Si l’œuvre de Toshio Hosokawa se caractérise, à l’instar de compositeurs japonais tels que Yoritsune Matsudaïra, Toshiro Mayuzumi ou Tōru Takemitsu, par la dialectique entre Occident et Japon, sa particularité réside dans sa grande cohérence stylistique. Dans l’une de ses premières œuvres écrites pendant ses études en Allemagne, Melodia (1979) pour accordéon, Hosokawa évoque la sonorité du shêng (orgue à bouche chinois) par un jeu comparable au rapport inspiration/expiration : partir d’un son piano, l’épaissir ensuite par l’accumulation d’autres sons en crescendo, et enfin revenir à l’état initial en decrescendo. Même si cette œuvre de jeunesse, entièrement basée sur ce geste quelque peu connoté aujourd’hui, est loin d’être représentative de l’ensemble de sa production, elle annonce clairement les points sur lesquels il travaillera par la suite : la musique extra-européenne (plus précisément, celle du Japon), mais aussi l’économie de moyens, le processus reposant sur un seul geste qui s’intensifie progressivement (densité sonore, conquête du registre ou gain de dynamique), la dilatation du temps ou la corporalité.
Matrice
Dans ses écrits, Hosokawa parle très souvent de la notion de matrice ou de corps maternel (botai en japonais). Il utilise celle-ci au sens très large, aussi bien pour illustrer sa pensée que pour élaborer un matériau musical concret. C’est notamment dans ses œuvres pour instruments occidentaux et shô (orgue à bouche employé dans le gagaku), telles que Utsurohi (1986), Landscape V (1993) ou Utsurohi-Nagi (1995) que le concept de la matrice est particulièrement mis en valeur. Dans ces œuvres, le shô représente la matrice par deux aspects : premièrement, les accords joués par celui-ci constituent la structure harmonique de base à partir de laquelle l’œuvre se déploie ; deuxièmement, le fond sonore engendré par ces accords, donne naissance au mouvement assuré par les instruments occidentaux. Par exemple, dans Landscape V, le shô, qui joue, tout au long de l’œuvre, des agrégats de même nature (registre aigu, ambitus restreint, couleur marquée par le deuxième mode de Messiaen), est d’abord en parfaite symbiose avec le quatuor à cordes qui imite le son de l’instrument traditionnel par un jeu en harmoniques, avant de s’en écarter peu à peu pour retrouver sa propre sonorité. Cette évocation du shô par les harmoniques des cordes rappelle évidemment l’œuvre de Takemitsu et, plus particulièrement, le quatuor à cordes portant le même titre, Landscape, ou encore The Dorian Horizon, œuvre qu’admire profondément Hosokawa. Mais la comparaison s’avère trompeuse. Takemitsu, dont l’attrait pour la consonance ou la modalité est connu, s’intéresse à la sonorité des « clusters diatoniques 1 » – selon l’expression de Messiaen – joués par le shô dans le gagaku afin d’élaborer son propre système harmonique. Hosokawa, lui, montre davantage d’intérêt pour la façon dont évolue la relation entre le mouvement (notamment mélodique) déclenché par les vents (les ryutekis 2**et les hichirikis 3) et le fond créé par les accords du shô et par leurs changements très espacés. Ayant une solide expérience de la composition pour orchestre de gagaku (Tokyo 1985, New Seeds of Contemplation, Garden at First Light), Hosokawa remarque que ce rapport entre le premier plan et l’arrière-plan n’est pas figé, mais dynamisé par une interaction constamment renouvelée. Il intègre ainsi cette relation dans les œuvres citées plus haut et aussi dans d’autres pièces. C’est en particulier à la fin d’une œuvre que Hosokawa introduit fréquemment une très longue pédale (une simple note ou un accord) à laquelle des petits motifs sont superposés. De ce point de vue, Sen V (1991-1992), œuvre dans laquelle il a « essayé d’établir un lien entre l’accordéon et [sa] propre impression auditive du shômyô (chant bouddhiste) tibétain 4 », est emblématique de ce geste conclusif, reposant ici entièrement sur le mi grave que « l’on entend en toile de fond tout au long du morceau 5 ». Cette œuvre rappelle indéniablement l’univers musical de Scelsi (Konx-Om-Pax), connu aussi pour sa grande fascination pour l’Orient, même si la démarche d’Hosokawa est en général plus « modérée » que celle du compositeur italien qui peut parfois renier certaines composantes fondamentales de la musique occidentale comme l’harmonie, la mélodie ou le timbre.
Marges, silence, résonance
Cette relation entre le premier plan et l’arrière-plan constitue l’un des principaux axes de réflexion chez Hosokawa. Par exemple, dans des concertos tels que Landscape III (1993) pour violon et orchestre, Concerto pour violoncelle (1997) ou Concerto pour saxophone (1998-1999), il assimile, d’une manière très imagée et empreinte d’une dimension spirituelle, le rapport soliste/orchestre à celui entre l’humain (premier plan) et le monde ou le cosmos (fond). Ce lien tissé entre l’individu et la nature renvoie encore une fois à Takemitsu qui concevait l’orchestre comme un jardin japonais et le soliste comme un promeneur (Arc, 1963-1976), même si Hosokawa se focalise davantage sur l’évolution de l’interaction entre soliste et orchestre.
Hosokawa considère en outre l’importance du fond ou de la marge comme l’une des caractéristiques fondamentales de l’esthétique japonaise. Par exemple, il remarque qu’un calligraphe estime l’espace vide aussi important que les lignes tracées : son travail consiste d’abord à définir un point de repère dans l’espace, à partir duquel il trace mentalement des lignes, et c’est seulement dans la phase finale qu’il met réellement le pinceau sur le papier. Hosokawa voit un rapport similaire à celui entre ligne et espace vide dans la musique traditionnelle japonaise – par exemple dans le théâtre nô où le percussionniste a besoin, pour émettre un son, de ce temps de silence ou de préparation que les Japonais appellent ma. Dans la première œuvre du cycle Sen (« ligne » en japonais) qui en comprend sept (1984-1995), on trouve un type de notation particulièrement représentatif de cette pensée : des liaisons qui commencent sur le silence et se terminent sur la note. C’est dans ce sens-là que Hosokawa considère le silence non seulement comme l’arrière-plan mais aussi comme la matrice, car le son naît du silence. La temporalité si particulière du nô, résultant de la relation entre action (premier plan) et silence (arrière-plan), fascine profondément Hosokawa, ce qui l’amène à intégrer la « structure temporelle verticale de la musique nô 6 » dans le cycle Vertical Time Study I à III (1992-1994). Par verticalité, il entend un son dont l’énergie se déploie dans l’instant même, donc verticalement, ce qui engendre une mutation du « temps horizontal conventionnel 7 ». Bien que cette conception puisse se traduire schématiquement par l’opposition point/ligne ou attaque/résonance, cette quête de l’énergie sonore suivie d’une tension extrême ne peut nullement se définir seulement par ces schémas ordinaires. Poussé par cette préoccupation, Hosokawa précise aux musiciens « without any action » pendant les silences. Dans ces œuvres, il ne néglige pas non plus la valeur de la résonance, en attribuant souvent au piano le rôle de résonateur.
Le travail sur la résonance constitue en effet une autre des caractéristiques majeures du compositeur japonais. Dans des œuvres telles que Ferne-Landschaft II (1996) ou Temple Bells Voice**(2001), Hosokawa évoque la sonorité des cloches des temples bouddhistes qui sont employées avec de longs intervalles entre chaque son, ce qui nous incite à concentrer notre écoute sur l’évolution infime du son. Toutefois, à l’opposé de Tristan Murail ou de Toshiro Mayuzumi qui imitent un son de cloche en s’appuyant sur une analyse spectrale du son (respectivement dans Gondwana et Nirvana Symphony), Hosokawa adopte une démarche plus intuitive, ce qui le rapproche davantage du Takemitsu de Solitude sonore. L’attention qu’il porte à la résonance l’amène par ailleurs à se servir très souvent des fûrin (clochettes éoliennes japonaises) dans ses œuvres orchestrales récentes (Circulating Ocean, Woven Dreams,Concerto pour cor – Moment of Blossoming). L’emploi de ces clochettes, jouées systématiquement en même temps que le souffle des vents, dans un temps dilaté, manifestent sa volonté de rester proche de l’esthétique de son pays. Ainsi en va-t-il de l’usage d’un grand nombre de modes de jeu dans son œuvre (Sen I, Vertical Song I, Silent Flowers). Bien que l’influence d’un compositeur comme Lachenmann, qu’admire profondément Hosokawa, ne soit pas négligeable ici, c’est encore de l’esthétique japonaise – selon laquelle le bruit fait partie intégrante de l’expression artistique, comme dans le jeu du shakuhachi – qu’il s’inspire le plus.
Vers l’opéra
Toutes ces recherches montrent que Hosokawa se situe dans la lignée des compositeurs japonais (et asiatiques plus généralement), qui ont élaboré leur langage musical en s’appuyant sur la dialectique entre Occident et Orient, tels que Fumio Hayasaka, Yoritsune Matsudaïra, Mayuzumi, Takemitsu et bien entendu son maître Isang Yun. L’influence de Takemitsu, cité déjà à plusieurs reprises, est particulièrement manifeste, allant de la spéculation générale (rapport entre Occident et Orient, réflexion sur la musique traditionnelle japonaise, conceptions sonore et temporelle) au traitement sonore concret (notamment l’orchestration). La particularité d’Hosokawa réside toutefois dans sa volonté de réunir tous ces éléments musicaux ou para-musicaux parfois très hétérogènes à travers le concept de la matrice ou le rapport entre premier plan et arrière-plan. L’œuvre résultant de ces préoccupations qui tendent à favoriser le contraste dans le geste musical, revêt un caractère hautement dramatique, ce qui explique l’intérêt d’Hosokawa pour l’opéra.
Avant d’écrire son premier opéra Vision of Lear (1997-1998), il entame le grand cycle Voiceless Voice in Hiroshima (1989-2001) composé de cinq mouvements. Originaire de cette ville malheureusement célèbre, Hosokawa dessine ici une grande fresque dépassant le cadre historique pour s’interroger sur un thème récurrent chez lui : la relation entre l’homme et la nature. Le troisième mouvement Winter Voice constitue l’un des moments les plus intenses : après avoir illustré, de manière grandiose, la catastrophe avec les trois récitants, les voix solistes, le chœur, l’orchestre et la bande dans le deuxième mouvement Death and Resurrection, Hosokawa traduit, à partir du poème de Paul Celan Heimkehr, « les sentiments humains totalement refroidis 8 » par cette catastrophe et aussi par la destruction de la nature provoquée par la croissance économique qui a suivi la guerre, en introduisant divers bruits aussi bien dans l’orchestre que dans le chœur « en tant qu’expression de froid 9 », qui « ne se transforment que plus tard en chant 10 ». On retrouve la même force dramatique dans une œuvre plus récente, Sternlose Nacht – Requiem für Jahreszeiten (2010), qui aborde à nouveau le thème de Hiroshima mais aussi celui de Dresde, ville bombardée et détruite pendant la guerre. Élaborées à partir d’un thème précis comme dans la musique à programme, ces deux pièces renferment aussi un caractère imagé que l’on retrouve dans différentes œuvres aux titres évocateurs : Cloudscape (2000), Autumn Wind (2011) ou Landscape (1992-1994), cycle composé de six pièces dans lequel Hosokawa peint « des paysages – imaginaires – avec des sons, avec des lignes de sons, un peu comme la peinture de paysage 11 ». C’est précisément dans l’opéra qu’il approfondira ces caractères dramatique et imagé.
Pour son deuxième opéra, Hanjo (2003-2004), adapté du dernier des Cinq Nôs modernes écrits par Yukio Mishima, l’objectif d’Hosokawa consiste à renouveler le nô traditionnel, comme avait justement essayé de le faire l’auteur du Pavillon d’or. Dans ces œuvres, il parvient à créer une grande tension dramatique analogue à celle du théâtre traditionnel japonais par des moyens économes mais efficaces : seulement trois personnages, un tempo lent et la présence de nombreuses pédales qui confèrent à l’ensemble de l’œuvre une dimension monochrome, et enfin un usage très fréquent des mêmes motifs mélodiques et du deuxième mode de Messiaen qui tendent à créer un univers obsessionnel. Pour Hanjo ainsi que pour son plus récent opéra, Matsukaze (2010), d’après le nô traditionnel écrit par Zeami, Hosokawa collabore avec des chorégraphes (Anne Teresa de Keersmaeker et Sasha Waltz) plutôt qu’avec des metteurs en scène, car il attache une grande importance à l’idée de corporalité, qui est évidemment liée à la notion de matrice. D’après lui, le mouvement corporel est très peu travaillé par rapport au chant dans l’opéra occidental, ce qui provoque souvent un certain déséquilibre, contrairement au nô où l’unité entre mouvement, chant et musique est parfaitement maîtrisée. De même, il reproche en général aux musiciens de ne s’intéresser qu’au son, et pas suffisamment à la façon dont le corps produit le son. Si Hosokawa est peu attiré par les nouvelles technologies, c’est parce qu’il trouve le son émis par les haut-parleurs totalement détaché de la corporalité, ce qui engendre, d’après lui, un son homogène sans aucune personnalité.
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L’œuvre d’Hosokawa est marquée par un caractère profondément japonais, mais aussi cosmopolite. Sa biographie en témoigne : apprentissage de la technique occidentale, découverte du gagaku à Berlin, séjours fréquents en Occident en parallèle avec l’organisation des festivals d’Akiyoshidai (1989-1998) ou de Takefu (1994-), au cours desquels il présente les œuvres de compositeurs occidentaux actuels parfois peu connus dans l’archipel, tout en favorisant le dialogue entre ces derniers et les musiciens japonais.
Aussi, bien que son œuvre s’inspire de l’esthétique et de la culture orientales, elle montre une grande maîtrise des paradigmes musicaux occidentaux. Par exemple, Hosokawa a approfondi sa connaissance du dodécaphonisme et du sérialisme pendant ses études avec Isang Yun, même s’il s’en est détaché plus tard en élaborant le principe de la matrice qui tend davantage vers la polarisation. Il n’en reste pas moins que son œuvre garde des traces de ces techniques. Au début de Landscape I (1992) pour quatuor à cordes, composé de dix « paysages » enchaînés, chaque section se déploie selon le principe du total chromatisme qui disparaîtra progressivement pour atteindre la polarisation sur mib à la neuvième section. Si le quatuor à cordes représente à la fois la grande tradition occidentale et un champ d’expérimentation extraordinaire pour les compositeurs, cette œuvre d’une grande virtuosité, qui témoigne aussi bien de la connaissance très poussée d’Hosokawa de l’écriture et de l’histoire de cette formation instrumentale que de sa volonté d’y intégrer les caractéristiques du nô (temporalité, contraste entre action et silence), illustre précisément cette dualité qui est à la base de la conception musicale du compositeur.
- Olivier Messiaen, Traité de rythme, de couleur, et d’ornithologie, tome V (volume 2), Paris, Leduc, 2000, p. 494.
- Flûtes traversières.
- Instruments Ă vent Ă anche double proches du hautbois.
- Toshio Hosokawa, dans le livret du CD Toshio Hosokawa, Kammerorchester Diagonal (III), Michael Riessler, clar. (I), Werner Taube, vlc (I), Yukiko Sugawara-Lachenmann, pno (I, V), Stefan Hussong, acc. (II, III, IV), Chosei Komatsu, dir. (III), Julius Berger, vlc (III), Asayo Urushihara, vln (V), Col Legno, 1998, p. 16.
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid.
- Toshio Hosokawa, dans le livret du CD Voiceless voice in Hiroshima, Orchestre symphonique de la Radio bavaroise (I-V), Chœur de la Radio bavaroise (II-V), Sylvain Cambreling, dir. (I-V), Tim Schwarzmaier, voix (II), Theresa Kohlhäufl, voix (II), August Zirner, voix (II), Nathalie Stutzmann, a. (IV), Col Legno, 2002, p. 21.
- Ibid.
- Ibid.
- Toshio Hosokawa, dans le livret du CD Landscape I, II, V/Frangments II/Vertical Time Study, Arditti string quartet (I, II, IV, V), Pierre-Yves Artaud, fl. alto (II), Irvine Arditti, vln (III), Ichiro Nodaira, pno (IV), Mayumi Miyata, shĂ´ (V), Montaigne Auvidis, 2002, p. 6.