Marco Stroppa - Traiettoria

par Vincent Tiffon


Résumé

Traiettoria (1982-1984) est une œuvre mixte, permettant la rencontre intime entre un piano et des sons électroniques réalisés par ordinateur. Avec cette œuvre emblématique du répertoire mixte, Marco Stroppa nous permet d’entrer à l’intérieur du son, par une double exploration : celle des sons de synthèse par des concepts instrumentaux, et inversement celle de l’univers instrumental par les concepts issus de la recherche en acoustique et de l’informatique musicale (la synthèse numérique par le logiciel Music V, dans ce cas précis).

Pour permettre une interprétation en concert (comme une interprétation musicologique) à la hauteur des enjeux, Marco Stroppa invente également une notation spécifique (susceptible de rendre compte avec exactitude à la fois de la réalité sonore des sons de synthèse qu’il nomme “orchestre synthétique”), mais aussi des techniques d’écriture communes aux deux univers (à même d’expliciter un concept-clé au centre du processus compositionnel, qu’il nomme les “Organismes d’Information Musicale”).

Sons de synthèse

Tous les sons de synthèse des 3 pièces ont été :

  • Réalisés au CSC (Centro di Sonologia Computazionale) de l’Université de Padoue (avec la collaboration de Graziano Tisato, Alvise Vidolin, Adriano Ambrosini),

  • Générés par le logiciel Music (et Music 360),

  • Mixés via le programme ICMS (“Interactive Computer Music System”) de Graziano Tisato au CSC (Centro di Sonologia Computazionale) de l’Université de Padoue.

Equipement technique (à l’époque de la création)

  • Lecteur de bande magnétique

  • Table de mixage

  • 5 canaux d’amplification monophonique

  • 2 microphones (multi-directionnels) pour le piano

  • 7 haut-parleurs

Equipement technique nécessaire (années 2000)

  • Patch Max/msp (tous les sons sont mixés en stéréo), avec possibilité d’accorder la partie électronique au type d’accord du piano

  • Table de mixage

  • Microphones (2 ou plus) pour le piano

  • Un dispositif de projection sonore avec 7 HP minimum (un dispositif de type acousmonium est recommandé)

Schéma de disposition des instruments (à l’époque de la création) - extrait de la partition de Deviata, © Traiettoria (1982 - 1984, rev. 1988) By courtesy of Casa Ricordi.

Plan de mixage (version de la création)

  • Entrée : sons électroniques 1/2

  • Entrée : piano : 3/4

  • Sortie : canal 1 : HP 1 et 3 (sons électroniques, canal gauche)

  • Sortie : canal 2 : HP 2 et 4 (sons électroniques, canal droit)

  • Sortie : canal 3 : HP 5 (sons électroniques, canal droit et gauche)

  • Sortie : canal 4 : HP 6 (piano, microphone 1)

  • Sortie : canal 5 : HP 7 (piano, microphone 2)

Analyse

Introduction générale

Eléments esthétiques

En raison de l’accélération des progrès en termes de capacité de calcul des machines, la période des années 1980 est propice à la création d’œuvres mettant en jeu la synthèse sonore issue des acquis techniques et technologiques des années 1960-1970, notamment la synthèse directe en temps différé développée aux Bell Telephone Laboratories autour de Max Mathews (John Pierce et Jean-Claude Risset), mais aussi la synthèse numérique par modulation de fréquence avec John Chowning. L’édition du catalogue An Introductory Catalogue of Computer Synthesized Sounds en 1969 (CD WERGO 20332) de Jean-Claude Risset montre par l’exemple la possibilité de “composer le son lui-même” (Risset, 1986, 1990), avec des outils progressivement plus ductiles. Si finalement peu de compositeurs, par défaut de compétence en informatique musicale, ont eu la possibilité d’exploiter le son de l’intérieur grâce aux ressources offertes notamment par les travaux et compositions de Jean-Claude Risset (cf. Mutations, Contours, Songes), Marco Stroppa peut apparaître comme le continuateur de cette logique, par ses recherches musicales développées en Italie au sein du CSC de l’Université de Padoue.

Au même moment, le développement important des sciences cognitives et de la psychoacoustique fait que les conditions théoriques et techniques sont réunies pour permettre l’éclosion d’œuvres, plutôt que d’essais ou d’études comme c’était le cas jusqu’alors. La convergence du cadre théorique élargi (sciences cognitives, acoustique musicale, etc.) et des sessions de formation en l’informatique musicale à destination des compositeurs, font des années 1980 la décennie du basculement de la création musicale dans l’univers numérique selon une esthétique proche de ce que défend l’école spectrale, notamment par l’idée d’un continuum . Notons que, dans la période incluant la composition de Traiettoria, Stroppa a une connaissance très fine des musiciens et compositions de cette “école” dite spectrale (Stroppa, 1985, p. 35-68).

Le credo défendu par Pierre Boulez à la tête de l’Ircam, à savoir enrichir l’écriture instrumentale par les technologies numériques, est au cœur d’une œuvre comme Traiettoria. Mais l’informatique est ici au service de l’instrumental autant que l’inverse. Les deux sont pensés dans un même geste. Le choix de sons électroniques réalisés “en temps différé” (plutôt qu’en “temps réel” comme le préconise Boulez) est revendiqué comme le moyen d’atteindre cette “rencontre du 3e type” (Risset, 1988), symptomatique d’une musique mixte non ornementale. Si, par la suite, Stroppa ne s’interdira pas l’usage des technologies “temps réel”, il restera fidèle à cette exigence d’équilibre entre deux univers (instrumental et électronique).

Traiettoria correspond à une première phase dans l’œuvre de Stroppa qu’il qualifiera lui-même de “positiviste” (cf. Stroppa 2002 : la croyance selon laquelle l’informatique résoudra tous les problèmes. Stroppa n’est donc pas encore dans l’ouverture vers des catégories plus larges, c’est-à-dire des formes classiques de la musique savante occidentale aux cultures extra-européennes (cf. Ferrari, 2008, §. 7 et 9).

Il serait hasardeux de déterminer les influences musicales de Stroppa pour une pièce quasi initiatique. Ce sont davantage les disciplines comme l’informatique fondamentale (la programmation structurée), l’acoustique et la psychoacoustique (les idées de seuils, d’effets de masque…) et les sciences cognitives qui sont le socle de son environnement intellectuel, en lien direct avec sa formation au CSC avec notamment Alvise Vidolin puis ses relations notamment avec McAdams et Wessel à l’Ircam. La psychoacoustique relève d’un véritable traité d’orchestration pour Marco Stroppa.

Les étapes de la composition et leurs implications

Rappelons qu’au début des années 1980, Stroppa est un jeune compositeur avec une solide formation en piano, composition, traitement du signal, acoustique, psychoacoustique et informatique musicale.

Traiettoria est pensée initialement comme une œuvre destinée à l’univers unique des sons de piano : les traces pré-compositionnelles disponibles auprès du compositeur indiquent qu’à l’origine de Traiettoria, Stroppa avait en chantier trois études pour un projet (Tre studi per un progetto). Le projet cherchait non pas l’exploration d’improbables modes de jeu ou de formules pianistiques extrêmes, mais l’exploration du son dans sa dimension microscopique par le biais des sons du piano, mais à partir du piano seul, sans l’adjonction de sons de synthèse.

Une telle problématique s’avérait difficile à résoudre par les seules ressources du piano. L’œuvre pour piano solo est abandonnée. C’est ainsi que les sons de synthèses sont convoqués pour résoudre cette insuffisance, et accroître les densités de résonances du piano, ses clusters, etc. A ce titre, Traiettoria s’inscrit d’emblée dans la continuité des grandes pièces mixtes du répertoire, à commencer par Kontakte de Karlheinz Stockhausen.

Marco Stroppa réalisera plus tard le projet initial (de Traiettoria) d’une exploration intime des sons via la seule ressource instrumentale, avec Miniature Estrose (Miniature estrose, 1991-2001 / Miniature estrose, 2005) pour piano solo. Cela se traduira notamment par l’écriture d’un mini traité sur le contrôle de la résonance, prochainement publié (2010) par les éditions Ricordi.

Les trois pièces sont composées à peu près chronologiquement dans des lieux spécifiques (Vérone, Paris, Cambridge), même si le tuilage dans la composition des 3 pièces est plus prononcé entre Dialoghi et Contrasti. En revanche, la partie de piano préexiste toujours à la partie électronique, davantage pour des raisons de contraintes techniques (réalisation informatique au CSC de Padoue, dans un temps limité) que pour des considérations spécifiquement compositionnelles et esthétiques. D’ailleurs, la réalisation des sons de synthèse par Music V et le mixage par le logiciel ICMS au CSC de l’université de Padoue a lieu dans les quelques semaines ou jours qui précèdent la création de chacune des 3 pièces.

L’unité de Traiettoria est donnée par l’usage des sons de synthèse par un logiciel d’une unique famille (Music V, Music 360), et la progression dans la complexité des relations piano/sons de synthèse, au fur et à mesure que l’on avance dans les trois pièces.

Description globale

Les documents de genèse, les textes d’auto-analyse du compositeur (écrits sous l’impulsion notamment du “Groupe de réflexion de compositeurs” à l’Ircam à cette époque) et les textes plus théoriques écrits à l’issue de la création de la version révisée de Traiettoria (Stroppa 1989a, 1991) font émerger plusieurs grands axes et processus de composition, comme l’Intégration des concepts électroniques dans l’univers instrumental, la composition d’enveloppes artificielles, la pédale comme filtre, le continuum hauteur/harmonie/spectre, les organismes d’Information Musicale.

Sur ces différentes bases, la présente analyse vise à retracer la pensée et les techniques utilisées par Marco Stroppa selon deux grands volets :

1. la mutation des matériaux induit de nouvelles formes : l’observation de l’approche exigeante de la synthèse sonore permettra de déterminer comment Stroppa adopte des techniques d’écriture communes articulées sur le principe des OIM. Ces techniques permettent alors de penser le piano et l’électronique dans un même geste.

2. pour réaliser concrètement un tel projet de symbiose entre le piano et les sons de synthèse, une notation rigoureuse s’impose à Marco Stroppa, tant pour la partie destinée au pianiste que pour la transcription de l’orchestre synthétique, sans compter la restitution des instructions liées à la diffusion sur les haut-parleurs.

Une approche exigeante de la synthèse sonore

Qu’est-ce que Music V ?

Music V est un logiciel issu d’une série de logiciels (de Music I à Music V) initiés et développés autour de Max Mathews au Bell Telephone Laboratories de New Jersey. Ce logiciel connaît des versions plus récentes, dont les plus utilisées sont chronologiquement Music 10, Music 360, CMusic ou CSound . C’est “un langage permettant de construire des instruments de synthèse à partir de modules élémentaires de traitement ou de génération de signaux connectés les uns aux autres. Ceux-ci incluent des oscillateurs, tables d’ondes, générateurs de bruit, d’enveloppes, filtres, et autres modules plus complexes. Ensemble, ils définissent dans un instrument, un algorithme répondant à des événements et données de paramétrage externes, définis dans une partition (ou score), et produisant un signal numérique. La définition d’instruments (dans un “orchestre” - orchestre) et le contrôle de ces instruments dans la partition (score) sont réalisés dans des fichiers de texte” (Bresson, 2007, p. 39).

Music V est un logiciel de type modulaire qui place le compositeur face à une page blanche. Les compétences informatiques et en science acoustique deviennent alors indispensables pour écrire avec un tel logiciel. On comprend alors comment des musiciens comme Jean-Claude Risset et Marco Stroppa deviennent des virtuoses de l’écriture sur Music V.

En l’occurrence, Stroppa utilise Music V pour réaliser des sons de synthèse, notamment selon les modèles de la et de la (Modulation de Fréquences). Rappelons enfin que Stroppa s’appuie sur le catalogue An Introductory Catalogue of Computer Synthesized Sounds de Jean-Claude Risset, édité en 1969 (CD WERGO 20332), pour concrétiser ses idées de synthèse sonore.

Le programme ICMS

Pour réaliser le mixage des sons de synthèse, Stroppa utilisa le programme ICMS (Interactive Computer Music System) de Graziano Tisato au CSC de Padoue (cf. Tisato, 1976, 1990). Ce programme permettra, par exemple, de mixer les quelques 105 fichiers-sons, d’une durée de 3 secondes à 30 secondes environ, pour la seule pièce Deviata. Selon Zattra (cf. Zattra, 2003), ce programme, simple d’utilisation, possède cependant une vocation plus large que simplement le mixage.

Pourquoi un logiciel de synthèse directe en temps différé (et non en temps réel) ?

Dans l’esprit des initiateurs de Music V au cours des années 1960, et notamment Jean-Claude Risset, l’objectif principal est de créer des sons spectralement complexes, en fonction d’une description physique très fine. Or, dans l’état de la technologie (et surtout de la vitesse de calcul des machines dans les années 1980), seule la synthèse en temps différé permettait d’atteindre cet objectif.

L’usage d’un logiciel comme Music V est donc entièrement tourné vers l’idée d’un contrôle fin des paramètres spectraux. Les sons produits de cette façon sont très aisément intégrables à une écriture instrumentale qui cherche elle-même à créer une ambiguïté harmonie/timbre ou une continuité harmonie/timbre/spectre.

L’usage du temps réel fait par Stroppa dans Spirali ou plus récemment dans les œuvres dites “avec électronique de chambre” (Little i, … of silence, I will not kiss your f.ing flag) ne contredit pas ce principe initial, au cœur de la pensée compositionnelle de Stroppa.

Chroma et OMChroma

A partir du logiciel Music V, et pour obtenir une synthèse correspondant à ses souhaits, Marco Stroppa a été amené à développer un environnement de composition global, appelé Chroma. Ce dernier est issu d’une vision personnelle de la synthèse sonore autant que d’une technique compositionnelle pianistique spécifique dans Traiettoria.

Chroma est à la fois un environnement d’aide à la composition et un outil de contrôle de la synthèse développé par Marco Stroppa depuis 1980. Le principe général est de réunir les aspects de micro-forme et de macro-forme, ou plus généralement des données de la micro-composition et de la macro-composition dans un même environnement. Les prémisses de Chroma proviennent du CSC (Centro di Sonologia Computazionale) au début des années 1980. Chroma est directement lié à la genèse et la création de Traiettoria.

Chroma est un sous-programme en Fortran pour Music V, retravaillé et transféré en LeLisp au MIT (entre 1984 et 1986), et en CLOS (Common Lisp) entre 1995 et 1996. Pour travailler ou resynthétiser aujourd’hui des sons proches ou identiques à ceux de Traiettoria, Stroppa a “implémenté” Chroma dans l’environnement Open Music dès 1999 (cf. la librairie OMChroma créée par Marco Stroppa lui-même, avec Jean Bresson et Carlos Agon, de l’équipe Représentations Musicales de l’Ircam).

OMChroma, encore en développement actuellement, en 2010, est donc un système dédié au contrôle des sons de synthèse. En tant que bibliothèque sur Open Music, il fonctionne comme espace de travail intégré à Open Music, qui lui-même peut piloter Csound notamment pour générer de la synthèse additive.

OMChroma is mainly based on the concept of sound potential, reified using a matricial representation of sound description data and higher-level structures for the creation and manipulation of such matrices. It also makes use of several other features from the OMSounds environment.” (cf. Bresson/Agon, site de l’équipe Représentations Musicales, Ircam)

Le piano et l’électronique dans un même geste

Penser l’instrumental et l’électronique dans un même geste relève d’un présupposé initial de Marco Stroppa, qui révèle l’influence de l’outil sur la pensée. L’outil, en l’occurrence la synthèse sonore, permet de créer des sons inouïs, une matière nouvelle, non encore exploitée par les musiciens (alors qu’elle était explorée par les physiciens et acousticiens). Non seulement “composer le son” (Risset, 1986, 1990), mais le composer à l’échelle microscopique, à l’échelle où le temps devient spectre.

Par exemple, Stroppa décompose le piano en attaque-résonance pour le recomposer, en attribuant le moment de la résonance aux sons électroniques :

Relais du piano par les sons électroniques : extrait de Dialoghi (début du mouvement) - NB : l’intensité dynamique de cet extrait est plus élevée que dans l’original, pour permettre d’entendre les détails des résonances, © Wergo / Ricordi / Marco Stroppa.

Idem, extrait de Dialoghi, p. 25 et suivantes - NB : intensité dynamique augmentée, © Wergo / Ricordi / Marco Stroppa.

Comme pour l’exemple précédent, les prolongements de résonance par les sons électroniques sont l’objet d’une excroissance spectrale des sons électroniques qui vont bien au-delà du spectre initial des sons de l’accord du piano. Il s’agit ainsi de faire entendre électroniquement la densité (toute virtuelle) d’un accord. Stroppa précise dans ses articles, ses conférences et interviewes que l’idée du passage d’un accord à un timbre lui vient de l’exemple emblématique de Mutations de Jean-Claude Risset, par ailleurs revendiquée par bien des musiciens de la fin du xx° siècle comme le point initial d’une certaine pensée spectrale.

Premières secondes de Mutations (1969) de Jean-Claude Risset, avec l’aimable autorisation du compositeur.

Dans l’exemple ci-dessous, l’enceinte (diffusant les sons électroniques) placée sous le piano met en résonance la table d’harmonie du piano. Ainsi, le concept d’ambiguïté harmonie/timbre, au centre de la pensée spectrale, trouve ici une expression particulièrement accomplie.

© Traiettoria (1982 - 1984, rev. 1988) By courtesy of Casa Ricordi.

Relais en fondu-enchaîné par les sons électroniques de la dernière résonance du dernier accord du solo de piano : extrait de Deviata (pages 5, 6 et 7 de la partition Ricordi). NB : l’intensité dynamique des sons électroniques a été rehaussée de manière artificielle, pour permettre d’entendre les détails des résonances, © Wergo / Ricordi / Marco Stroppa.

Le prolongement des sons électronique par le piano peut aussi se faire selon le principe du fondu-enchaîné :

Extrait de Contrasti, 30 secondes avant la fin du solo des sons de synthèse, et pages 1 et 2 de la partition). NB : l’intensité du solo des sons électroniques est artificiellement rehaussée, © Wergo / Ricordi / Marco Stroppa.

Mais le piano peut être prolongé par lui-même (et non plus par le truchement des sons électroniques), en composant des enveloppes d’amplitude artificielles, de manière à percevoir l’épaisseur de la résonance :

Deviata, p.1, © Traiettoria (1982 - 1984, rev. 1988) By courtesy of Casa Ricordi.

Extrait de Deviata, p.1 de la partition Ricordi, solo de piano (intensité dynamique artificiellement amplifiée), © Wergo / Ricordi / Marco Stroppa.

Les prolongements réciproques des sons de piano et des sons électroniques produisent à termes une fusion des deux sources sonores, d’où l’idée d’un geste commun sons de piano/sons de synthèse.

Extrait de Deviata, p.9 à 12 de la partition Ricordi (à partir de 4’15 de l’enregistrement Wergo), © Wergo / Ricordi / Marco Stroppa.

“ La deuxième typologie concerne les cas de “fusion élémentaire” ; un élément sonore, perçu comme unique, est partagé séquentiellement entre le piano et la bande : ainsi une attaque produite par une courte note du piano, suivie d’une résonance prise en charge par l’ordinateur. Le début de la section pour piano et bande au milieu de Contrasti est un exemple de superposition de trois familles sonores différentes ayant des relations piano/bande de même typologie : une note grave isolée se déplaçant entre le piano et la bande et correspondant toujours au dernier si bémol du piano, des accords staccato accentués, tenus à la bande, mais “lancés” par une figure rapide dans l’aigu du piano, enfin des accords au piano, staccato, dans le registre moyen-grave, dont la résonance est travaillée d’abord par la pédale du piano, puis par les sons synthétiques. “ (Livret du CD Wergo, p. 20)

© Traiettoria (1982 - 1984, rev. 1988) By courtesy of Casa Ricordi

Extrait de Contrasti, p. 16 et 17. NB : l’intensité sonore de l’extrait est ici artificiellement augmentée, © Wergo / Ricordi / Marco Stroppa.

Les OIM (Organismes d’Information Musicale)

Définition

Plutôt que des motifs, Marco stroppa identifie ce qu’il appelle des Organismes d’Information Musicale (OIM), que l’on peut sommairement définir ainsi :

  • “ Un événement complexe, un concept musical qui sont saisis par notre perception comme étant quelque chose d’unique “ (Stroppa, note de programme de la création française de Hiranyaloka, 17 octobre 1994, Radio-France, Paris).

  • “ (Une) entité dynamique et complexe dont l’évolution ne peut être expliquée ni prédite par des règles synthétiques (comme les fonctions analytiques, les processus stochastiques, les procédures déterministes ou combinatoires) “ (Stroppa, 1989a, p.208)

Pourquoi “Organisme” ?

  • Le mot “organisme” est pensé comme comme mot alternatif à “objets, éléments, processus, concepts, cadres, cristaux…”, termes jugés trop “statiques, mécaniques ou artificiels” par Stroppa (1989a, p.233). Le choix de ce mot implique des composants bien discernables que l’on peut décrire selon des propriétés également bien précises.

*Selon Stroppa, la musique se compose de relations entre éléments significatifs et des développements, en clair, son parcours. Le terme “organisme” renvoie alors à l’idée d’une évolution dans le temps, spécifique de la musique comme art du temps (qui passe), en termes phénoménologiques.

Un OIM peut donc être : Un matériau que l’on peut identifier clairement à l’écoute Un matériau résultant (et non un matériau précompositionnel) Une unité significative identifiée grâce à la formalisation a posteriori d’un processus de composition (ce cas se présente pour Contrasti_, à la suite des deux premières pièces de_ Traiettoria*)

Que recouvre la notion d’OIM ? Identité, forme, œuvre : “Un OIM contient la notion d’identité : “Un organisme est quelque chose d’actif qui se compose de plusieurs composants et propriétés de complexité variables, qui entretiennent certaines relations et donnent lieu à une forme spécifique. La représentation cognitive d’une telle forme constitue son identité” (Stroppa, 1989a, p. 209) Un OIM contient l’idée de forme. Un OIM n’est ni un thème, ni un motif, mais un objet complexe où les coordonnées changent et varient continuellement. Cette idée renvoie au contexte de l’époque sur la psychoacoustique et des sciences cognitives. Le jeu des relations entre les OIM (ayant chacun une identité propre) construira une forme et, in fine*, une œuvre.

Trajectoires des OIMs

Les OIMs évoluent selon des trajectoires (Traiettoria en italien) simples. Ces trajectoires sont largement recouvertes par les techniques d’écriture.

Exemples d’un OIM

Exemple d’un OIM type, au début de la cadence de piano dans Contrasti (p. 3 et suivantes) et de ses évolutions successives, selon notamment la technique d’écriture des “vecteurs” :

Cf. Stroppa, 1989a, p. 210, structure rythmique initiale.

1re étape (p.3 de la partition Ricordi), © Traiettoria (1982 - 1984, rev. 1988) By courtesy of Casa Ricordi

© Wergo / Ricordi / Marco Stroppa

A partir de cet OIM initial (OIM appelé “A”), différents ajouts, retraits et autres transformations constituent une “direction”, la trajectoire (Traiettoria) de cet OIM dans le temps, avec une succession de 10 étapes. Chaque étape sera travaillé aux moyens de techniques d’écrite propres à Stroppa (cf. présentation détaillée dans la section suivante) - cf. Stroppa, 1989a, et la partition de Contrasti, p.4 à 8.

2e étape (p. 4 de la partition Ricordi), © Traiettoria (1982 - 1984, rev. 1988) By courtesy of Casa Ricordi

© Wergo / Ricordi / Marco Stroppa

La complexité de l’écriture de Stroppa fait qu’un OIM peut ne pas être entendu seul. Ainsi, dans ce même exemples, d’autres OIM coexistent et s’imbriquent à l’OIM “A”, comme dans l’exemple ci-dessous avec les OIM “B” .

Extrait d’un document pédagogique de Marco Stroppa (avec l’aimable autorisation du compositeur)

© Wergo / Ricordi / Marco Stroppa.

A noter, à titre d’exemple - parmi d’autres -, que cette OIM “A” est également présent dans la partie de synthèse (cf. le début du solo de Contrasti).

Extrait sonore à venir.

Parcours des techniques d’écriture

Dans l’esprit des outils intégrant micro-forme et macro-forme, Stroppa, dans son article “Organismes d’Information Musicale : une approche de la composition” (Stroppa, 1989a), rend compte précisément des techniques d’écriture qu’il utilise pour Traiettoria. Ces techniques d’écriture sont valables autant pour l’élaboration de la partition pianistique que pour l’élaboration de “l’orchestre synthétique”. Nous en proposons ici, sous forme d’inventaire, une synthèse. Cette catégorisation, quoique relativement abstraite, révèle assez finement les moyens techniques de son implémentation dans Traiettoria. L’on doit par ailleurs reconnaître l’efficacité des concepts auto-analytiques de Marco Stroppa - c’est pourquoi nous relayons ici autant les OIM (notion transversale vue précédemment) que les techniques communes d’écriture, sans les soumettre davantage à une analyse critique.

Huit techniques d’écriture (non exhaustives)

1. “Obscurcissement” (defocusing) -> ex : arpège, anacrouse et grupetto qui précédent un élément musical quelconque (mélodie, accord, arpège) 2. “Remplissage et étirement de l’espace” (space filling and stretching) 3. “Vecteurs (direction-trajectoire)” -> cf. exemple ci-dessous 4. “Modulation d’énergie” -> ex : modulation de la quantité de notes d’un OIM 5. “Expansions tumorales” -> “Déviation d’un élément référentiel “sain” qui se multiplie anormalement par des répétitions plus ou moins modifiées” (Stroppa, 1989, p. 215) 6. “Surface, densité, contour” -> Technique qui concerne le “profil visible” de n’importe quel élément musical (“item” dans la terminologie de Stroppa). On peut y retrouver ici les concepts de “profil de masse” et de “profil mélodique” de Pierre Schaeffer, dans son Traité des Objets Musicaux (1966) 7. “Contrôle du comportement acoustique” -> exemples de l’importation du contrôle dynamique réalisé par des moyens électroacoustique dans le domaine pianistique (cf. exemple ci-dessous) 8. “Aimants” (magnets) -> créer des trajectoires, par entrecroisement de structures de polarité

Exemples de vecteurs

Si l’on reprend l’exemple emblématique de Deviata (p.220-221), on observe qu’il constitue pour Stroppa un laboratoire des techniques d’écriture. Nous reproduisons ici l’exemple sous l’angle unique de la technique des “vecteurs”. Plutôt que de reproduire l’intégralité des 19 étapes, nous choisissons les étapes 1, 2, 10, 18 et 19, soit les 2 premières, une étape centrale, et les 2 dernières.

Voici reproduits ci-dessous les différents “vecteurs” appliqués par Stroppa, pour passer de l’étape 1 à l’étape 19 (Stroppa, 1989a, p.221). Le vecteur utilisé ici correspond à une évolution de la densité de la texture, à savoir le rapport du nombre de note/ambitus dans chacune des 19 positions.

Prenons un second exemple (plus simple) de technique d’écriture, celui du contrôle du comportement dynamique. Stroppa rend interchangeable des profils dynamiques de piano et de sons de “l’orchestre synthétique”, par des équivalences de notation. En voici six exemples :

Couples conceptuels

Dans le travail de formalisation effectué par Marco Stroppa immédiatement après la création de Traiettoria (Stroppa, 1989a), des distinctions conceptuelles binaires sont convoquées. Ces données sont moins significatives pour appréhender l’œuvre du point de vue analytique, mais nous les reproduisons ici de manière synthétique.

Techniques “cohérentes” ou “incohérentes”

Pour reprendre les termes de Marco Stroppa (1989a, p.211), les techniques d’écriture peuvent s’appliquer sur les différentes éléments musicaux de manière “cohérente” lorsque ces techniques confirment et soulignent ces éléments, rendant du même coup plus évidente la perception des OIM.

  • Pour reprendre l’exemple de la technique de l’obscurcissement, un arpège ascendant précédent une mélodie ascendante ou stable, sera une utilisation cohérente de la technique d’obscurcissement. En associant à cela des accents, des accellerandos ou des inflexions rythmiques non linéaires, ou encore des profils mélodiques non linéaires, la technique deviendra moins cohérente, pour tendre vers le neutre ou l’incohérent.

A l’inverse, lorsque ces techniques tendent à contredire les éléments musicaux, ces techniques seront volontairement “incohérentes”.

  • Pour reprendre l’exemple de la technique de l’obscurcissement, un arpège ascendant précédent une mélodie descendante sera une utilisation incohérente de la technique d’obscurcissement.

Techniques d’écriture “locales” et “globales”

Pour relier les OIM entre eux, Stroppa développe deux techniques d’écriture, l’une locale, l’autre globale.

Les techniques d’écriture locales “ne concernent qu’un nombre très restreint d’OIM” (Stroppa, 1989a, p.222).

1. coexistence non biaisée -> technique “neutre” : les différents OIM sont indépendants les uns des autres 2. coexistence adaptée -> technique qui permet de “modifier un OIM de manière à l’intégrer dans le contexte” (Stroppa, 1989a, p. 223)

Les techniques d’écriture globale utilisées dans la plupart des OIM, “concernent des segments musicaux plus importants et elles sont directement responsables des changements structuraux majeurs” (Stroppa, 1989a, p.222).

1. Aimants -> cf exemple des cinq premières minutes de Dialoghi : forces centripètes vers Do et Mi 2. Enzymes -> “Entité concrète ayant sa propre durée de vie qui catalyse quelques changements formels (Stroppa, 1989a, p. 226) 3. Fonctions de distribution -> “Graphe à deux dimensions : temps et fréquence de la répétition d’une classe d’OIM (Stroppa, 1989a, p.226) 4. Moules structuraux -> Dans le prolongement des fonctions de distributions, les moules structuraux produisent de nouvelles formes à partir d’un moule initial, par exemple une structure rythmique

Notations du piano et de l’électronique

Une notation pianistique élargie

La partition, avant d’être une partition à visée analytique pour les interprètes - ou les musicologues - est un support de la pensée du compositeur, au moment de la composition. L’étude des esquisses des trois pièces de Traiettoria montre que Stroppa avait un système de notation presque complet dès l’écriture de Deviata.

Modes de jeu et notations des groupes

Dans la partition de Deviata p. XVII-XVIII (non reproduite dans Dialoghi et Contrasti), un descriptif précis accompagne chaque symbole non conventionnel. Il concerne :

  • la manière d’attaquer les touches,

  • des notations rythmiques non usuelles,

  • le jeu des tremolos (et de toutes les jeux d’entretien et de résonance du son),

  • la signification des groupes de notes encadrées,

  • les silences et pauses,

  • le jeu des pédales,

  • les modes de jeu des accords et arpèges.

La notation de ces 3 groupes pour les sons synthétiques est reproduite dans le chapitre “la transcription de l’orchestre synthétique” de cette analyse. La notation des groupes est l’une des grandes innovations produites par cette œuvre. Stroppa classe ses types sonores (des sons synthétiques comme des sons de piano) en 3 groupes, nommées alpha, beta, gamma - ou parfois A, B, C (cf. également Stroppa, 1991).

Systèmes de portées

La partition pour piano est le plus souvent en 4 portées, plus une portée spécifiques pour la notation des 3 pédales. L’un des objectifs est de rendre lisible pour l’interprète des notes aux extrêmes, notamment dans Contrasti.

Contrasti, page 8, © Traiettoria (1982 - 1984, rev. 1988) By courtesy of Casa Ricordi.

© Wergo / Ricordi / Marco Stroppa.

Dans certains cas extrêmes, 6 à 7 portées de notes et une portée de pédales sont nécessaires. Par exemple, l’extrait suivant est révélateur d’une notation qui donne au pianiste une vision quasi contrapuntique des groupes A, B et C. :

Dialoghi, page 11, © Traiettoria (1982 - 1984, rev. 1988) By courtesy of Casa Ricordi.

© Wergo / Ricordi / Marco Stroppa.

Certaines notations pourraient être plus simples, mais ne révéleraient pas la lisibilité des groupes, qui participent au repérage des OIM. On retrouve ici une préoccupation de Stockhausen : la partition, quasi analytique, vise à fournir au pianiste des données indispensables à ses choix d’interprétation.

D’autres présentations permettent une présentation des matériaux encore plus explicite :

Dialoghi, page 31, © Traiettoria (1982 - 1984, rev. 1988) By courtesy of Casa Ricordi

Dialoghi, p.31, dans un registre aigu, avec notamment l’insert d’une séquence rythmiquement régulière, © Wergo / Ricordi / Marco Stroppa.

La question de la synchronisation

Pour le repérage chronométrique, on trouvera dans la seule partition intégralement transcrite (Deviata) une portée temporelle intitulée “tempo”, située entre les portées du piano et les portées des sons électroniques, exprimée en secondes. Cette portée “tempo” est rappelée en haut de la partie des sons électroniques, avec parfois des minutages en rapport direct avec des sons de synthèse.

Cas type © Traiettoria (1982 - 1984, rev. 1988) By courtesy of Casa Ricordi

Stroppa indique que l’indication des “time codes” n’est pas toujours satisfaisante pour la synchronisation piano/orchestre synthétique (Stroppa, 1991, p. 524). C’est pourquoi Stroppa adopte plusieurs stratégies selon le contexte.

Pour résumer, l’on trouve trois cas de figure principaux :

  • La référence à un minutage précis (0:47 par exemple) au lieu d’un minutage par tranches de 15 secondes pointe des événements privilégiés, notamment les “pivots temporels”. C’est le cas le plus fréquent dans l’écriture de Traiettoria.

Extrait de la partition de Deviata, p.11, © Traiettoria (1982 - 1984, rev. 1988) By courtesy of Casa Ricordi.

© Wergo / Ricordi / Marco Stroppa.

  • Le minutage à la seconde sert de support à une notation proportionnelle : les événements du piano et de “l’orchestre synthétique” sont indépendants.

Extrait de la partition de Deviata, p. 16, © Traiettoria (1982 - 1984, rev. 1988) By courtesy of Casa Ricordi.

© Wergo / Ricordi / Marco Stroppa.

  • Signalons enfin que la présence du chronomètre n’implique pas nécessairement un jeu proportionnel à la seconde. Certaines séquences requièrent une interprétation relativement libre autour des “pivots temporels”. C’est le cas notamment dans Dialoghi et surtout Constrasti, notamment dans les épisodes associant des encarts de notes très régulières et forte (main droite) à des gestes plus improvisés mais liés à ces pivots temporels. Cette pratique est évidemment liée à la présence très forte des effets de résonances. Les interprètes, au piano comme à la console, sont tenus de s’insérer dans un flux sonore autour de ces pivots temporels, souvent assimilés à des attaques (accords plaqués au piano, ou complexe sonore synchrone pour la partie électronique).

Extrait de la partition de Deviata, p. 25, © Traiettoria (1982 - 1984, rev. 1988) By courtesy of Casa Ricordi

© Wergo / Ricordi / Marco Stroppa.

Dans Traiettoria, on trouvera occasionnellement des “remises à 0” pour faciliter une synchronisation qui peut paraître difficile du fait de la superposition du temps flexible (du jeu du pianiste) et de la fixité chronométrique (du défilement des sons électroniques enregistrés sur support). Stroppa déplace cette question parfois problématique de la synchronisation sur le plan de l’écriture, en réalisant des prolongements de résonances du piano par des sons électroniques, et réciproquement (cf. chapitre le piano et l’électronique dans un même geste).

Transcription de “l’orchestre synthétique”

Par “orchestre synthétique” (Stroppa, 1991, p. 485-539), Stroppa renvoie à l’idée des sons de synthèse qui sont comme des instruments d’un orchestre accompagnant le piano. Traiettoria peut s’entendre comme un concerto pour piano et orchestre (de sons de synthèse).

La de l’orchestre synthétique est issue d’un long travail de transcription (en 6 niveaux) pour aboutir à une notation de type symbolique, à vocation universelle (cf. rôles et fonctions ci-dessous). Cette notation est précisément documentée dans l’introduction de la partition de Traiettoria…deviata (en italien et anglais). Les stratégies, enjeux et solutions adoptées sont également précisées dans un article complet intitulé “Un orchestre synthétique : remarques sur une notation personnelle” (Stroppa, 1991, p. 485-539).

Les groupes de l’orchestre synthétique

Le timbre reste toujours un point d’achoppement de la notation. Avec les sons de synthèse, la richesse spectrale est telle qu’une transposition de la notation traditionnelle n’aurait guère d’intérêt. C’est pourquoi Stroppa dégage une typologie minimale de 3 groupes, permettant de décrire avec précision les timbres de la partie synthétique. Les autres dimensions (rythme, hauteur, dynamique) relèvent d’une notation similaire à celle du piano (portées, notes propositionnelles, groupes rythmiques, etc.).

Le groupe A renvoie au profil mélodique (au sens schaefférien) de sons mobiles et rapides

Groupe A

Le groupe B renvoie au profil dynamique de type percussif de sons isolés (ayant une structure spectrale complexe) Groupe Ba

Groupe Bb

Le groupe C renvoie à l’entretien des sons Groupe Ca

Groupe Cb

Fonctions de la notation de l’orchestre synthétique

Dans le répertoire mixte, la transcription des sons de synthèse permet le plus souvent d’aboutir à des formes schématiques dont la fonction reste de synchroniser le temps élastique de l’interprète avec le temps chronométrique du défilement de la bande ou de la lecture du support de stockage des sons enregistrés. Chez Stroppa, l’enjeu de Traiettoria est d’offrir à l’interprète (et accessoirement à l’analyste) un code suffisamment abstrait et universelle pour permettre une lecture et une interprétation dynamique, analytique de la pièce. Si la relative simplicité des sons de synthèse de Deviata permet à Stroppa de réaliser une notation de type symbolique, il s’avère que la complexité des sons de synthèse dans Dialoghi et surtout Contrasti rend la notation proposée dans Deviata insuffisante (Stroppa, 1991, p. 526-527). Pour autant, la proposition de Stroppa dans Deviata est quasi unique dans la catégorie des œuvres mixtes. Elle révèle une exigence de Stroppa quant au rôle de la notation et au souci de transmission (pour l’interprète et le public) qu’elle induit.

Pour aboutir à la notation définitive, celle que l’on trouve dans la partition Ricordi de Deviata (et que Stroppa projette toujours de poursuivre pour Dialoghi et Constrasti), Stroppa est passé par 6 étapes, 6 niveaux qui permettent de passer des données que seules la machine peut comprendre à une partition lisible par les interprètes ou les lecteurs divers de la partition. Pour Stroppa (1991, p.528 et suivantes), les 6 niveaux sont regroupés en 3 types :

1. deux niveaux de partition (niveau 5 et 4) : la partition définitive (niveau 5, disponible pour les interprètes, le pianiste et le musicien à la console) et la partition interface (niveau 4, c’est-à-dire la partition initiale de Stroppa, qui constitue la composition des sons de synthèse, et contient de ce fait l’ensemble de la notation spécifique, ainsi que quelques données opératoires pour la machine) 2. un niveau intermédiaire (niveau 3), dit de “partition-esquisse”, qui amplifie les données qu’il faudra rendre lisibles pour la machine (ce niveau est optionnel, car parfois inutile dans certains passages) 3. trois niveaux dits “d’interprétation” (niveaux 2, 1 et 0), c’est-à-dire de transfert d’interprétations des niveaux précédents dans des données accessibles pour la machine. On y retrouve alors des cahiers remplis de données. Le dernier niveau (niveau 0) est constitué par exemple de données opérationnelles permettant l’exécution des ordres par la machine.

Le rôle de la notation est de créer “une base indispensable au développement d’une technique d’écriture” (Stroppa, 1991, p.509). Nous avons vu combien écriture pianistique et écriture des sons électroniques sont issus d’un geste commun. Il s’agit in fine de donner à l’interprète des moyens de comprendre totalement l’orchestre synthétique, et ainsi de se parfaitement aux sons de synthèse, condition indispensable à la fusion. “C’est ainsi seulement que la qualité timbrique du matériau pianistique pourra s’accorder avec toute la finesse requise à celle du matériau synthétique, pour créer un nouvel objet sonore, un nouveau type d’interprétation qui, sans le concours et l’influence réciproque des deux instruments, ne pourrait exister” (Stroppa, 1991, p.488-489).

La projection spatiale

Traiettoria est une pièce initialement pour un nombre relativement restreint de haut-parleurs (2 pour les sons de piano, 5 pour les sons de synthèse, mais davantage si un acousmonium peut être disponible). La question de l’espace est réduit à un paramètre d’interprétation, “simple projection tridimensionnelle d’un procédé compositionnel préétabli et stricte mise en scène seulement liée au concert” (Stroppa, 1991, 526). Le vœu de Stroppa, dans la logique d’une modernité musicale suivant la filiation des musiques écrites occidentales, est de faire de l’espace un paramètre compositionnel à part entière, qui se doterait d’une notation spécifique, à vocation “universelle”. Dans Traiettoria, “l’espace interne” (Chion, 1988) n’est pas noté, seul “l’espace externe” est notée, via le contrôle de mixage.

Contrôle de mixage

La partition de Deviata donne des indications précises à destination de la régie, concernant le contrôle de mixage. Il s’agit de contrôler les dynamiques, des canaux joués séparément ou des canaux joués associés.

Extrait de Deviata, p.14, © Traiettoria (1982 - 1984, rev. 1988) By courtesy of Casa Ricordi.

D (comme Destra) : Canaux de droite (HP 2 et 4)

S (comme Sinistra) : Canaux de gauche (HP 1 et 3)

M : mélange des canaux droite et gauche (HP 5)

L’interprétation au cœur de la projection spatiale

La projection des sons de synthèse (comme la projection des sons de piano captés par micro) nécessite un musicien à part entière aux commandes de la console, non seulement pour jouer le mixage dynamique des sons électroniques, mais aussi pour assurer la conduite de la projection spatiale de l’ensemble piano/sons électroniques, en fonction de l’acoustique de la salle de concert. Marco Stroppa indique dans la note p.XX de la partition de Deviata que le musicien à la console est un véritable chef d’orchestre. Cette configuration est plus exigeante que la plupart des œuvres mixtes existantes (mais très proche de la configuration requise par Stockhausen dans Kontakte).

Références

Publications de Marco Stroppa

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  • Danielle COHEN-LEVINAS (1993), “Entretien avec Marco Stroppa”, Les Cahiers de l’Ircam n°3, Paris, Ircam - Centre Pompidou, 1993.

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Discographie et concerts-lecture

Conférences et films

  • Nicolas DONIN, Benoît MARTIN, “Images d’une œuvre #7, hist whist de Marco Stroppa”.

  • Marco STROPPA, Pierre-Laurent AIMARD, “1985-1986. Ateliers avec les compositeurs”. “Atelier de Stroppa”. Présentation de Traiettoria et extraits, séance du 18 juin 1986, réf. de la médiathèque de l’Ircam : IRCAM-AU02043400 ; piste 1 ; (durée 01:12:27).

  • Marco STROPPA, Arshia CONT “Autour de … of Silence pour saxophone et électronique de chambre : de l’écriture de l’espace à celle du temps et de l’interaction “, conférence Ircam Séminaires “Recherche et Création” 2007-2008, séance du 10 décembre 2009, référence médiathèque de l’Ircam : AU02029700 ; piste 1 (durée 01:10:03).

  • Marco STROPPA, Jean BRESSON, “OMChroma : CAO, synthèse et “potentiel sonore” “, conférence Ircam “Recherche et Technologie” 2007-2008, séance du 23 janvier 2008, référence de la médiathèque de l’Ircam : AU02030200, durée : 01:22:56 ; piste 1.

  • Marco STROPPA, “De l’expressivité dans la musique de synthèse : est-ce qu’un ordinateur peut émouvoir des humains ?”, le 17 juin 2008, référence de la médiathèque de l’Ircam : AU02046300 ; piste 4 ; durée : 00:54:43.

  • Marco STROPPA, Jean BRESSON, “ OMChroma “, 12 novembre 2008 : 2008-2009. Atelier du Forum, 12 novembre 2008, Référence de la médiathèque de l’Ircam : AU02053900, durée : 51mn42, piste 6.

  • Marco STROPPA (2002), “Le langage musical et l’informatique : influences réciproques au début des années 1980”, Séminaire du CDMC 2001-2002, “Langage, style et écriture aujourd’hui : quelles évolutions après un siècle d’innovations radicales ?”, séance du 11 juin 2002.

  • Marco STROPPA (2003), “Réalité de l’histoire, utopie de l’inouï : rencontre avec Jacopo Baboni Schilingi et Marco Stroppa, animée par Gianfranco Vinay”, Séminaire du CDMC 2002-2003, “La musicologie à l’épreuve de la création musicale : enjeux et méthodes”, séance du 29 avril 2003.

Sites

Remerciements

à Noémie Sprenger-Ohana (CEAC-Université de Lille-3), dans le cadre du Contrat ANR Mutec (en collaboration avec l’Equipe APM (Ircam-CNRS), Samuel Goldszmidt et Nicolas Donin (Equipe APM / Ircam-CNRS), et Marco Stroppa.