Parcours de l'œuvre de Peter Eötvös

par Jacqueline Waeber

« En tant que chef d’orchestre et compositeur, je me sens bien partout, mais je ne suis nulle part chez moi. C’est mon destin. J’ai une vie magnifique et très agréable, mais comme un étranger qui regarde ce qui se passe autour de lui1. » Y aurait-il une insaisissabilité musicale chez Peter Eötvös ? Car si on ne saurait parler d’un « son Eötvös », au contraire d’autres compositeurs aux paraphes sonores plus immédiatement identifiables, tels que Sciarrino ou Ligeti, l’itinéraire créateur du compositeur transylvanien est néanmoins jalonné de trois fils rouges aisément identifiables qui ne cessent de s’entrecroiser : une théâtralité exacerbée qui se révèle dès ses premières œuvres instrumentales, un goût pour de spectaculaires « mises en espace » de sons et une attraction constante pour la musique de la parole, du langage, conçue comme matrice primordiale de ses œuvres à texte.

Modèles

Au cours de ses études musicales à l’Académie de musique de Budapest, Eötvös a beaucoup appris auprès de János Visni, élève de Kodály, pour ce qui est de l’invention mélodique, un trait notable et persistant tout au long de son œuvre. Pourtant, c’est du côté de Bartók, plus que de Kodály, qu’il faut aller chercher les origines musicales d’Eötvös – un point qu’il partage avec György Ligeti, et sans doute plus encore avec György Kurtág : « Pour moi, [Bartók] parle la langue maternelle absolue de la musique, une langue que je parle en tant que compositeur et chef d’orchestre. Par langue maternelle en musique je n’entends pas seulement le processus compositionnel, mais aussi l’articulation. Sur cet aspect, je ne peux vraiment plus établir de distinction entre l’acte de composer et celui de diriger. La conséquence qui m’amène à parler cette langue maternelle, avec une intonation spéciale, et sur laquelle Bartók a eu une influence particulière, apparaît dans chaque œuvre que je dirige2. »

Des raisons purement politiques peuvent en partie expliquer la prégnance de l’influence bartókienne en Hongrie, ce qui a obligé Eötvös à chercher des voies hors des sentiers battus. Les compositeurs de la Seconde École de Vienne n’ont jamais joué chez Eötvös un rôle formateur aussi capital qu’il a pu l’être pour bon nombre d’autres compositeurs de sa génération. D’où l’éclectisme plus ouvertement revendiqué de ses influences musicales et qui souvent se réfèrent à des œuvres et compositeurs du passé, en tête desquels Gesualdo, ou les comédies madrigalesques d’Adriano Banchieri. Familier des travaux alimentaires dans les domaines de la musique de film et de théâtre depuis son adolescence, Eötvös n’a jamais renié de telles expériences, celles-ci ayant autant contribué à son ubiquité stylistique qu’à sa prédilection pour une théâtralité contagieuse qui se retrouve à tous les niveaux du processus compositionnel : théâtralité des gestes des instrumentistes, théâtralité inhérente à la matière sonore, qu’elle soit purement instrumentale ou vocale.

Toutefois, l’influence de Bartók doit également beaucoup à l’enseignement du théoricien Ernö Lendvai, dont Eötvös fut un auditeur assidu à Budapest durant les années soixante. Fondées sur les relations intervalliques, les théories de Lendvai se reflètent dans de nombreuses œuvres d’Eötvös, tant celles de jeunesse que celles plus récentes. Encore en 1999, Eötvös a rappelé à quel point ces rapports intervalliques jouent un rôle essentiel dans son écriture et sa poétique musicale3 : l’utilisation d’intervalles spécifiques pour mettre à nu les tensions entre les personnages de ses opéras reste une technique privilégiée, qui rappelle que durant des siècles certains intervalles ont été investis d’affects divers, catégorisés en intervalles parfaits et imparfaits, voire ont été ostracisés4. Cette utilisation dramatique de l’intervalle est déjà au cœur d’Intervalles intérieurs (1981), pièce instrumentale avec bande magnétique, utilisant l’intervalle comme vecteur de tension en amplifiant la courbe de voltage entre deux notes. L’œuvre résume bien la trajectoire d’Eötvös au cours des années soixante et soixante-dix, durant lesquelles il se rapproche de Stockhausen et fait partie du Új zenei stúdió (Studio pour la nouvelle musique), creuset important qui a joué un rôle de passeur entre culture officielle et musique étrangère5.

Une pièce aussi juvénile que Kosmos (1961) pour un ou deux pianos, conçue comme un hommage à Youri Gagarine et à la conquête spatiale, s’ouvre sur un espace sonore restreint au demi-ton, puis s’élargissant symétriquement en utilisant des expansions intervalliques progressives, telles des métaphores de l’expansion cosmique après le Big Bang. Ce jeu sur la spatialisation du son se poursuit dans Psychokosmos (1993), elle-même expansion de Kosmos, cette fois destinée à un cymbalum soliste et orchestre, ce dernier prolongeant et démultipliant la partie du cymbalum.

Bien qu’écrite avant sa rencontre avec Stockhausen, Kosmos, axé sur l’idée de transformation et d’expansion appliquée à un matériau restreint, manifeste déjà la réceptivité d’Eötvös à l’écriture de son aîné, qu’il rencontrera en 1968 et à l’Ensemble duquel il appartiendra jusqu’en 1976. Les années soixante-dix le voient explorer de manière décisive la composition électro-acoustique et les moyens électroniques, avec des pièces pour bande magnétique telles que Cricketmusic (1970), pièce uniquement conçue avec des enregistrements de chants de grillons, et Elektrochronik (1974), dont le matériau de départ se réduit à un simple intervalle joué à l’orgue.

Musicien complet ayant travaillé comme répétiteur dans des maisons d’opéra, technicien dans des studios de musique électroacoustique, à Cologne de 1971 à 1979, au studio de musique électronique de la Westdeutscher Rundfunk dirigé par Stockhausen avec qui il collabore étroitement, à l’Ircam, où Pierre Boulez lui donne la possibilité de diriger à un haut niveau en lui confiant la direction du concert inaugural de 1978, avant de lui demander de prendre la direction musicale de l’Ensemble Intercontemporain qu’il occupera jusqu’en 1991. Eötvös se plaît à revendiquer le goût ludique qui anime de tels paris ou défis techniques : « À partir du moment où je me sens limité, je me sens libre6. » Posture qui met en valeur les deux qualités récurrentes de son œuvre que sont la théâtralité et le goût pour les manipulations d’espaces sonores. Il faut rappeler à quel point composition et direction d’orchestre sont pour Eötvös des compléments indispensables, également liées à l’intérêt que le compositeur porte à l’improvisation, et par la manière dont celle-ci est en situation limitrophe avec la composition. Plusieurs pièces explorent cette lisière composition/improvisation, telles Snatches of a conversation (2001), qui revendique la liberté de l’improvisation versus la composition écrite. Le jazz, musique qu’Eötvös a découvert dans son enfance, informe également ses compositions, notamment son concerto pour saxophone, Focus (2021) ainsi que Jet Stream pour trompette et orchestre (2002). ZeroPoints (2000), pièce orchestrale écrite par un compositeur-chef d’orchestre pour un autre compositeur-chef d’orchestre, Pierre Boulez, est révélatrice de cette jouissance qu’a Eötvös de travailler le son, avec des déferlantes sonores dignes de Répons. Tel un clin d’œil nostalgique sur son propre itinéraire créateur, ZeroPoints (allusion au numéro de mesure « zéro » ouvrant la partition des Domaines de Boulez) se plaît aussi à évoquer le langage électroacoustique par des moyens traditionnels. Steine (von Peter für Pierre) (1985-1990, pour le soixantième anniversaire de Boulez), pour vingt-deux instrumentistes, explore ce processus fondamentalement ludique d’une improvisation se muant en acte de composition, ou, dans le sens contraire, d’une composition se muant progressivement en improvisation. Dans la première partie de Steine, le chef d’orchestre ne dirige pas mais se mêle aux percussions, tandis que les autres musiciens se cherchent tout en gardant une forme d’autonomie qui est le propre de l’improvisation. La seule partie entièrement écrite de Steine est la deuxième, s’ouvrant sur une citation de l’accord initial de Pli selon pli.

Vers l’opéra

La création de Tri Sestri (Trois Sœurs, livret en russe de C.H. Henneberg et Eötvös, d’après Tchekhov), à l’Opéra de Lyon en 1998, a été l’un des plus éclatants succès tant critiques que publics qu’a connu la musique contemporaine opératique du XXe siècle, et qui ne s’est guère démenti à en juger par les reprises de l’ouvrage depuis sa création. Si l’aspect expérimental a caractérisé la première partie de la carrière d’Eötvös, le genre de l’opéra, depuis Trois Sœurs, a pris une place prépondérante non seulement dans son catalogue mais aussi sur les scènes théâtrales européennes. À ce jour, Eötvös a composé treize opéras, le dernier en date étant Valuska, « tragicomédie avec musique ou opéra grotesque » créé à Budapest en décembre 2023. Parmi les opéras les plus récents d’Eötvös, Der goldene Drache (« Le dragon d’or », 2014) et Sleepless (2020) illustrent ce « conflit entre l’individu et la société », pour le compositeur, un quasi paradigme de l’opéra7. Le livret allemand du Dragon d’or (Roland Schimmelpfennig, arrangé par Eötvös) traite de l’immigration illégale à travers le destin tragique d’un jeune Chinois employé dans un restaurant asiatique. Exploitation, pauvreté, rejet social et détresse morale se retrouvent dans Sleepless (« Sans sommeil », 2020 ; livret en anglais de Mari Mezei d’après Jon Fosse), drame concentré autour de l’errance sans sommeil et sans répit d’un couple encore mineur et à la rue, Asle et Alida.

Bien des œuvres avant Trois Sœurs ont annoncé ce tournant de l’opéra, notamment des œuvres scéniques telles que Harakiri (1973), « scène avec musique », ou Radames, « opéra de chambre » de 1975 remanié en 1997. Une première incursion dans les œuvres opératiques d’Eötvös pourrait exemplairement commencer par Atlantis (1995), qui pourtant n’est pas une œuvre scénique, mais plutôt un oratorio (un chœur virtuel, un baryton et une voix de garçon pour solistes). La force évocatrice du texte de Sándor Weöres, narrant une contrée dont on ne sait si elle a réellement existé ou si elle n’est que le produit d’un rêve, semble appeler une réalisation scénique. Malgré sa qualité hors du temps, le récit évoque des marasmes mondiaux contemporains, tels que désastres écologiques et conflits ethniques. Cette posture se retrouve dans son oratorio Halleluja – Oratorium balbulum (2015), dont le livret de Peter Esterhazy brasse un paysage chaotique où s’entrecroisent Nietzsche ivre, le moine bègue Notker Balbulus de Saint-Gall, l’un des principaux théoriciens de la musique au Moyen Âge, et les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis.

Déjà, Atlantis concentre nombre de thèmes chers au compositeur, qui reviendront encore magnifiés dans son répertoire opératique et dans quelques-unes des œuvres parmi les plus représentatives de son style dans les années quatre-vingt-dix. Chacun des trois mouvements d’Atlantis se clôt sur une référence à la musique transylvanienne, qui toutefois n’a rien à voir avec l’esthétique de l’objet trouvé de Berio, ni avec la sublimation du folklore selon Bartók ou Kodály. Il s’agit bien plus d’un geste théâtral, tant ces fragments apparaissent dans le paysage apocalyptique d’Atlantis comme l’écho d’un monde disparu qu’Eötvös restitue avec les grattements de vieux 33 tours : un geste similaire à celui de Kosmos, où la musicalisation du Big Bang était à deux reprises interrompue par des citations de la « musique de nuit » de la Suite en Plein Air de Bartók.

Tout en strates sonores et résonances étirées, notamment par les sonorités du cymbalum, le début d’Atlantis instaure un statisme inhabituel chez Eötvös qui place l’auditeur dans ce qui semble d’abord être la brume cataleptique d’un rêve, mais qui rapidement se mue en magma convulsif, d’où finalement vont émerger cinq appels de fanfares. La disposition spatiale des instruments se soumet à une ordonnance particulière : les dix percussionnistes encerclent le public et l’orchestre, tandis que le devant de la scène est partagé entre le saxophone, les claviers électroniques et les trois synthétiseurs, les cordes en retrait. Il en résulte des effets de spatialisation et des textures sonores comme hors du temps et de l’espace, « utopiques ». De telles modulations sonores mettent à jour l’importance du paramètre visuel et la qualité théâtrale inhérente à de telles œuvres non scéniques.

Autre œuvre non scénique mais tout aussi chargée de théâtralité visible, Shadows (1996) est emblématique de la répugnance d’Eötvös pour la disposition traditionnelle de l’ensemble instrumental. Shadows spécifie une géographie précise pour la disposition des instrumentistes et des haut-parleurs : le son a ici besoin d’un espace de déploiement, dans lequel il se confronte à d’autres sons, d’autres sphères porteuses d’autres entités sonores. Le dispositif de Shadows est celui d’un double concerto disposant quatre groupes d’instruments en cercle autour d’un flûtiste et d’un clarinettiste, les entités sonores se dégageant de ces groupes, confrontés à ceux du noyau central (flûte et clarinette) se meuvent tels des objets dans l’espace, se rencontrent, se dévient, projettent des « ombres » sonores. Les ombres de la flûte sont constitués par les bois, celles de la clarinette par les cuivres, les timbales constituent le groupe d’ombres du petit tambour, tandis que le célesta suscite un autre espace, tel un plan sonore plus éthéré et lointain. Ce jeu de masses et d’ombres est amplifié par les six haut-parleurs dirigés vers l’auditoire, restituant uniquement des bribes des sons émis par les instruments. La restitution par haut-parleurs suscite elle-même un nouveau plan sonore, qui n’est ni celui des instruments placés sur le podium, ni celui du célesta.

L’oscillation entre rêve et réalité d’Atlantis se retrouve dans plusieurs œuvres postérieures d’Eötvös, comme l’opéra Angels in America (2002-2004, livret de Mari Mezei d’après Tony Kushner). Cette volonté de multiplier les niveaux de perception, qui se répercute dans la multiplication des espaces sonores, est portée à son comble dans l’opéra Le balcon, d’après Genet (2002), où actions, lieux, scènes, espaces et temps prolifèrent dans une polyphonie à la limite du chaos : la prolifération affecte de même l’écriture musicale, essaimée de pastiches du vocabulaire du cabaret et de la chanson populaire française, de Fréhel à Ferré. Il en va de même dans As I Crossed a Bridge of Dreams (1998-1999), défini comme « dream piece » et inspiré par le journal d’une noble japonaise (Sarashina Nikki), au début du XIe siècle. La trame dramatique de l’œuvre (matière première de l’opéra Lady Sarashina, créé à l’Opéra de Lyon en 2008) est une collision entre nappes de réalité et nappes de rêve que reflète le traitement musical. La conception d’une musique spatiale est ici portée à son comble : aux sonorités de trombone, trombone basse, trois voix, de rendre la subjectivité de Lady Sarashina et de ses visions, tandis que les autres instruments, traités par ordinateur, créent de nouvelles strates sonores et spatiales.

Langage, rituel, vision

La contamination de la culture auditive par la culture visuelle est un important motif de réflexion chez Eötvös, un phénomène qu’il a très tôt rencontré par sa pratique de la composition de musique de film dès son adolescence. Le livret de l’opéra Trois Sœurs a d’abord été conçu comme un script cinématographique, et non comme un texte traditionnel théâtral, car Eötvös souhaitait dès le départ pouvoir visualiser le livret, et traduire par des situations acoustiques les gros plans, plans rapprochés, etc, du script. L’orchestre de Trois Sœurs est ainsi dédoublé : à l’orchestre de chambre principal de dix-huit musiciens s’ajoute un orchestre de près de cinquante musiciens placés au fond de la scène, toujours dans l’intention d’approfondir et d’élargir l’espace sonore. Cette conception cinématique et spatiale va encore plus loin dans Angels in America, où les haut-parleurs amplifient instruments et chanteurs, tout en jouant sur la mobilité spatiale de leurs masses sonores.

Le paramètre visuel et spatial se retrouve aussi dans l’attention que porte Eötvös au geste du musicien. C’est le geste qui détermine la durée, l’intensité, la hauteur et le timbre du son. Cette dérivation de son métier de chef d’orchestre se révèle également dans son intérêt pour des formes de théâtre non européennes, où la valorisation du geste prend des allures de rituel, comme dans le kabuki, ou certaines pratiques rituelles africaines. Bien souvent l’effet sonore/vocal est associé à une gestique minutieusement décrite, dont la répétition crée un effet quasi-rituel. Ce mécanisme est au cœur de Psaume 151, in memoriam Frank Zappa pour percussion solo (1993), et qualifié par Eötvös de « pièce rituelle » : « Le rituel est dans ma nature. Puisque le rituel est une forme originale dans laquelle geste et son apparaissent en parfaite unité, je peux en effet définir toutes mes pièces comme étant “rituelles”8. » Les rythmes et durées de Psaume 151 ne sont pas indiqués par les moyens de notation habituels, mais par les indications de gestes à réaliser : le geste génère la musique même. L’utilisation de la percussion est investie d’une charge symbolique chère à Eötvös, qui considère la percussion comme moyen de communication, apte à la diffusion d’informations, telle qu’exemplifiée dans la préhistoire et dans les cultures extra-européennes. D’ailleurs, d’autres pièces faisant appel aux percussions conservent cette notion de transport, de diffusion et de dissémination d’information. Triangle (1993), « action pour un percussionniste créatif » et vingt-sept musiciens répartis en quatre groupes, se compose de dix sections en forme de procession : le soliste, non pas dans l’acception traditionnelle du terme, est ici investi du rôle d’un « maître de tambour » africain, dont les actions et initiatives sont ensuite reprises de manière responsoriale par les percussions, qui jouent le rôle de chœur.

Cette notion de mouvement physique générateur de la musique est déjà au cœur de Chinese Opera (1986, pour le dixième anniversaire de l’Ensemble intercontemporain). Il ne s’agit ni d’une réflexion sur, ni d’un hommage à l’opéra traditionnel chinois, mais d’une expérience musicale – on pourrait le décrire comme un quasi-opéra sans paroles – dont l’essence est par définition théâtrale et physique, et émanant du geste des musiciens. Ce goût du rituel pourrait inciter à voir en Eötvös un compositeur « spirituel », alors qu’il se décrit lui-même comme non religieux, quoiqu’intéressé par les religions. C’est bien plus la théâtralité des atmosphères hiératiques et cérémonielles, basées sur des mécanismes de répétitions et de scansions, qui se retrouvent invoquée dans ses œuvres. Le bouddhisme zen est d’ailleurs la religion à laquelle le compositeur se réfère le plus ouvertement dans ses œuvres, telles que Cricketmusic (1970), Intervalles intérieurs, Windsequenzen (1975, rév. 1987, 2002), Harakiri (1973), Elektrochronik (1972-1974), As I Crossed a Bridge of Dreams (1998-1999), ou encore Secret Kiss (2018), mélodrame pour récitant et cinq instruments, composé expressément pour l’actrice-chanteuse de théâtre Noh Ryoko Aoki (adaptation d’un texte d’Alessandro Barrico), où l’aspect fortement cérémoniel de la déclamation va de pair avec une théâtralisation du jeu instrumental.

Au même titre que le geste est perçu comme matrice originelle de toute musique, le langage est également investi d’un potentiel similaire : deux œuvres chronologiquement éloignées comme la cantate IMA pour chœur et orchestre (2002) et le « Klangspiel » (« jeu sonore ») pour bande magnétique Mese (conte en hongrois ; 1968) poussent dans ses derniers retranchements l’idée selon laquelle la musique prend naissance dans le langage : d’où le traitement de ce dernier comme matière sonore originelle. Mese consiste en une seule voix de femme, modifiée par le traitement électroacoustique et multipliée sur trois pistes de manière à créer un canon à trois voix. La musique surgit de cette répétition incessante de mots. « Cette connexion constante entre la musique de la parole [speech music] et le parler musical [musical speech] est une caractéristique importante de ma pensée9 ». Elle anime de même IMA (« prière » en hongrois) dont le texte est fourni par deux textes abstraits de Sándor Weöres et de Gerhard Rühm, où prime la sonorité sur la sémantique : le premier s’inspire du récit de la Création, transcrit dans un langage imaginaire ; le second est une prière en litanie, répétée d’une voix sourde. Ce travail sur le langage se poursuit dans Speaking Drums, pour percussionniste et orchestre (2012/2013), où le percussionniste se livre à une telle « speech music » a-sémantique, dont la scansion rythmique est ensuite reprise par les instruments : du rythme vont progressivement jaillir les mots, des mots les phrases, et de celles-ci enfin la narration musicale. C’est pourquoi Eötvös, compositeur polyglotte, refuse que ses opéras soient chantés en traduction, car c’est à chaque fois le choix de la langue qui définit la musique : « J’ai écrit de la musique pour plusieurs langues, et elles ont toujours été influentes, car j’entends les langages comme des instruments ; ils ont leurs sons et leur timbre particulier. […] Chaque langue m’a fait écrire une musique différente10. » Cette diversité linguistique se retrouve dans tous les opéras d’Eötvös. Un de ses plus récents opéras, Valuska, est aussi le tout premier composé sur un livret dans sa langue maternelle, dont la proximité représente néanmoins pour le compositeur une difficulté supplémentaire : « je ne peux entendre le hongrois de manière abstraite. Avec d’autres langues que je connais moins bien, j’entends plus les qualités musicales, ainsi que le rythme, les bruits, l’accentuation. Lorsqu’on met en musique un texte en hongrois, la musique vocale de Kodály et Bartók est, pour moi et d’autres compositeurs de ma génération, la plus forte. Il me semble être plus difficile de trouver un point de contact personnel avec la langue11. »

Ce rapport particulier à la langue et à sa musicalité potentielle trouve son parallèle dans la relation entre bruit et son qu’Eötvös a explorée dès les années soixante-dix, notamment dans Harakiri (1973), « scène avec musique » où les deux strates de la cantillation vocale de la récitante et de deux shakuhachis sont superposées à l’action (sur scène) d’un bûcheron coupant du bois avec sa hache. Dans cette intégration du bruit au sein de la composition musicale, il ne faut toutefois pas voir une démarche similaire à celle de la « musique concrète instrumentale » d’un Lachenmann qui vise à revaloriser l’origine bruitée du son produit sur des instruments traditionnels. Eötvös s’attache à retrouver ce qu’il y a de naturellement musical dans le bruit ou la langue : ainsi de l’une des scènes de Trois Sœurs (troisième Séquence : Macha), lorsque la monotonie du dialogue des protagonistes, superposé au piano et aux cordes aiguës tout aussi mécaniques et répétitifs, se voit subitement musicalisée par le grêle tintement irrégulier d’une tasse de thé brisée. Chez Eötvos, l’utilisation du bruit donné comme brut réinsuffle, parmi les sons organisés, une musicalité aussi inouïe qu’inattendue. Jet Stream nous fait entendre comment l’enfant Eötvös a découvert cette musique à travers les ondes courtes radiophoniques, alors interdites en Hongrie dans les années 1950 : cette composition recrée ce son « premier », où la musique lui parvenait à travers le brouillage constant des signaux et autres bruits parasites. Cette manière de faire de la musique de toute chose n’est pas seulement le propre de la capacité d’émerveillement d’Eötvös pour le phénomène sonore12 ; c’est aussi ce qui aura guidé le plus infailliblement l’ensemble de son œuvre : « ma relation avec la musique, le son, la sonorité, est celle d’un poisson dans l’eau. Je vis dedans, et je ne peux pas m’imaginer vivre autrement. »


1. Pierre Moulinier, « “L’opéra n’est pas mort” : Un entretien avec Peter Eötvös » in livret du CD Trois Sœurs, Deutsche Grammophon, 2 CD 459-624, 1000, p. 59.
2. Simone Hohmaier, « Mutual Roots of Music Thinking : György Kurtág, Péter Eötvös and their Relation to Ernö Lendvai’s Theories », Studia Musicologica Academiae Scientiarum Hungaricae, 43/3 (2002), p. 223-234 ; ici p. 223.
3. Hohmaier, p. 224.
4. Hohmaier, p. 224.
5. Voir l’anthologie Új zenei stúdió. Joint Works of Contemporary Hungarian Composers from the 1970s. BMC Records, CD 116.
6. « Dialog über ein Doppelleben. Peter Eötvös in Gespräch mit Michael Kunkel und Torsten Möller », in Kosmoi — Peter Eötvös an der Hochschule für Musik der Musik-Akademie der Stadt Basel. Schriften, Gespräche, Dokumente, Michael Kunkel (éd.), Saarbrücken : Pfau, 2007), p. 104.
7. « Die Opera als Gattung beschäftigt sich fast immer mit dem Konflikt zwischen Individuum und Gesellschaft. » Matthias Nöther, interview avec Peter Eötvös, Concerti, hiver 2021/2022, https://www.concerti.de/interviews/peter-eoetvoes/, accédé le 3 décembre 2023.
8. « Das Rituelle liegt in meiner Natur. Alle meine Stücke würde ich eigentlich als “rituelle” bezeichnen, weil das Rituelle die ursprünglichste Form ist, in der Gestik und Klang in absoluter Einheit erscheinen. » (Peter Eötvös, texte de présentation de Psaume 151).
9. Rachel Beckles Willson, « Péter Eötvös in Conversation about “Three Sisters” », Tempo, 220 (2002), p. 11-13 ; ici p. 12.
10. Ibid.
11. « Ich kann Ungarisch nicht abstrakt hören. Bei den anderen Sprachen, die ich weniger kenne, höre ich mehr auf die musikalischen Eigenschaften, auf den Rhythmus, auf Geräusche, auf die Akzentuierung. Beim Ungarischen ist die Tradition auch sehr stark. Wenn man einen ungarischen Text vertont, ist für mich und meine Generation die Vokalmusik von Kodály und Bartók prägend. Es scheint mir schwieriger, da einen eigenständigen musikalischen Kontakt zur Sprache zu finden. » Thomas Meyer, « “Meine Kultur ist eine Mischkultur” : Péter Eötvös im Gespräch », Dissonanz/Dissonance, 06/2008, no. 102, p. 4–9 ; p. 4.
12. Propos d’Eötvös dans le film-documentaire de Judit Kele, La Septième Porte (1998) DVD IDEALE AUDIENCE 9DS16, 2006.

© Ircam-Centre Pompidou, 2009

sources

Texte révisé par l’autrice en 2023.



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