entretiens, Ă©d. Nicolas Southon, Paris, Fayard, 2011, p. 438.
  5. Francis Poulenc, lettre Ă  AndrĂ© Schaeffner d’octobre 1942, dans Francis POULENC, Correspondance, 1910-1963, Ă©d. Myriam ChimĂšnes, Paris, Fayard, 1994, p. 532.
  6. Lettre de Francis Poulenc Ă  Paul Landormy, publiĂ©e dans La Victoire, 1739 (1920), repris dans Francis POULENC, J’écris ce qui me chante, op. cit., p. 526.
  7. Francis Poulenc, « Éloge de la banalité », PrĂ©sence, 8 (1935), repris dans Francis POULENC, J’écris ce qui me chante, op. cit., p. 80.
  8. Jean COCTEAU, Le Coq et l’Arlequin, repris dans Écrits sur la musique, op. cit., p. 119.
  9. Francis Poulenc, lettre à Virgil Thomson du 15 septembre 1948, dans Francis POULENC, Correspondance, op. cit., p. 651.
  10. Francis Poulenc, « Mes mĂ©lodies et leurs poĂštes », Conferencia, 36 (1947), repris dans Francis POULENC, J’écris ce qui me chante, op. cit., p. 480.
  11. Francis Poulenc, entretien avec Nino Franck, repris dans Francis POULENC, J’écris ce qui me chante, op. cit., p. 552.
  12. Francis Poulenc, sixiĂšme des Entretiens avec Claude Rostand, Paris, Julliard, 1954, repris dans Francis POULENC, J’écris ce qui me chante, op. cit., p. 774.
  13. Francis Poulenc, lettre à Hervé Dugardin du 30 mars 1958, dans Francis POULENC, Correspondance, op. cit., p. 890.
  14. Propos de Poulenc rapportĂ© par StĂ©phane Audel dans Francis POULENC, Moi et mes amis, GenĂšve / Paris, La Palatine, 1963, repris dans Francis POULENC, J’écris ce qui me chante, op. cit., p. 847.
  15. Francis Poulenc, lettre à Henri Hell du 11 février 1962, dans Francis POULENC, Correspondance, op. cit., p. 988.
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