Parcours de l' oeuvre de Bernard Parmegiani

par Vincent Tiffon

Musique plastique, matière sonore et corporéité

Parmegiani est un des maîtres de la musique concrète et acousmatique. Sa musique est éminemment « plastique » : c’est un art des sons qui n’obéit à aucun formalisme esthétique. Cette plasticité du son est directement liée à sa biographie : Bernard Parmegiani fut mime et preneur de son à la fin des années 1950, avant ses premières compositions au début des années 1960. Si les qualités de preneur de son sont indispensables au futur compositeur acousmaticien, celles de mime s’avèrent fondatrices. Dans Phonosophobe, Parmegiani « tente d’appliquer au sonore les procédés de mime que le compositeur pratiquait à l’époque : le principe de la métamorphose continue du geste qui fait apparaître des sens différents1 ». Dans cette période, il vaut la peine de mentionner que Parmegiani s’est adonné au « bidouillage » sur les sons, mais aussi au photomontage (La Crème des hommes, 1957-1958) avant de faire de la musique électroacoustique. Ce qui s’y développe, c’est moins une esthétique du collage qu’une attirance pour l’expérimentation avec les objets visuels, qui trouvera naturellement son prolongement dans la musique concrète promue par Schaeffer. Pour autant, il ne s’interdira pas plus tard de procéder par collages dans certaines œuvres acousmatiques : Bidule en Ré, Musico-Picassa ou Des Mots et des Sons en témoignent. Réussir à donner une corporéité à un support de fixation du sonore désincarné est ce qui caractérise le travail de Parmegiani. Alors que la musique écrite est actualisée dans la figure de l’interprète, la musique concrète ou acousmatique doit réinventer de nouvelles modalités d’incarnation. « La musique a un corps, et ce corps est la matière sonore elle-même2 ». L’entrée de Parmegiani dans le monde artistique s’est faite par une forme de théâtre narratif (le mime), où le spectateur peut ressentir les pensées et la vie intérieure de l’acteur sans recours à la parole par une simple expression, faite d’attitudes et de gestes, le corps devenant le médium des idées et des sentiments.

Le croisement d’une part de l’idée précédemment décrite de la transmission du sentir par le corps et, d’autre part, du travail sur la matière sonore, est parfaitement cristallisé dans l’œuvre musicale de Parmegiani. Lorsque le corps renvoie à une écoute tournée vers l’iconicité du son, et lorsque la matière renvoie à une écoute de la dimension symbolique (dont Variations pour une porte et un soupirde Pierre Henry sont un archétype), il reste peu de place à la dimension indicielle, pourtant intrinsèquement liée aux outils de captation audio de la musique concrète et acousmatique. On comprend alors pourquoi Parmegiani développe tout un lexique de références indicielles à travers ses nombreux sons et réalisations sonores. Par exemple, les bruits de chemin de fer dans L’œil écoute, qui eux-mêmes renvoient certes à la matière sonore, mais surtout à Schaeffer. (Le créateur de la musique concrète a en effet été témoin de la catastrophe ferroviaire de Lagny (1933)3, et il enregistra plus tard des sons de chemins de fer à la gare des Batignolles, matière première de son Nocturne aux chemins de fer.) Citons la pièce radiophonique E Pericoloso sporgersi, les premières minutes de Sons/jeu qui renvoient avec humour et autodérision à l’archétype de la boucle, le sillon fermé schaefférien, et enfin Bidule en Ré qui rappelle Bidule en utde Schaeffer par son titre, par le choix des sons et de ses transformations, ainsi que par les stratégies de montage. Dans l’œuvre de Parmegiani, le caractère indiciel est pour l’essentiel une référence à l’emprunt, à la citation autant qu’à l’humour, le plus souvent associés. Le surréalisme est ici une source d’inspiration. Les citations, nombreuses, semblent de véritables « cadavres exquis » de styles et d’époques sur un même support, révélant les limites du collage et l’ivresse qu’il peut causer : Du pop à l’âne en 1969 fait référence au tango, à Messiaen, à Poulenc, aux Doors, à Pink Floyd, à Kontakte de Stockhausen dans sa version mixte, à Scelsi, au rock progressif, etc. ; la Sonate au clair de lune est reprise dans Sonare… Plus subtilement, on pourra aussi entendre des micro-citations dans une construction pourtant entièrement acousmatique (Le Sacre du Printemps de Stravinsky dans L’œil écoute). Également des auto-citations de Capture éphémère (battement d’ailes) et de La Création du monde (Lumière noire) dans La Mémoire des sons, ou du sonal4 de Roissy dans Espèces d’espace. Notons enfin que le travail d’élaboration de la matière au détriment de certains aspects formels peut être à l’origine du processus de création, mais sur des œuvres qualifiées de « mineures » par Parmegiani lui-même5 : Outremer, La Roue Ferris, L’œil écoute, Le Pouvoir d’Orphée. À l’inverse, les œuvres maîtresses de Parmegiani sont celles pour lesquelles « l’avènement d’une forme » est un préalable à l’élaboration de la matière : De Natura Sonorum, Dedans-Dehors… L’essentiel étant pour Parmegiani la capture de l’instant ou l’immanence que l’on peut considérer comme l’un des tropismes prédominants chez lui.

Capture du temps, « gels d’instants »

La musique de Parmegiani est un milieu vivant où se meuvent le statisme (le « son-gelé » rabelaisien, l’arrêt sur image sonore) et les sons éphémères, formant un binôme articulé. Ce qui pourrait être un archétype éculé de la musique acousmatique, l’objet sonore incrusté dans une trame statique ou évolutive, possiblement issu du modèle naturel, est chez Parmegiani élevé au rang d’une dialectique musicale. Il s’agit donc moins d’un jeu sur les limites de la perception sonore – la musique de Parmegiani n’est pas une musique liminale à l’instar de nombreux courants du XXe siècle (minimalistes, répétitifs, spectraux) – qu’un goût pour les structures statiques en cela qu’elles permettent une écoute longue, comme étendue, que viennent perturber des objets éphémères, en contre-pied. Une forme d’association de matière et d’anti-matière loin de s’annihiler mutuellement, puisque parfois ce sont les structures éphémères elles-mêmes qui peuvent constituer la masse de l’œuvre (voir Capture éphémère). C’est cette juxtaposition des contraires qui permet d’apprécier la durée, une sorte d’allongement du temps favorable à la contemplation. Telle est la disposition d’esprit dans laquelle Parmegiani conçoit et compose ses deux œuvres majeures et monumentales que sont La Création du monde et De Natura Sonorum avec son dernier mouvement et non moins magistral Point contre champs. C’est également le cas pour la plupart des pièces à caractère acousmatique comme Dedans-Dehors, Entropie, troisième mouvement des Chants magnétiques (1974), La Table des matières extrait de Mess Media Sons / La Table des matières, Rouge-Mort, Immer/sounds

Au cœur de sa pensée, il faut d’abord et surtout placer la philosophie plus que la religion ou toute autre forme de mysticisme. Bernard Parmegiani est un lecteur assidu de Clément Rosset, dont on peut clairement apprécier l’influence de l’Anti-nature (1973) à travers De Natura Sonorum. Rosset relaie la pensée des philosophes qui dialectisent la prétendue opposition nature/artifice. Or, dans De Natura Sonorum, le croisement intime des sons issus des synthétiseurs (artifice) et des sons captés par micros (nature) est au cœur des processus de composition. Ce croisement est rendu possible par la construction d’objets composés et composites, pendant analogique de ce que seront plus tard des hybrides sonores réalisés par ordinateur, faisant de Mortuos plango, vivos voco de Jonathan Harvey la pièce miroir de De Natura Sonorum. Où l’on voit aussi comment à une réflexion autour du temps, avec la pensée de Bachelard sur le temps vécu (L’Intuition de l’instant, 1932), s’ajoute « naturellement » une pratique compositionnelle échafaudée à partir des notions d’instant et d’instantanéité, comme Capture éphémère ou L’Instant mobile. Par exemple, on retrouve dans Capture éphémère un son de battement, synonyme chez Parmegiani de la capture de l’instant. Cette signature du battement d’ailes a par ailleurs été intégrée dans le générique des années 1980-1990 des ACR (Ateliers de création radiophonique) de France Culture6. Chez Parmegiani, les références à la philosophie sont également présentes à travers Jankélévitch (Irréversible de la nostalgie, 1974) et l’idée du temps circulaire, l’idée « d’immobiliser un devenir » qui conduisent chez Parmegiani à Plain-Temps, Le Présent composé, Entre-temps, l’œuvre référence dans la production de Parmegiani des années 1990, et enfin La Mémoire des sons ou Rêveries, dont le titre renvoie à la qualification de l’attitude d’écoute attentionnelle vis-à-vis des sons et des images sonores associées7, une « échappée au temps, à la durée », des « gels d’instants ». Il suffit également d’entendre la cloche figée ou les accords figés de Lohengrin de Wagner dans La Mémoire des sons pour comprendre pourquoi Parmegiani aime à rappeler le mot de Bachelard : « L’être est un lieu de résonance. »

Musique et image : à la frontière des genres

Son catalogue composé de plus de deux cents références est certes riche de près de soixante-dix œuvres acousmatiques, écoutées comme telles, c’est-à-dire lors de concert acousmatique. Pour autant, la singularité de ce catalogue vient des quelques cent trente références qui relèvent de « musiques pour l’image » (musique de film et de publicité), et de musiques d’application (musique de scène, de danse, de mime). Celles-ci permettent l’accès à des matières sonores riches, souvent complexes, alors même que la musique est avant tout éprouvée comme objet de consommation de produits commerciaux, ou comme support pour valoriser un message visuel ou un projet artistique non musical. Plutôt qu’une absence de frontière, cela souligne le passage sans complexe d’un genre à l’autre, des musiques d’applications (musique pour l’image) aux musiques acousmatiques, ces musiques pour l’oreille où il n’y a « rien à voir ». Très prolixe au début de son activité dans le domaine des musiques d’application en raison de sa première activité de preneur de son à la radio au cinéma puis à la télévision, Parmegiani a écrit des musiques de films, essentiellement des courts-métrages entre 1960 et 1975, et quelques longs métrages (La poupéede Jacques Baratier et Joseph Kosma en 1962, le film inachevé d’Henri-Georges Clouzot Inferno en 1962, Les soleils de l’Ile de Pâquesde Pierre Kast en 1972, La guerre des insectes de Peter Kassovitz en 1980), des musiques pour le théâtre ou la danse (La Divine comédie : enfer en 1972, Rouge-Mort en 1988), des pièces radiophoniques (E Pericoloso sporgersi), des jingles de radio qui entrent dans l’imaginaire collectif des Français (l’indicatif d’Inter Actualités entre 1960 et 1965 ; le générique de France Culture de 1972 à 1980), des indicatifs de télévision (le journal télévisé de FR3 de 1972 à 1974, Stade 2 d’Antenne 2 de 1975 à 1986), des musiques de spots publicitaires (L’alcool tue sur un texte de Boris Vian, en 1962) ou autres virgules musicales comme le Sonal à Paris entendu par des millions de voyageurs entre 1971 et 2005, une longévité notable dans un environnement où la nouveauté prévaut sur la qualité ou le caractère esthétique. Le caractère boulimique de Parmegiani dans ce domaine, certes motivé par une exigence économique via la commande, lui donne une place de pionnier dans le champ du design sonore. Or, si Parmegiani passe aussi facilement d’un genre à l’autre, la frontière reste bien présente : ses œuvres dites acousmatiques ne sont résolument pas des œuvres d’application, dont l’efficacité réside dans l’adéquation entre d’une part le message indiciel et symbolique, et d’autre part l’objet, le concept ou le support qu’elles sont censées illustrer. La présence du symbolique dans les œuvres acousmatiques est exemplaire.

Lorsque Pierre Schaeffer demande à Parmegiani de prendre la responsabilité du secteur musique-image du service de la recherche de l’ORTF, il a déjà une expertise dans la relation image/son, à travers la composition de musiques documentaires, de films et de films d’animation. Il côtoie dès le début des années 1970 l’Art vidéo, notamment lors d’un voyage aux États-Unis. L’œil écoute en 1973, L’Écran transparent également en 1973, mais réalisé à la WDR de Cologne (en co-production avec l’ORTF), Jeux d’artifices en 1979 de nouveau au GRM pour des écrans TV spatialisés, L’Écho du miroir influencé par le travail graphique d’Escher, relèvent d’une logique que l’on appellera ultérieurement intermédiale.

Parmegiani n’est pas un compositeur d’œuvre mixte ; il affirme humblement son absence de formation à la composition pour instruments acoustiques8. Dans Violostries, l’une de ses premières œuvres du répertoire du GRM, la partie pour violon est réalisée par Devy Erlith après la composition de la partie électroacoustique par Parmegiani, partie réalisée elle-même à partir de sons de violon. Ce principe est reproduit dans Outremer avec les Ondes Martenot. Bien que nous soyons en présence d’un binôme « classique » associant l’instrument à son double électronique, ces pièces ne relèvent pas d’une écriture hybride, mais d’un assemblage de deux modes d’écriture. Jazzex, une des références du répertoire mixte, est la juxtaposition d’une improvisation free d’un quartet de jazz constitué de Jean-Louis Chautemps, Bernard Vitet, Gilbert Rovère et Charles Saudrais, et d’une composition de Parmegiani fixée sur bande magnétique. Même dialectique avec Et après…, avec Michel Portal au bandonéon, ainsi que dans un autre registre, Pop secret, qui fait dialoguer le groupe pop The Third Ear Band qui improvise, et des sons fixés sur bande. Parmegiani pousse cette mixité jusqu’aux « actions musicales », selon ses propres termes, formes composites (là encore !) de concert standard, de musique de scène, de mélodrame, de théâtre musical, etc. On se réfèrera alors à Trio, Des Mots et des Sons ou encore Démons et des Mots, dont les titres sont des traits d’humour du compositeur. On relève cependant quelques réalisations mixtes plus classiques dans leur forme, comme Tuba-raga et quelques pièces mixtes avec instruments électroniques sur scène, avec l’apparition des synthétiseurs et échantillonneurs des années 1980, que Parmegiani utilise volontiers, notamment dans Stries ou Itinéraire 10, De sable et de sons.

C’est donc dans le registre du « cinéma pour l’oreille » que Parmegiani deviendra l’un des compositeurs majeurs de sa génération, au sein de la sphère francophone des sculpteurs de sons largement héritiers des deux Pierre (Schaeffer et Henry) inventeurs de la musique concrète. Bernard Parmegiani n’appartient pas à la première génération des musiciens concrets. Il ne cherche pas à entrer à tout prix dans l’histoire par des découvertes révolutionnaires, mais doit sa postérité, au sein du genre singulier qu’est l’électroacoustique, à quelques chefs-d’œuvre emblématiques dont le célèbre De Natura Sonorum. C’est précisément cette œuvre qui permet de segmenter des « périodes » chez Parmegiani. S’il mentionne lui-même une période répétitive dans les années 1970, on relève surtout un avant et un après De Natura Sonorum, observable sur le plan de l’économie de moyens. Mais les années autour de 1975 sont un tournant pour la plupart des compositeurs de cette génération. Faisant suite à deux décennies de recherche sur le langage et la forme, 1975 représente l’apogée de la maîtrise compositionnelle sur bande, à l’aveugle, avant la bascule progressive sur les écrans d’ordinateur des institutions, puis des Home Studios. Parmegiani quitte le GRM et travaille dans son propre studio en 1992. La plupart de ses œuvres sont certes d’obédience concrète ou acousmatique dans ses méthodes de composition qui alternent le faire et l’entendre, qui considère l’écoute réduite comme l’alpha et l’omega de la création d’objets sonores, mais sa maîtrise des synthétiseurs fait de lui un compositeur à l’esthétique équilibrée, un représentant donc d’une musique littéralement électroacoustique, qui mélange des sources électroniques et des sources captées par micro, à commencer par L’œil écoute (1970), première utilisation du synthétiseur analogique au GRM. Dans De Natura Sonorum, il reprend avec brio les techniques concrètes : figures sur fond, constitution de trame et évolution de ces trames, incrustations d’objets sonores, substitutions d’attaque, accumulations, etc. Ses objets composés et composites sont des modèles du genre. Mais en même temps, il s’affirme comme un grand découvreur de sons inouïs réalisés par synthétiseur, à l’exclusion de la programmation numérique, pratique étrangère à son travail. Aussi, cet équilibre ajouté à ses multiples propositions artistiques aux frontières très délimitées laissent place à une signature d’artiste, un style « parme », emblématique dans sa longue fresque De Natura Sonorum ou concentré dans le sonal de quatre secondes de l’Aéroport Charles-de-Gaulle à Paris.


  1. Régis RENOUARD-LARIVIERE, dans Portraits Polychromes : Bernard Parmegiani. Paris, CDMC/INA-GRM, 2002, p. 95.
  2. Régis RENOUARD-LARIVIERE, « Bernard Parmegiani. Matière et continuité », dans Portraits Polychromes : Bernard Parmegiani. Paris, CDMC/INA-GRM, 2002, p. 9.
  3. Pierre SCHAEFFER, « Récit d’un témoin », L’Est républicain, 26 décembre 1933.
  4. Contraction de « sons » et « signal », autrement dit un très court son servant de signature ou d’habillage sonore pour un produit, un lieu, etc.
  5. François DELALANDE, « Entretien avec Bernard Parmegiani », dans THOMAS Jean-Christophe, MION Philippe, NATTIEZ Jean-Jacques. L’Envers d’une œuvre : De Natura Sonorum de Bernard Parmegiani. Paris, Buchet-Chastel/NA-GRM, 1983, p. 149.
  6. René FARADET. Bref éloge du coup de tonnerre et du bruit d’ailes. Arles, Phonurgia nova, 1994, p. 149.
  7. Bernard Parmegiani, Opus France Culture, 19/12/1992, 1h16:25.
  8. Bernard Parmegiani, Opus France Culture, 19/12/1992, 0h27’.
© Ircam-Centre Pompidou, 2015


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