Parcours de l'Ĺ“uvre de Alban Berg

par Jacques Amblard

Berg a peu écrit : une quinzaine d’œuvres1. Mais lent, perfectionniste, il n’a précisément pas laissé de pièce mineure. Il n’a composé que deux opéras. Or, Wozzeck et Lulu deviendront les deux opéras atonaux par excellence (Lulu est même sériel), en un sens les deux seuls intégrés au « grand répertoire ». Pour le jeune Boulez et les camarades de Darmstadt avec lui, c’est le genre opéra lui-même qui en devient caduc après-guerre et en réalité, après Berg.

Repères

Berg connut les francs applaudissements, à la fin de Wozzeck. Ce net encouragement n’est pas anecdotique. Car sans lui, cet autre projet considérable, Lulu, aurait-il été lancé ? Adorno signale que Schoenberg aurait envié la gloire lyrique de son élève après 1925, et Berg, lui, l’insuccès public relatif de son maître en ce qu’il y voyait le symptôme d’une radicalité dont il craignait que Wozzeck, dès lors, fût insuffisamment doté2. Or, il est vrai que le langage musical du compositeur (comparé à celui de ses deux comparses viennois) offre des repères relatifs. Ce sont d’abord des « éclaircies » tonales éparses.

Dans cette nuit expressionniste dans laquelle le public a souvent prétendu se perdre (comme le détaille Esteban Buch3), en réalité, des accords classés, donc issus de la musique tonale héritée, luisent parfois chez Berg. Ces feux follets sont cependant rares, trompeurs, et hétérogènes. C’est la voix de l’ancêtre qui rassure. Ou du fantôme qui hante ? Ancrages pour le musicien, ces citations encouragent, sinon possèdent l’auditeur : accord Tristan dans le finale de la Suite lyrique, évocations du jazz et du tango dans l’air de concert Le Vin, chorals de Bach (durant la proposition du marquis à Lulu ou dans le finale du Concerto à la mémoire d’un ange4), relents de valse viennoise (et chanson populaire de Carinthie) dans ce même concerto ou dans la « Ronde » des Trois Pièces pour orchestre op. 6. Le conte de fée raconté à l’enfant dans Wozzeck (ce qui illustre précisément le caractère féerique – illusoire – du passage) affiche une claire tonalité de fa mineur.

En fait, le langage tonal se disloque peu à peu de 1907-1908 (Sonate op. 1, pour piano, qui affiche encore une tonalité, ré mineur, certes déjà malmenée), jusqu’à 1913 et les Quatre Pièces pour clarinette op. 5 strictement atonales. Par la suite, un va-et-vient ambigu éloigne ou rapproche le musicien du langage hérité : le Concerto pour violon, l’année de sa mort, constitue à ce titre un retour (final) relatif. Lulu aussi (à la même époque) contient un peu plus de fantômes tonals que les œuvres antérieures.

PĂ©dagogie

« L’artiste de génie est pédagogue par nature5 », écrit Berg. Tendre à l’utopie romantique du génie passe donc par des aménagements pour le public. Bien avant qu’il n’applique, n’aménage la technique sérielle de Schoenberg, les douze sons sont donc verticalement amenés, l’un après l’autre, du grave à l’aigu, au début et à la fin (selon la forme en arche chère aux trois Viennois) du troisième des Cinq Lieder sur des textes de carte postale de Peter Altenberg. C’est alors l’atonalité totale-chromatique qui est enseignée, démontrée sensible : mystérieuse (ici servie par un écho romantique, flatteur). Les accusations d’intellectualisme contre l’expressionnisme, qui consternent encore Adorno vers 19406, semblent ainsi désamorcées par avance, trente ans plus tôt.

De même, la célèbre série qui ouvre le Concerto à la mémoire d’un ange empile des tierces (donc l’intervalle bien repéré par la musique tonale et fondateur de tous ses accords), comme un professeur d’harmonie arpège ses agrégats pour en bien faire entendre chaque note à ses élèves.

Romantisme

On ne parle pas ici de la ressemblance physique du compositeur avec Oscar Wilde, ni des airs rêveurs, des élans schumanniens qui rythmèrent sa vie amoureuse. Il est question de l’instrumentation et du flux. C’est ce qui fait rire Stravinsky de cette musique, comme s’il s’agissait d’une vieille femme (romantique) : « Comme elle devait être belle quand elle était jeune7 ! » Il ne s’agit pas du langage mélodique et harmonique (généralement atonal). Mais l’orchestre garde un souffle continu, les couleurs bleu sombre du XIXe siècle.

On serait tenté d’écrire que Berg rompt l’édifice vertical, mais garde un fil d’Ariane horizontal. Il rompt verticalement car, comme ses deux comparses – peut-être un peu moins (et à la différence de Bartók, plus prudent en cette matière) –, il choisit souvent des intervalles mélodiques dissonants, mais surtout disjoints (discontinus). C’est ce que Julius Bistron lui reprochera dans un débat radiophonique en 19308. Mais il ne rompt pas horizontalement comme Webern qui, lui, émaille son œuvre de silences. L’orchestre de Berg garde du romantisme son esprit de continuité horizontale (temporelle), de flux. Adorno, élève de Berg, appelle ceci la « variation infime » qui aboutit chez son maître à « savour[er] le fouillis9 ».

Les Trois Pièces pour orchestre et le Concerto pour violon ne coupent ainsi presque jamais leur respiration. C’est aussi qu’un chromatisme wagnérien perdure de temps à autre. Il suffit d’écouter la phrase du cor solo à la fin du premier mouvement du Concerto à la mémoire d’un ange. Ce caractère conjoint, possible, culmine dans l’emploi moderne du glissando avant Varèse et Bartók. C’est ainsi dès 1912 dans les Altenberg Lieder (glissando d’harmoniques de cordes ou, plus bruyants, de trombone). Mais l’orchestre ne s’assèche pas encore comme les gros effectifs de chambre sériels des années 1950. C’est en ceci que Boulez, chez Schoenberg aussi, reprochera « trop de romantisme, trop de tradition10 ».

Les outrances nouvelles (comme le hurlement d’agonie de Lulu, ou le fameux crescendo sur l’unisson de si de Wozzeck, ou encore le coup de marteau mahlérien dans le finale desTrois Pièces), en un sens, poussent plus loin le romantisme timbral. On est encore loin des inventions curieuses, à l’époque, plus sèches, du Varèse de Ionisation, voire de Stravinsky en général après 1914. Ces cris, à l’instar de celui du peintre norvégien Munch (1893), poussent un lyrisme au fond bien familier. On retrouve logiquement les timbres lyriques du violon (le soliste du Concerto à la mémoire d’un ange), des chanteurs des nombreux Lieder et des deux opéras (même dans leur langage atonal), et jusqu’aux instruments à cordes des deux quatuors dont surtout le second, cette Suite lyrique précisément nommée.

Le Concerto de chambre, pour piano et violon, exalte ainsi les deux instruments romantiques par excellence, à l’époque où Varèse disait à ses élèves : « Oublions le piano11 ». Certes, voilà une œuvre soudain plus « objective12 » (selon Adorno), dans l’esprit du Pierrot lunaire de Schoenberg. Elle contient, pour la première fois (cette fois après Bartók et Varèse), de modernes clusters (agrégats de sons particulièrement serrés et dissonants). Elle assèche un peu le flux bergien, ce que symbolise bien la mesure 630, entièrement silencieuse. Mais la fin emphatique (rare dans une œuvre atonale selon Adorno) et les pianismes restent romantiques.

Finalement, Berg coupe rarement son souffle d’origine wagnérienne (issu de la mélodie continue du maître de Bayreuth). Les Quatre Pièces pour clarinette op. 5 font exceptions, miniatures, du point de vue de l’effectif et de la brièveté. Et c’est la première œuvre strictement atonale du musicien. On approche du minimalisme fondateur de Webern, mais ce serait aussi « l’œuvre de Berg la plus schoenbergienne » (le maître s’essayait à l’époque à la forme courte) encore selon Adorno.

Un accord symbolise l’univers et, finalement, l’accessibilité relative de Berg. C’est le seul accord de septième non classé par la musique tonale (donc nouveau). Mais c’est un accord de septième tout de même (donc « ancien »). Écartelé (donc expressionniste ?), sa tierce est mineure et sa septième majeure. Parmi bien d’autres emplois, Berg achève avec lui l’un de ses derniers mouvements d’œuvre (le premier du Concerto à la mémoire d’un ange). L’accord sera bientôt élu archétype de mystère par le XXe siècle. « Jazz » sombre, il résume un peu l’esprit le plus accessible de l’expressionnisme. Il trônera dans de nombreuses musiques de polars (puis de James Bond). Dans le générique de Vertigo d’Hitchcock (1958), Bernard Hermann l’arpège longuement dans les deux sens à la fois.

Orfèvreries de la forme et symbolismes proliférants

L’avant-garde doit vaincre, convaincre. Son arsenal formel est souhaité irréprochable, totalisant. Il faut toutes les formes de phonation dans Wozzeck et plus encore dans Lulu (parlé, parlé-chanté – plus réaliste et sophistiqué que le Sprechgesang schoenbergien –, chant non travaillé, bel canto, etc.). Les commentateurs se plaisent à énumérer la portée formelle – toujours étonnante – de chaque œuvre de Berg. Wozzeck, ainsi, obéit dans chaque scène à une forme vocale ou même instrumentale différente, dont suite, rhapsodie, marche militaire et berceuse, passacaille, fantaisie et fugue, scherzo et trio, rondo, inventions et même allegro de forme-sonate13.

C’est sans doute Berg, pas moins que Schoenberg, qui assoie pour de bon cette longue tradition du XXe siècle, qui voudra que les œuvres racontent l’histoire de leur genre, forme ou matériau. Ainsi, le Concerto à la mémoire d’un ange narre « l’histoire du violon ». Il commence avec rien, avec les cordes à vide (toujours la pédagogie). Puis l’instrument s’extrait de l’établi, lentement, comme s’il redécouvrait, improvisait son propre lyrisme.

De même, le début des Trois Pièces pour orchestre est d’abord bruit (percussions sans hauteurs), puis réinvente le son, la note, les instruments mélodiques. L’œuvre bergienne progresse en racontant le progrès même, dont le progrès esthétique : le projet viennois par excellence. Ces mises en abyme sont plus explicites encore dans les opéras. Ce sont les musiciens sur scène dans Wozzeck. C’est surtout Alwa, le jeune compositeur amant de Lulu, double de Berg, qui imagine dans la troisième scène de l’acte I prendre sa maîtresse comme sujet d’opéra. Si fait.

Les commentateurs aiment aussi rappeler les symbolismes plus ésotériques dont regorgent les œuvres. Les chiffres tout d’abord, selon Alain Galliari14 ou Mosco Carner : 3 pour le Concerto de chambre, 7 pour Wozzeck, 23 comme nombre fétiche de Berg, 10 pour sa maîtresse supposée, Hanna Fuchs. Les lettres : A-B et H-F (comme un graffiti d’initiales immortalisant un couple : Alban Berg + Hanna Fuchs) qui tissent, en tant que la-sibémol,sibécarre-fa (A, B, H, F dans le système musical allemand), la Suite lyrique15.

Berg, dramaturge foncier, s’amuse à théâtraliser chaque détail. Ceci culmine dans le projet ultime, Lulu, notamment à travers les éclairs tonals, tous connotés, d’autant mieux repérables qu’ils tranchent dans le langage habituel de l’œuvre (atonal). La comtesse Geschwitz, invertie éternellement insatisfaite, sera toujours irrésolue. Elle est donc l’accord (mi la si), soit un accord parfait dont la tierce (sol) est appogiaturée (par la) et jamais résolue. L’indestructible docteur Schön y est l’accord de la majeur. Son fils Alwa, plus sensible, sombre, est donc l’homonyme (bien sûr) mineur. Ces symbolismes tissent des mythes, tant que possible, avec le dodécaphonisme. Ainsi, quand Lulu triomphe du docteur Schön en le tuant, sa série fondamentale absorbe celle du feu docteur.

Ces remarques ont leur limite. Ainsi Dominique Jameux (avec d’autres) pense montrer que les thèmes sériels de Lulu en entier seraient tous issus d’une seule série fondamentale16. Or, il n’y a pas d’opération simple, unique, mais parfois des destins particuliers pour chacun des douze sons (ainsi toute série peut procéder de toute autre série). Plus sensiblement puissant apparaît le motif de pulsion qui ouvre l’opéra (quarte juste, seconde mineure, quarte juste, de bas en haut comme il se doit selon la pédagogie de Berg, mais aussi l’idée de la pulsion érectile) et qu’on retrouve jusqu’à la fin, verticalisé dans l’agrégat qui accompagne le hurlement de l’héroïne éventrée.

Ce travail du détail s’épanouit paradoxalement dans la grande forme, les Trois Pièces, le Concerto pour violon, les opéras. Adorno explique avec une astuce mathématique : « La différentielle réclame l’intégrale17 ». Mais le philosophe nous invite aussi à nous méfier des hagiographies de la forme pure : « Produire un maximum de figures à partir d’un minimum d’éléments, suivant l’idée de Schoenberg, ce n’est là qu’une des dimensions du travail de composition de Berg ; plus profonde est cette autre dimension, à savoir que la musique se dissolve par son déroulement18 ». Adorno préfère souligner le paradoxe générateur, ce « nihilisme dynamique de Berg19 » qui serait « un être organique qui se maintient en se dilapidant20 ».

Opéras noirs : le XXe siècle

Pour Adorno, la noirceur de Wozzeck est la « tristesse insondable du son, caractéristique de l’Autriche et de l’Allemagne du Sud ». Ce seront les noirs écrivains Thomas Bernhard puis Elfriede Jelinek. Mais c’est déjà l’œuvre expressionniste viennoise par excellence, celle d’une Autriche diminuée par le Traité de Versailles, gorgée d’un romantisme encore tenace, inquiétée par la métapsychologie de Freud qui laisse fantasmer, à l’époque, que chacun pourrait sombrer dans cette « psychose » que l’on appréhende sans distance encore. Wozzeck vient après les pièces noires d’Ibsen (telles Une maison de poupée, 1879) et surtout de Strindberg (Danse de mort, 1900-1901, ou Inferno, 1897), qui plaisaient à Berg, et avant tant de thrillers américains qui, au fond, lui devront tous quelque chose. Car Wozzeck est pré-cinématographique. Il augure de cet art populaire qu’Alain Badiou dit « impur21 ». Il se base, comme la pièce presque éponyme de Büchner (Woyzeck), sur un fait divers sordide, historique. Et l’œuvre est brève pour un opéra (environ 1h30), exactement comme les futurs longs-métrages efficaces du cinéma parlant. L’agencement des scènes est contrasté : cut, à l’instar des récits filmiques modernisés par le montage. C’est un thriller, car il culmine sur l’horreur du meurtre de Marie et sur l’unisson de si crescendo formellement soutenu (et ainsi historiquement fixé) par son moderne canon rythmique entre vents et cordes.

Une équivoque reste le succès en principe musical d’un opéra que le large public, qui a réservé un accueil beaucoup plus critique aux autres œuvres des Viennois, pourrait bien apprécier comme une pièce de théâtre scabreuse accessoirement sonore (et certes Berg était un dramaturge né). Si Berg appelle Wozzeck « un opéra piano, avec des explosions », c’est bien que la musique est non seulement inféodée au texte (« objectivée »), mais en un sens derrière lui. La musique atonale y risque de devenir, non pas celle du progrès, des « lendemains qui chantent » (le projet de Schoenberg au moins tel que compris par Adorno), mais comme une simple illustration, négative (donc sans lendemain ?), de la folie, celle du héros. L’adéquation avec le livret est alors, certes, idéale. Mais las, n’était-ce pas aussi le projet de Schoenberg d’inventer, dans l’expressionnisme musical, la musique de l’inconscient (celui notamment de la femme qui devient folle, elle aussi, mais d’inquiétude, dans Erwartung), de même que l’ami Kandinsky se chargeait de peindre, lui, l’abstraction du refoulé ? L’inconscient hantait la ville et l’époque de Berg, celles de Freud.

Lulu se rapproche encore davantage de nous. Le titre, ce surnom, est populaire en soi, or il ne s’agit pas d’une opérette. Il était plus facile à Zola de titrer vertement son Nana dès 1880, sous prétexte d’enquête sociale. Et la compassion de Wozzeck fait place à l’humour noir (ce qu’Adorno appelle le grotesque22). Par ailleurs, sexe et violence s’y accusent de façon hautement séductrice. Les meurtres, suicides, maladies vénériennes, accidents cardiaques, éventrements s’y succèdent (Salomé et Électre, certes monstrueuses, se drapaient cependant encore dans leur élégante mythologie). Et l’on assumait pas encore explicitement les personnages de lesbienne à l’opéra avant Geschwitz, au-delà de la tradition bouffe du travestissement. Si Josef Polnauer pouvait bouder, à l’époque de la création : « Nous n’avons pas besoin des cochonneries de l’acte III23 », notre époque n’y rechignera pas tant. L’écart shakespearien est ici entre la radicalité d’un argument peu à peu putrescent et le haut raffinement du projet formel : l’homme se dépeint alors dans tous ses paradoxes contrastés et donc dans son ensemble. Voilà le paradigme de l’art en somme. La pimpante Lulu patauge dans le sang avec le sourire et une petite voix de colorature. La fange entre dans un écart considérable (auquel n’a pas songé un Schoenberg en ce sens plus puritain) avec la sophistication scientiste des douze sons. Ici comme dans Le Vin (sur des poèmes de Baudelaire), dont l’écriture s’intercale avec celle de l’opéra, Berg communie avec le poète français : on n’embrasse jamais mieux le sujet fielleux, La Charogne, qu’avec la forme classique parfaite.

Et Berg a bien choisi son sujet. Celui de la femme fatale a déjà fait le plus grand succès de musique dramatique de l’histoire, Carmen (1875), que Nietzsche a vu vingt-trois fois. C’est que la musique en soi est peut-être amorale comme une femme fatale. Il lui faut donc une héroïne dionysiaque (et d’ailleurs aussi apollinienne, pour reprendre la topique du jeune Nietzsche24) à son image, Carmen, Lulu, Salomé (ou la courtisane Traviata certes au caractère plus doux), ou encore le principe tellurique appelé Don Giovanni qui, selon Kierkegaard, serait la musique en soi car la « génialité érotico-sensuelle25 » en personne.

L’humour effroyable d’American Psycho de Bret Easton Ellis (1992) est déjà en germe dans Lulu : Jack, avant d’éventrer Lulu, puis Geschwitz, commence par dévoiler sa pingrerie burlesque. Il marchande à outrance le prix de la passe (auprès de Lulu réduite au tapin). Et les cuivres, après les meurtres, barrissent comme pour se moquer des cadavres ou du genre humain dans son ensemble. La voix de baryton de Jack raille toute voix grave en tant que base immonde de l’humain. La trompette égraine ces tierces mélodiques en dents de scie que Berg goûte (elles achèvent la Suite lyrique comme une intonation figurée, celle d’un discours – donc d’une humanité – qui se meurt), ici comme pour camper une prosodie de moquerie enfantine, grinçante. Et la densité harmonique trouve son comble quand, ailleurs dans l’opéra, les accords au contraire s’aèrent (en regard de leurs prédécesseurs des autres œuvres).

Encore amenant Ellis et les « autofictions » des années 1990, Berg introduit des personnages contemporains célèbres, comme Jack the Ripper, selon un léger anachronisme (intéressant), puisque le psychopathe sévit à Londres en 1888. Mais c’est un Jack « réel » qui se mêle à la fiction. La poésie est plus réelle que le réel. Elle le réinvente, dans Lulu comme chez Baudelaire.

Lulu est la révélation ultime du thème de la femme fatale (donc de la musique elle-même en général, jetions-nous plus haut). Car le public de Carmen peut croire encore que l’héroïne n’est si funeste que parce qu’elle est une gitane, une personne d’autres mœurs, mais dévouée à sa minorité. Et Salomé reste une fille dévouée (à sa mère Hérodiade). Lulu n’est dévouée qu’à elle-même. On comprend alors que c’est la beauté en soi qui engendre la douleur. Pour Adorno, c’est la souffrance qui fatalement « s’empare de nous lorsque nous voyons le beau26 ». Tchekhov parle de « tristesse » dans le même cas, dans sa nouvelle Beautés27.

Lulu, c’est aussi la préfiguration de ce que Guy Debord appellera, en 1967, La Société du spectacle. C’est un vaste cirque comme le sont les rapports de séduction et le sexe lui même, véritable protocole. L’opéra s’ouvre avec le dompteur qui, sous son chapiteau, présente ses animaux (qui correspondent aux personnages). Kubrick précisera ce message, ce « tout est cirque », dans son ultime Eyes Wide Shut (1998), d’ailleurs d’après La Nouvelle rêvée (1926) d’un contemporain autrichien de Berg et ami de Freud : Schnitzler. Et l’ouverture de Lulu dans l’esthétique du cirque n’est pas seulement héritée de Wedekind. Elle ne traduit pas uniquement l’engouement du début du siècle (qui transparaît aussi chez Cocteau et Satie) pour les forains et leur fantasmée liberté, notamment sexuelle. Le cirque résonnera avec l’humour et la pose volontiers enfantines de l’art du XXIe siècle.

Berg s’illustre dans l’opéra pas seulement en tant que dramaturge de fond en comble, auteur de ses livrets comme Wagner (qui se consacra au théâtre avant même de songer à devenir musicien, comme Berg songea à la littérature avant d’incliner pour la musique). Il est possible, au XXe siècle, de s’émanciper du statut de Musikant, pour rejoindre celui plus général d’artiste. Berg fréquente rarement plusieurs fois le même genre musical (quatuor excepté), comme si chaque œuvre, alibi de pseudo musicien « de génie », l’avait épuisé chaque fois. L’ostinato central de Lulu symbolise le couteau qui tranche le destin, au moment où Lulu tue Schön et commence alors son déclin. Berg prévoyait la projection d’un film durant cet intermède instrumental. Le film montrait le procès et l’enfermement de Lulu. Berg ne reconduit pas alors seulement le Gesamtkunstwerk wagnérien, ou l’exemple du maître Schoenberg (à la fois penseur de l’histoire, musicien et peintre), dans ces fusions entre les arts, ces hypertextes incessants. Il s’affirme en tant qu’artiste dont le médium principal (la musique) devient un moyen – parmi d’autres – pour rendre compte de l’humain, peut-être pour tenter de s’inscrire dans l’histoire avant même que dans l’histoire de la musique. Il prépare la venue du poète Cage, organisateur de happening pluridisciplinaire au Black Mountain College, puis de ces installateurs omniprésents dans les galeries d’art à la fin du XXe siècle.


  1. On ne compte pas les arrangements et œuvres de jeunesse, sans quoi on arriverait à soixante et un numéros comme le catalogue des éditions Universal (Vienne).
  2. Theodor W. Adorno, Alban Berg. Le maître de la transition infime, Paris, Gallimard, 1989, p. 60.
  3. C’est ce divorce historique récurrent, sinon permanent, entre l’avant-garde viennoise et son public, que raconte en détail Esteban Buch dans Le Cas Schoenberg (Paris, Gallimard, 2006).
  4. Choral Es ist genug issu de la cantate BWV 60.
  5. Alban Berg, « Le maître » (1911), Écrits, Paris, Christian Bourgois, 1985, p. 22. Texte paru dans un recueil de textes d’élèves, en l’honneur de Schoenberg, publié par Piper und Co. (Munich) en 1912 (la même année, cet éditeur publiera l’Almanach du Blaue Reiter).
  6. « Parmi les reproches qu’ils répètent obstinément, le plus répandu, c’est celui d’intellectualisme : la musique aujourd’hui naîtrait du cerveau, non du cœur ou de l’oreille ; elle ne serait point imaginée dans sa sonorité, mais calculée sur le papier. L’indigence de ces phrases saute aux yeux ». Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, Paris, Gallimard, 1962, p. 21.
  7. Voir par exemple Mosco Carner, Alban Berg, Paris, Lattès, 1979, p. 16.
  8. Lors de cet entretien dont la date exacte est à jamais perdue, Berg réfute que la voix, dans la nouvelle musique, soit affligée d’intervalles particulièrement « instrumentaux, confus, zigzagants, écartelés ». Il en était parfois de même dans la musique tonale, dit-il. Voir Alban Berg, « Que veut dire “atonal” », Écrits, op. cit., p. 56, texte publié la première fois par Willi Reich dans la revue 23 – Ein Wiener Musikzeitschrift, 26-27 (8 juin 1936).
  9. Theodor W. Adorno, Alban Berg, op. cit., p. 52.
  10. Cité par Esteban Buch, Le Cas Schoenberg, op. cit., p. 276.
  11. Cité par Michel Rigoni dans « Fantaisie, fugue et variations sur Musique fugitive pour trio à cordes », Les Cahiers du Cirem, 12-13 (1989), p. 22.
  12. Les citations d’Adorno non précisées sont issues de l’ouvrage consacré à Berg et dans les chapitres inférant aux œuvres citées.
  13. Voir à ce sujet les ouvrages consacrés à Wozzeck (Hall ou Jouve et Fano, cités dans la bibliographie), ou Dominique Jameux, Alban Berg, Paris, Seuil, 1980, p. 103-107.
  14. Voir la discussion sur la symbolique numérique dans son ouvrage Concerto à la mémoire d’un ange : Alban Berg (1935), Paris, Fayard, 2013.
  15. Ceci est examiné en profondeur dans l’ouvrage de George Perle, Style and Idea in the Lyric Suite of Alban Berg, Stuyvesant, Pendragon Press, 1995.
  16. Dominique Jameux, Alban Berg, op. cit., p. 159.
  17. Theodor W. Adorno, Alban Berg, op. cit., p. 89.
  18. Ibid., p. 75.
  19. Ibid., p. 153.
  20. Ibid., p. 77.
  21. « Le cinéma est un art impur. Il est bien le plus-un des arts, parasitaire et inconsistant. Mais sa force d’art contemporain est justement de faire idée, le temps d’une passe, de l’impureté de toute idée ». Alain Badiou, Petit Manuel d’inesthétique, Paris, Seuil, 1998, p. 128.
  22. Ibid., p. 202.
  23. Ibid., dans la partie réservée à Lulu.
  24. Telle qu’exposée au début de son premier ouvrage sans doute fortement inspiré par la pensée de Wagner, La Naissance de la tragédie (1872).
  25. Søren Kierkegaard, Ou bien… ou bien…, Paris, Gallimard, 1943, p. 54.
  26. Theodor W. Adorno, Alban Berg, op. cit., p. 195.
  27. Anton Tchekhov, Œuvres complètes, vol. II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1970, p. 573.
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