Après une très brève étape initiale à la sortie de ses études de composition, fortement influencée par le néoclassicisme de ses oncles Ernesto Halffter et Rodolfo Halffter (Sonata para piano, 1951) et par le dernier style de Manuel de Falla (Antífona pascual a la Virgen ‘Regina cœli’, 1952), Cristóbal Halffter obtient son premier Prix National de Musique pour son Concierto para piano y orquesta (1953), œuvre qui ouvre une période de transition marquée par l’influence de la musique de Bartók et Stravinsky (qu’il a rencontré personnellement à Madrid en mars 1955) et qui s’étend jusqu’à la composition des Dos movimientos para timbal y cuerdas (1956). Un caractère rythmique très incisif, le maintien d’un certain formalisme des racines néoclassiques et une approche élargie de la tonalité caractérisent cette période où Halffter atteint parfois la limite atonale et aborde même une première expérimentation avec le dodécaphonisme (Tres piezas para cuarteto de cuerda, 1955), découvert à travers des enregistrements et l’étude de partitions et livres de la bibliothèque personnelle de son oncle Rodolfo Halffter. En outre, ses premiers voyages à l’étranger (Paris, 1954, 1956, Italie, 1957) lui permettent un contact direct avec les innovations techniques et esthétiques des compositeurs européens et américains tels que Luciano Berio, Pierre Boulez, John Cage, Henri Pousseur et Karlheinz Stockhausen, ainsi que la découverte de la musique concrète de Pierre Henry.
À la fin de 1957, la fondation du groupe Nueva Música, soutenu par l’Athénée de Madrid, avec un certain nombre de jeunes compositeurs, comme Luis de Pablo, Ramón Barce, et Cristóbal Halffter lui-même, fournit un élan nécessaire à une pleine adoption des procédures techniques d’avant-garde alors partagées sur la scène internationale. Sont à noter, dans le cas de Halffter, le dodécaphonisme de la Sonata para violín solo (1959), l’expérience sérielle intégrale de ses 5 microformas para orquesta (1960), les techniques aléatoires macro-structurelles dans Formantes (Móvil para dos pianos) (1961), l’intérêt pour la spatialisation sonore (Sinfonía para tres grupos instrumentales, 1963) et pour la première fois pour la composition espagnole, la musique électroacoustique (Espejos, 1963). Dans le même temps, et de façon constante jusqu’à la fin des années 1960, Halffter a également produit de nombreuses partitions pour la scène et le cinéma, stylistiquement plus conservatrices, (La Orestíada, 1959, La cornada, 1960), mais y ajoutant parfois des éléments présentant un plus grand risque esthétique (La paz comienza nunca, 1960, El extraño viaje, 1964, 10:30 PM Summer, 1964).
Les années 1960 voient la reconnaissance grandissante de Halffter comme une des principales figures de la composition d’avant-garde et de la vie musicale espagnoles. En témoignent de nombreuses commandes, créations et interprétations dans les principaux festivals : Semaine de Musique Religieuse de Cuenca (1962), Festival de Musique d’Amérique et d’Espagne (1964), Biennale de Musique Contemporaine de Madrid (1964). Dans les années qui suivent immédiatement, Halffter renforcera également sa position sur la scène internationale, grâce à des voyages à l’étranger : à Utrecht, en 1966, où le Laboratoire de musique électroacoustique lui fournit les moyens techniques pour Líneas y puntos, créé aux Donaueschinger Musiktage la même année, à Berlin en 1966-1967 et à Buenos Aires en 1967. Cette activité intense culminera avec la commande par l’ONU en février 1968 de sa cantate Yes, Speak Out, Yes, à l’occasion du vingtième anniversaire de la proclamation de la Déclaration des droits de l’Homme.
Yes, Speak Out, Yes est un exemple accompli du premier langage musical de Halffter, défini par l’usage de couleurs orchestrales massives (Secuencias, 1964), une rigueur formelle atténuée par l’utilisation de procédures aléatoires qui fournissent certaines possibilités de mobilité interne (Anillos, 1968, Antiphonismoi, 1967), et la recherche d’une expressivité éloquente basée sur le contraste et la manipulation des textures extrêmement différenciées en termes de dynamiques et de timbre (Symposion, 1964-1966). Toutes ces caractéristiques placent sa musique dans l’orbite des esthétiques sonoristes des années 1960 (György Ligeti, Krzysztof Penderecki) et des procédures d’aléa contrôlé (Witold Lutosławski).
Après cette première affirmation stylistique émerge à partir de 1968 une préoccupation humaniste, désormais définitivement enracinée dans sa production sous une double perspective : d’un côté, une attention à la mystique espagnole (Noche pasiva del sentido, 1970, inspirée par Jean de la Croix) et même à un certain christianisme œcuménique (Officium defunctorum, 1979) et, d’autre part, une attention inquiète portée à la place du créateur dans la société contemporaine et à ses implications politiques, que ce soit dans une perspective assez abstraite (Planto por las víctimas de la violencia, 1971, Variaciones sobre la resonancia de un grito, 1977), ou bien en lien assumé avec certains aspects de la situation politique de l’Espagne du dernier franquisme, tels que le manque de libertés publiques (Réquiem por la libertad imaginada, 1971), l’inexistence de la liberté de conscience religieuse (Gaudium et Spes, 1973) ou les plaies encore vives de la guerre civile espagnole (Elegías a la muerte de tres poetas españoles, 1975).
Les œuvres déjà citées et quelques autres, notamment dans le genre concertant (Tiempo para espacios, 1974, pour clavecin et ensemble de cordes, Concierto para violín y orquesta, 1979), témoignent du style de maturité du compositeur. Un nouvel élément esthétique vient l’enrichir dans une période immédiatement ultérieure, avec un processus initié par l’œuvre chorale Jarchas de dolor de ausencia (1979), sur des textes de poésie juive médiévale espagnole : la réflexion sur la tradition littéraire et musicale espagnole du Moyen-Âge au XVIIIe siècle. Halffter manifeste un intérêt pour ce patrimoine culturel dans plusieurs œuvres au moyen de l’utilisation de la musique, des textes et des formes musicales (Tiento, 1981). La confrontation intertextuelle avec ces éléments — et, plus rarement, avec d’autres tirées de la tradition européenne, comme c’est le cas précoce du Quatuor à cordes n°2 (Mémoires 1970), qui intègre trois citations de l’op.135 de Beethoven — se caractérise par l’intégration de citations non littérales dans le cadre stylistique précédemment défini. On peut citer en exemple parmi beaucoup d’autres la référence à une romance de Juan del Encina dans Versus pour orchestre (1983), des musiques d’Antonio de Cabezón et Juan Cabanilles dans le très souvent joué Tiento del primer tono y batalla imperial (1986), des textes et musiques des chansons mozarabes dans Canciones de Al Andalus (1988), plus tard intégrées dans Siete cantos de España (1992), ou encore la structure rythmique et mélodique du fandango attribué à Antonio Soler (Fandango para ocho violonchelos, 1989), arrangé pour chœur et orchestre sous le titre Preludio para Madrid 92 (1991).
Pendant les années 1990 Halffter apporte d’importantes contributions au domaine orchestral : Mural sonante. Homenaje a Tàpies (1994), Hommage à Franz Kafka (1996) et à la musique de chambre : le sextuor à cordes Endechas para una reina de España (1994), Espacios no simultáneos pour deux pianos (1997). Cette période est toutefois dominée par la conception de son premier opéra Don Quijote, composé entre 1996 et 1999, et créé en 2000.
Don Quijote, par son envergure et sa complexité, constitue une synthèse des techniques musicales et des préoccupations poétiques et esthétiques du compositeur. Cette œuvre tire parti de l’argument et du texte du roman de Cervantes pour y insérer des fragments et des allusions littéraires à d’autres époques de l’histoire espagnole, en vue d’ériger la figure de Don Quichotte et l’œuvre cervantine comme un symbole de portée temporelle et culturelle universelles.
Depuis la création de Don Quijote, et jusqu’à sa dernière œuvre (Canciones, 2020-2021) aujourd’hui, Halffter continue à explorer quelques-unes des directions mentionnées ci-dessus : d’une part, la mise au jour de la tradition musicale et culturelle espagnole dans le contexte européen (Halfbéniz, 2000, sur la musique d’Isaac Albéniz ; Imágenes para orquesta, 2014, où s’établit un parallèle entre les personnalités créatives de Beethoven (trois citations de ses quatuors op. 18-1, op. 131 et 132, y sont intertextualisées) et de Goya (qui fournit les titres de ses deux mouvements) ; d’autre part, la réflexion sur l’évolution de la société contemporaine avec la nécessité d’une position éthique individuelle face à ses contradictions (Adagio en forma de rondó, 2002, Attendite, 2003, De ecos y sombras, 2008-2009, Ritual, 2009). Dans le même temps, Halffter a poursuivi son exploration de la scène, marquée par les formules néo-expressionnistes, avec deux autres opéras (Lázaro, 2004-2007, sur un livret de Juan Carlos Marset, et Schachnovelle, 2010-2012, sur le roman éponyme de Stefan Zweig). Il a également enrichi son vaste catalogue de quatuors à cordes avec cinq nouvelles compositions : Cuarteto de cuerda n. 7, ‘Espacio de silencio’ (2007), Cuarteto de cuerda n. 8, ‘Ausencias’ (2012), Cuarteto de cuerda n. 9, in memoriam Miguel de Cervantes (2016), Cuarteto de cuerda n. 10 (sobre dos imágenes poéticas de San Juan de la Cruz) (2018) et Cuarteto de cuerda n. 11 (2019). Dans le neuvième quatuor (et dans sa réécriture orchestrale sous le titre Contrastes, 2017), l’élément intertextuel est à nouveau présent — dans ce cas, deux citations du répertoire de la Renaissance espagnole (Cristóbal de Morales et Antonio de Cabezón) —, une pratique de plus en plus courante dans sa production, qui peut être considérée comme la caractéristique la plus représentative de son style tardif, comme en témoignent aussi d’autres œuvres intertextuelles récentes (Concierto para viola y orquesta, 2014, Collage para trio basso y orquesta, 2015, Cuatro piezas españolas, 2018).