updated 20 October 2020
© Claire Niggli

Hans Wüthrich

Swiss composer born 3 August 1937 in Aeschi, Canton Bern; died 20 March, 2019 in Arlesheim, Canton Basel-Land.

Hans Wüthrich studied piano and music theory at the Bern Conservatory. In 1962, he graduated with a degree in piano performance, and from 1967 to 1973, he studied German language and literature, philosophy, musicology, and composition with Klaus Huber. He concluded his studies with a Doctorate of Letters from the University of Zurich. In 1974, he founded the Mixt Media Basel Ensemble, which was dedicated to the performance of works combining music and theatre. From 1971 to 1985, he taught linguistics at the Universities of Basel and Zurich. From 1985 to 2002, he was a professor of music theory at the Winterthur Conservatory. He has been a member of the Berlin Academy of the Arts since 2009.

His works explore the relationship between language and music through analyses of contemporary political and social phenomena. In 1974, he composed Das Glashaus, a piece in which, as with Ligeti’s Aventures (1962-1963), he created an imaginary language comprising phonemes which were devoid of meaning. Wüthrich’s work attempted to represent the psycho-phonic identities of individuals according to their place in the social hierarchy, and thereby critiqued contemporary power structures. In 1989-1991, Wüthrich composed Wörter Bilder Dinge for string quartet and voice, in which the text from the Geneva Convention of 1948 on Human Rights was first translated into Egyptian hieroglyphs and then translated back into modern language. The protracted pronunciation of the words comprising the text create an effect of unreality.

Wüthrich also seeks to present paradigms of theatrical music which are distinct from traditional operatic forms. He composed Brigitte F., a portrait of a young junkie from Basel, for the Donaueschinger Musiktage in 1978. In preparation for the composition of this work, he followed the withdrawals and relapses of a young woman for a period of six months, collaborating with her to develop a musical means of expressing her feelings, thoughts, and life-experience. At the time of its premiere, the piece represented an innovative new form of theatrical/musical documentary. Other works marked by social criticism include the cycles Happy Hour (1994-1997) and LEVE (1992), which present harsh critiques of the entertainment industry and consumerism. These works, along with Bier, Gewitter und innere Stimmen (2003), utilise interactive performance settings in order to better illustrate the “landscape of the soul” and modern humanity.

Awards, Grants, and Prizes

  • Marguerite Staehelin Composition Prize from SUISA (revenue society for Swiss musicians), 2011
  • Culture Prize from Canton Basel-Land (Switzerland), 1991
  • Grand Prix Paul-Gilson from the Communauté radiophonique des programmes de langue française, 1984
  • Composition Prizes from the International Boswil Competition, 1974, 1976, & 1978
  • Composition Prize from the City of Zurich, 1972

© Ircam-Centre Pompidou, 2019

Sources

Ricordi, Grammont Portrait, Schweizer Radio und Fernsehen, SME – Musinfo.

By Mathieu Corajod

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Le parcours du compositeur suisse Hans Wüthrich (1937-2019) est aussi atypique que son œuvre. Linguiste, enseignant, fondateur d’un ensemble spécialisé en théâtre musical, interprète de ses propres pièces et avant tout compositeur, il n’a cessé de poser des questions allant au-delà du strict domaine musical. Son catalogue comprend seulement une vingtaine de pièces. Le plus souvent celles-ci tirent leur inspiration de contenus ou de modèles formels extramusicaux (linguistique, arts visuels et sciences plus particulièrement) et mettent en musique des situations existentielles d’individus dans leur rapport à la société contemporaine.

Hans Wüthrich a désigné ses pièces scéniques tantôt comme « Musiktheater » (c’est le cas du cycle Happy Hour), tantôt simplement comme « scènes » (pour le cycle Leve), ou encore, de façon intrigante, comme « opérette en 7 actes » (dans la production télévisuelle de das Glashaus). Dans le présent article, la locution « théâtre musical », prise dans un sens large, englobe ces différentes conceptions.

Organisation de la société et langage

L’œuvre de Hans Wüthrich est traversée par deux préoccupations principales : l’organisation de la société et le langage. Ces deux composantes sont déjà réunies dans l’une de ses premières pièces de théâtre musical, das Glashaus (1974-75). Sept personnages y interagissent dans des rapports fortement hiérarchisés, luttant pour maintenir leur position ou pour grimper les échelons du pouvoir, symbolisés par les différentes hauteurs des estrades constitutives de la scénographie. Les personnages s’expriment dans une langue imaginaire notée phonétiquement et inspirée d’une théorie psychophonétique de Suitbert Ertel : la qualité des sons produits reflète la psychologie et en particulier le caractère de domination ou de soumission des personnages. La pièce se termine comme elle commence : les personnages ayant simplement changé de position dans la hiérarchie, mais les structures du pouvoir étant maintenues. A cette fin pessimiste s’oppose l’utopie d’une société dans laquelle les individus prennent leur responsabilité au sein d’un groupe sans hiérarchie, utopie réalisée musicalement dans les trois œuvres pour orchestre sans direction, Netz-werk I, II & III (1982-1989). Le premier Netz-werk fait intervenir un réseau d’interdépendance entre des groupes de chambristes. Dans le deuxième, deux voix s’entrecroisent, musicalement et spatialement, tournant en passant chacune d’un instrument à l’autre de l’orchestre. Enfin le troisième Netz-werk fait coexister des groupes instrumentaux d’une manière plus libre. La dimension spatiale et visuelle est prise en compte du point de vue du public qui surplombe l’orchestre et peut suivre les interactions entre les membres de l’orchestre. Bien que dans les Netz-werk I, II & III, la langue et la voix n’interviennent pas, la communication et l’écoute entre les interprètes demeurent des éléments centraux pour représenter à travers une œuvre artistique une utopie sociale d’absence de hiérarchie. A ce titre, communication et écoute font le lien entre les deux domaines de la langue et de l’organisation de la société évoqués ci-dessus. Mettre en musique des modèles de communication, tant avec des matériaux vocaux qu’instrumentaux ou concrets, est déjà au cœur de l’œuvre-concept Kommunikationsspiele (1973). Ces « jeux de communication » (dialogues, ordres donnés suivis de leurs exécutions, argumentation, alliances au sein d’un groupe) peuvent être réalisés librement, également par des personnes non-musiciennes.

Les exemples d’utopies ou de dystopies critiquant la hiérarchie ou prônant une démocratisation de l’art illustrent l’influence de mai 68 dans les œuvres de Hans Wüthrich datant des années 70 et du début des années 80. C’est à cette époque, de 1967 à 1973, qu’il étudie la littérature et la linguistique allemande, la philosophie et la musicologie, études qui aboutissent en 1973 à l’élaboration d’une thèse proposant une classification des consonnes de la langue allemande basée sur l’analyse statistique de tests auditifs. De 1968 à 1972, Hans Wüthrich étudie également la composition avec Klaus Huber, dont il retient surtout une démarche consistant à « aller au fond des choses », selon ses propres souvenirs1. Hans Wüthrich appliquera cette méthode héritée de son professeur aussi bien dans son œuvre que dans son propre enseignement. Son élève Alfred Zimmerlin se rappelle que Hans Wüthrich avait l’art de poser des questions jusqu’à ce qu’un projet soit clair, dans toutes ses conséquences2. Dans l’œuvre de Wüthrich, cette attitude se traduit par des concepts précis, réalisés en prenant en compte plusieurs facettes, musicales ou extramusicales, des phénomènes. Plus tard chargé d’enseignement de phonétique et de phonémique aux universités de Bâle et de Zürich, puis professeur de théorie musicale à Winterthour, Hans Wüthrich décrira ces activités pédagogiques comme simples gagne-pains parallèles à la composition3. En dépit de cette affirmation, musique et linguistique se croisent dans son œuvre, Hans Wüthrich citant d’ailleurs la musique contemporaine comme domaine d’application de sa thèse4. Les processus de glissements progressifs d’une consonne à l’autre sur la base de leur similarité auditive s’observent par exemple dans Wörter Bilder Dinge (1989-1991) ou Ogott (1992). Dans cette dernière pièce, qui fait partie du cycle de théâtre musical Leve (1992), l’interjection « O Gott! » est transformée progressivement en groupe nominal « a dog », défiant encore une fois l’autorité avec ironie, tout en faisant un clin d’œil à la fin du poème ottos mops d’Ernst Jandl.

Les textes choisis par Hans Wüthrich pour ses œuvres ne sont jamais simplement mis en musique. Même dans une pièce à effectif classique, comme Walser Arabien (2002), pour soprano et piano, certains fragments du poème de Robert Walser sont seulement pensés par la chanteuse, affichés par écrit, ou joués de manière optionnelle. La transformation du texte par le compositeur est plus prononcée dans Wörter Bilder Dinge (1989-1991, pour voix d’alto et quatuor à cordes), où des passages de la convention de sauvegarde des droits de l’homme ont d’abord été traduits en hiéroglyphes, lesquels ont ensuite été retranscrits dans quatre langues européennes. Ce sont ces « mots-images » que la chanteuse vocalise au ralenti dans une œuvre au temps musical étiré. Hans Wüthrich tire son inspiration de textes d’époques, de langues et de styles disparates : par exemple, le magazine de contre-culture Whole Earth Catalogue, des poèmes de Heinrich Heine ou encore quatre monologues de théâtre français moderne (extraits de Anouilh, Montherlant et Sartre) trouvent leur place dans le cycle de théâtre musical Happy Hour (1994-1997). Quelle que soit la source choisie, le compositeur s’en distancie, souvent avec humour : le poème romantique est lu à l’envers, les quatre monologues sont superposés l’un à l’autre et interrompus par des silences en plein élan dramatique. Pour compléter cet aperçu de l’usage de la langue chez Wüthrich, il faut mentionner que celle-ci influence ou infiltre également sa musique instrumentale, soit comme modèle grammatical du point de vue du langage, soit comme matériau concret du point de vue de la vocalité. Dans Wörter Bilder Dinge, les formants de la partie vocale sont reconnaissables dans les accords du quatuor à cordes qui l’accompagne. Et, écrivant sur la composition de Procuste deux étoiles (1980-1981, pour orchestre et bande), Wüthrich mentionne avoir enregistré des improvisations vocales pour les analyser et les transcrire ensuite aux instruments5.

« L’esprit Wüthrich »

L’œuvre de Hans Wüthrich est souvent décrite comme étant composée de pièces uniques, résultats de concepts précis et de longs processus de murissement, d’où le nombre restreint d’œuvres à son catalogue. Le compositeur lui-même se défend d’avoir un style qu’il reprendrait et développerait d’œuvre en œuvre6. Pour le compositeur et improvisateur suisse Alfred Zimmerlin, qui a été son élève, il existe bien moins un « style Wüthrich » qu’un « esprit Wüthrich7 », caractérisé entre autres traits par une sensibilité politique et sociale, un sens efficace du théâtre, une démarche artistique humaine, communicative et locale et, d’après les dires de celles et ceux qui l’ont connu : une attention particulière dans la manière d’écouter, de poser des questions, de critiquer. Il y a, sinon des constantes, du moins des tendances et des thèmes récurrents dans sa musique. Les conceptions du temps, l’écoute et les concepts en sont trois aspects représentatifs.

Wüthrich joue avec différentes conceptions du temps s’enchaînant ou se superposant parfois l’une à l’autre. Le quatuor à cordes Annäherung an Gegenwart (1986-1987) fait se succéder une collection d’idées musicales cherchant à « s’approcher du présent », comme l’indique le titre, en évitant délibérément les procédés de répétition et de développement du matériau. Les deux cycles de théâtre musical, Leve et Happy Hour, ont connu une genèse similaire : plusieurs pièces écrites à la même période ont été rassemblées pour former des cycles assez hétérogènes. Dans Chopin im TGV Basel-Paris, die Sonne betrachtend (1989, pour quatuor à cordes)ce sont les relations entre les différentes vitesses de corps et d’objets (celles internes au corps humain, celle du train à grande vitesse ou celle de la terre autour du soleil) et le tempo de la musique (une interprétation de Chopin par Rubinstein) qui inspirent le compositeur. Hans Wüthrich fait appel à une large palette de manipulations électroniques du temps (time-stretching, lecture à l’envers, freeze) qu’il imite aussi bien dans ses œuvres instrumentales que dans celles de théâtre musical.

Dans un essai sur l’écoute de la musique contemporaine, Hans Wüthrich fait notamment observer que les compositeurs et compositrices s’expriment généralement sur la manière dont leurs œuvres doivent être jouées, mais plus rarement sur la manière de les écouter8. Quelques années avant la publication de ce texte, en 1979, il avait déjà composé une pièce prenant l’écriture de la musique à contrepied, en partant de l’écoute : Singende Schnecke (« l’escargot chantant » en référence à la forme en spirale de la cochlée, organe de l’oreille interne) est un concept invitant les auditeurs et auditrices à activer leur oreille interne pour prolonger les sons entendus. L’écoute dans le cadre de la communication a déjà été évoquée ci-dessus et illustrée par des œuvres comme les Netz-werk I, II & III ou les Kommunikationsspiele. Une autre forme d’écoute et de dialogue a été expérimentée dans Brigitte F. (1978) et Procuste deux étoiles (1980-81). Dans ces deux œuvres, Hans Wüthrich a écrit pour et avec des individus en marge de la société, cherchant à « composer avec un autre moi9 », ce qui signifie aussi écouter avec d’autres oreilles, se confronter à des gouts stylistiques différents. Dans le contexte de sa création au festival de Donaueschingen, l’expérience de théâtre documentaire et de réalisme, proposée avec Brigitte F., provoque des réactions mitigées10. Pour le compositeur allemand Mathias Spahlinger, dans Procuste deux étoiles, la recherche d’une expression musicale qui traduise avec justesse tel sentiment ou telle histoire personnelle, démarche souvent considérée avec méfiance par les compositeurs et compositrices de la seconde moitié du XXe siècle, trouve ici une nouvelle actualité11. Ce changement de paradigme induit par ces œuvres qui invitent à être écoutées à l’aune du contexte de leur genèse doit être pris en compte par les auditeurs et auditrices.

Ainsi les concepts des pièces et leur contexte font partie intégrante de l’œuvre de Hans Wüthrich. Le compositeur a d’ailleurs commenté à la radio le phénomène de la prépondérance des concepts et des idées novatrices sur le style personnel de l’écriture (chez Cage, Lucier, Tsangaris, Ablinger, Schnebel12). Cette tendance se retrouve chez lui dans la multiplicité des réalisations possibles de ses œuvres-concepts. Ainsi, Singende Schnecke peut aussi bien être réalisé en concert que sous forme d’installation. Brigitte F. et Procuste Deux étoiles sont en fait deux réalisations possibles de Genossin Cäcilia, un concept rédigé quelques années plus tôt, en 1976. Le quatuor à cordes Annäherung an Gegenwart a été réalisé dans une version intitulée Landschaft mit Streichquartetten, pièce-paysage pour 12 quatuors à cordes disséminés dans la campagne au festival de Rümlingen. A plusieurs égards, das Glashaus constitue une réalisation détaillée (et développée) du concept des Kommunikationspiele. La démultiplication des réalisations n’est pas pour autant toujours synonyme de liberté d’interprétation. Les œuvres de Wüthrich se caractérisent soit par une écriture des plus précises et contraignantes, soit par l’ouverture et la prise de risque, mais rarement par un chemin intermédiaire combinant ces deux approches. Souvent, l’écriture fixe de manière astreignante le résultat d’un processus de composition ouvert et expérimental.

Pour terminer, deux champs seront encore abordés dans cet article : celui des pièces tardives de musique de chambre, sélectionnées ici plus particulièrement pour leur rapport à l’électronique, et celui des œuvres de théâtre musical.

Vers la musique de chambre

Les pièces tardives de musique de chambre du compositeur sont à ce jour les moins commentées. Les modèles linguistiques et les contenus extramusicaux sur lesquels ces œuvres du début du XXIe siècle se basent restent encore méconnus. C’est seulement dans ses deux dernières œuvres, Peripherie und Mitte (2009-2011) et Strange Mental Fields (2016), que Hans Wüthrich utilise l’électronique en temps réel, après avoir déjà fait appel à la bande, par exemple dans Procuste Deux étoiles où celle-ci servait à capturer et à rendre le réel dans une perspective documentaire stylisée. Dans ces deux dernières œuvres de musique de chambre, l’électronique répond à une fonction différente, et sert surtout à accumuler la matière sonore enregistrée à la volée. Celle-ci culmine dans des mouvements finaux tumultueux, dans lesquels les interprètes arrêtent de jouer et écoutent. Cette densification n’a rien d’un final pompeux, elle est plus à même d’évoquer des formes de perte de contrôle, de circuit fermé de la mémoire, d’oppression, d’exacerbation des combinatoires.

Dans Peripherie und Mitte, deux percussionnistes jouent chacun d’une cymbale et d’un tam (ces derniers n’étant utilisés que dans une section de la fin de la pièce). L’électronique multiplie ce matériau de base très réduit et crée une complexité combinatoire, une immersion, un univers harmonique plus particulièrement saillant lorsque les percussionnistes manipulent les microphones juste au-dessus des cymbales. Quant à Strange Mental Fields (pour violon, alto, violoncelle, contrebasse et live-électronique), c’est selon son commanditaire Moritz Müllenbach une des pièces les plus personnelles du compositeur qui cherche à y représenter le fonctionnement des pensées et de la mémoire13, alors que les signes de la maladie d’Alzheimer commencent à poindre chez lui. On retrouve une construction formelle organisée en sections très distinctes, explorant chacune une idée, un caractère ou un mode de jeu instrumental. Les titres de ces différentes sections évoquent des états d’âme existentiels : pensées dispersées ou chaotiques, silences audibles, techniques de jeu associées à la fragilité ou à l’étouffement (effleurer les cordes ou au contraire les écraser) et finalement un moment de grâce intitulé simplement « schön » (beau) juste avant que l’électronique ne déverse simultanément tous les sons enregistrés au cours de la pièce.

Un théâtre musical « au-delà du territoire de la musique14 »

Plusieurs œuvres de concert à caractère scénique, communicatif, documentaire ou oratoire s’approchent du théâtre musical, mais Hans Wüthrich a surtout laissé sa marque dans ce genre par trois œuvres : Das Glashaus ainsi que les deux cycles Leve et Happy Hour. La légèreté et les jeux autour de la langue dominent le cycle Leve (terme signifiant léger en portugais), tandis que l’humour de Hans Wüthrich prend une tournure beaucoup plus noire dans Happy Hour. La scène finale de ce dernier cycle est la plus impressionnante par ses proportions : dans une cocktail-party, onze client·e·s, un·e serveur·se et un·e barman-woman, s’expriment et bougent par phases. Pendant une quinzaine de minutes, toutes et tous alternent un temps d’action avec six temps de silence et de suspension pétrifiée comme si l’on mettait une scène de vidéo sur pause par à-coups. Lors des dernières « phases » d’action, le·a serveur·se, en complicité avec le·a barman-woman qui dépose le pistolet sur son plateau, exécute les client·e·s pris de panique. L’écriture inclusive — reprise ici — est utilisée par le compositeur qui évite en général d’attribuer un genre à la plupart des « personnages », ou exécutants et exécutantes, de ses pièces. Dans le cycle Happy Hour, comme ailleurs chez Hans Wüthrich, on retrouve les jeux sur les vitesses, les directions de lecture et les interruptions déjà évoqués, auxquels s’ajoute une dimension visuelle géométrique très lisible. Les axes verticaux et horizontaux, les diagonales et les mouvements de pendules sont privilégiés par Wüthrich. Par exemple, O miseria umana (première pièce du cycle Happy Hour) met en scène un immense crescendo d’objets tombant des cintres du théâtre, commençant par de la poudre et grandissant jusqu’à des objets massifs tels qu’une baignoire ou un réfrigérateur. Le crescendo se poursuit dans l’imaginaire du public à travers l’indication dans la partition d’autres objets : voitures, canons, containers… largables dans une réalisation théorique en plein air). La pièce s’inspire directement d’un dessin assorti d’un texte de Léonard de Vinci critiquant la dépendance aux possessions matérielles, qui, transposé dans le contexte du XXe siècle, cingle la société de consommation.

Tout en reconnaissant que le théâtre instrumental de Mauricio Kagel constitue probablement le courant le plus proche de son propre travail, Hans Wüthrich cherche à s’en distinguer dans un entretien en 1977, en insistant sur le fait que sa création (il y est question de Das Glashaus) n’est pas une déconstruction du geste musical qui n’intéresse qu’un public de musiciennes et musiciens15. Le compositeur imagine un chemin plus large (toujours sensible à la démocratisation de l’art prônée dans les années 68 et suivantes), chemin indissociable de son Ensemble Mixt Media Basel, fondé en 1974, dont l’histoire reste à être écrite. La femme de Hans Wüthrich, la chanteuse et flûtiste Béatrice Mathez, en est une des figures de la première heure.

La musique, et en particulier le théâtre musical de Hans Wüthrich ont eu une influence sur le travail de ses pairs des générations suivantes comme Daniel Ott16 ou Annette Schmucki17. Pour le pianiste, metteur en scène et pédagogue Pierre Sublet, Hans Wüthrich devrait faire partie du canon des compositeurs et compositrices les plus connus de théâtre musical, au même titre que Mauricio Kagel, Vinko Globokar ou Georges Aperghis18. Selon lui, si ses œuvres sont moins jouées que celles de ses pairs, c’est à cause de la complexité de son écriture et des exigences scéniques qu’elles impliquent (mouvements et machinerie visuelle à coordonner avec la musique, apprentissage par cœur, infrastructure, nombre de répétitions, budget). Ces contraintes reflètent l’effort d’exactitude et d’engagement que s’est imposé le compositeur dans la création de toute son œuvre.

  1. Hans WÜTHRICH, « Den Dingen auf den Grund gehen », dans Dossier Klaus Huber, Bern, Zytglogge Verlag, 1989, p. 103.
  2. Alfred ZIMMERLIN, « zutiefst human, politisch engagiert und existentiell », dans Musiktexte 161, Mai 2019, p. 49.
  3. Gisela NAUCK, « Zwei Minuten gegen das Vergessen. Der Schweizer Komponist Hans Wüthrich - ein Porträt » dans Musikwissenschaft zwischen Kunst, Aesthetik und Experiment. Festschrift Helga de la Motte-Haber zum 60. Geburtstag , Würzburg, Königshausen & Neumann, 1998, p. 395.
  4. Hans WÜTHRICH, Das Konsonantensystem der deutschen Hochsprache, Berlin, De Gruyter, 1974, p. 92.
  5. Hans WÜTHRICH, « einholen – betroffen sein – ausholen – treffen », dans Musiktexte 161, Mai 2019, p. 64 [manuscrit de conférence ; édition originale Interface I-2, 1983, p. 429–432].
  6. Thomas MEYER, « Idealerweise ist bereits der erste Einfall multimedial. Zum Musiktheater von Hans Wüthrich », dans Musiktexte 161, Mai 2019, p. 65 [Publication originale dans Dissonance 60, Mai 1999, 24-29].
  7. Alfred Zimmerlin, entretien radiophonique avec Cécile OLSHAUSEN, “Verstreute Gedanken“ – zum 80. Geburtstag von Hans Wüthrich“, diffusé le 27.12.2017, SRF 2 Kultur, Musik unserer Zeit, https://www.srf.ch/play/radio/musik-unserer-zeit/audio/verstreute-gedanken---zum-80--geburtstag-von-hans-wuethrich?id=483a5b5b-0eca-4b0d-b033-16c535d235a6&startTime=1.525079 , vérifié le 19.09.2020, 18’45’’.
  8. Hans WÜTHRICH, « Mit oder ohne Leim. Zum Hören von Zusammenhang in der neuen Musik », dans Musiktheorie 3, 1987, p. 248.
  9. Hans Wüthrich, « einholen – betroffen sein – ausholen – treffen », p. 64.
  10. Alfred Zimmerlin, entretien radiophonique avec Cécile OLSHAUSEN, 11’45’’.
  11. Mathias SPAHLINGER, « Veruneinheitlichende Ideen. über Hans Wüthrich », dans Musiktexte 161, Mai 2019, p. 73 [émission radiophonique originale de Bernd Künzig, Composer’s composer - Mathias Spahlinger über Hans Wüthrich, SWR2, diffusée le 17.05.2010].
  12. Hans Wühthrich, entretien radiophonique avec Carolin NAUJOCKS, “Mich fasziniert der Aspekt des Möglichen“ Carolin Naujocks im Gespräch mit Hans Wüthrich”, produit en 2000, DeutschlandRadio Berlin, www.deutschlandfunkkultur.de/hans-wuethrich-ueber-die-musik-der-zukunft-mich-fasziniert.3819.de.html?dram:article_id=455119 vérifié le 19.09.2020.
  13. Moritz Müllenbach, entretien radiophonique avec Cécile OLSHAUSEN, « Verstreute Gedanken**» – zum 80. Geburtstag von Hans Wüthrich, 48’45’’.
  14. L’expression « über den Bereich des Musiklebens hinaus » est utilisée par Wüthrich dans : Jürg ERNI, « Machtstrukturen zeigen. NZ-Gespräch mit dem Komponisten Hans Wüthrich », dans National Zeitung Basel, 21.1.1977, p. 30.
  15. Jürg ERNI, « Machtstrukturen zeigen. NZ-Gespräch mit dem Komponisten Hans Wüthrich », dans National Zeitung Basel, 21.1.1977, p. 30.
  16. Daniel OTT, « Gesellschaftliche und linguistische Fragestellungen », dans Musiktexte 161, Mai 2019, p. 54-56.
  17. Annette SCHMUCKI, « musik als bild, raum, korper », dans Musiktexte 161, Mai 2019, p. 53.
  18. Pierre Sublet, entretien radiophonique avec Cécile OLSHAUSEN, « Verstreute Gedanken**» – zum 80. Geburtstag von Hans Wüthrich, 20’57’’.

© Ircam-Centre Pompidou, 2020

Liens Internet

(liens vérifiés en octobre 2020).

Encyclopédies

  • Thomas MEYER « Hans Wüthrich », dans Komponisten der Gegenwart (13. Nlfg.), München, TextKritik, 1996.
  • Anton HAEFELI, « Hans Wüthrich », dans Grove Music Online. Oxford Music Online, Oxford, Oxford University Press 2001, https://doi.org/10.1093/gmo/9781561592630.article.42977 (lien vérifié en octobre 2020).

Bibliographie sélective

  • Dossier Hans Wüthrich, MusikTexten°161, mai 2019, pp. 49-80
  • Thomas MEYER, « “Idealerweise ist bereits der erste Einfall multimedial”. Zum Musiktheater von Hans Wüthrich », Dissonanz n°60, 1999.
  • Gisela NAUCK, « Annäherungen an Gegenwart. Zu einem Streichquartett von Hans Wüthrich », Positionen n°30, février 1997.
  • Gisela NAUCK, « Zwei Minuten gegen das Vergessen. Der Schweizer Komponist Hans Wüthrich - ein Porträt », in Musikwissenschaft zwischen Kunst, Aesthetik und Experiment. Festschrift Helga de la Motte-Haber zum 60. Geburtstag, Würzburg, 1998.
  • Max NYFFELER, « “Remedur für Patient Orchester? Netz-Werk I und II von Hans Wüthrich », Dissonanz n°19, 1989.
  • Thomas R. RATH, « Kritik des freien Falls. Hans Wüthrichs neues Musiktheater », Positionen n°35, mai 1998.
  • Mathias SPAHLINGER (et al.), « Veruneinheitlichende Ideen. Mathias Spahlinger spricht über den Komponisten Hans Wüthrich », Dissonanz n°111, 2010, pp. 48-55.
  • Hans WÜTHRICH-MATHEZ, Bibliographie zur allgemeinen Musikerziehung, Bern et Stuttgart, Paul Haupt, 1980.
  • Hans WÜTHRICH, Das Konsonantensystem der deutschen Hochsprache, Berlin, De Gruyter, 1974.
  • Hans WÜTHRICH, « Den Dingen auf den Grund gehen », Dossier Klaus Huber, Berne, Zytglogge-Verlag, 1989.
  • Hans WÜTHRICH, « Mit oder ohne Leim. Zum Hören von Zusammenhang in der neuen Musik », Musiktheorie n°3, 1987.
  • Hans WÜTHRICH, « Widerstand als Kompositionshilfe », Dissonanz n°105, 2009, p. 22.

Discographie

  • Hans WÜTHRICH, Peripherie und Mitte, dans « Grammont Sélection 5 », 2 CD Grammont Portrait - Musiques Suisses, 2012.
  • Hans WÜTHRICH, Annäherungen an Gegenwart ; Chopin im TGV Basel-Paris, die Sonne betrachtend ; Wörter Bilder Dinge ; Procuste deux étoiles, dans « Hans Wüthrich », 1 CD Grammont Portrait, 1997.