Parcours de l'œuvre de Peter Ablinger

par Pierre-Yves Macé

Tout, en même temps

Peter Ablinger aime à citer cette phrase attribuée à Claude Debussy : « Je prends toutes les notes, je laisse de côté celles qui ne me plaisent pas, et je compose avec celles qui me plaisent1 ». Le compositeur déclare opérer par soustraction à partir d’une totalité donnée, à la manière d’un sculpteur devant un bloc de marbre. Compositeur formé par les arts visuels, Ablinger reprend à son compte cette idée de création par soustraction. Mais son bloc de marbre, contrairement à Debussy, ne se limite pas aux 88 divisions chromatiques du piano ; il s’étend à tout ce qui est perceptible : le bruit blanc, soit la superposition, à un niveau égal, de la totalité des fréquences audibles. « das Ganze gleichzeitig » : tout, en même temps.

Sur la signification et l’importance du bruit blanc dans son œuvre, le compositeur s’est exprimé à plusieurs reprises. Il convient de se rendre attentif aux deux termes en présence : « blanc » et « bruit ». Dans son essai Metaphern (Métaphores) Ablinger écrit que « blanc » est pour lui « l’un des mots les plus séduisants de tous2 » : c’est la couleur de la totalité, celle qui résulte de l’addition de toutes les autres. Non par hasard, son opus 1, composé en 1980, premier volet du vaste cycle Weiss / Weisslich (blanc / blanchâtre), consiste en un mouvement descendant suivi d’un mouvement ascendant sur toutes les touches blanches du piano. Ces gammes réduites à leur énonciation la plus simple traverseront toute son œuvre : chaque fois, elles seront associées à la neutralité expressive de la couleur blanche. En ce qui concerne le « bruit », il existe dans la langue allemande une subtilité de sens, que le français ignore, entre deux termes : « Geraüsch » et « Rauschen ». Le premier renvoie au bruit dans sa dimension événementielle — le bruit qui survient — et peut également renvoyer aux bruits ou aux « sons » intégrés dans la musique. Le second, « Rauschen », celui qui est employé pour désigner le bruit blanc (« Weisses Rauschen »), ressortit davantage au domaine du bruissement : le bruit ambiant, la rumeur, le bruit continu. Ablinger fonde sa poétique sur une véritable opposition entre ces deux termes : « Les bruits [Geraüsche] en tant qu’expansions du matériau musical ne m’intéressent pas du tout. Le bruissement [Rauschen] est quelque chose de bien différent. Pour moi, c’est presque le contraire. Le bruissement est certainement l’un des sons les plus anciens dont les humains aient été conscients3 ».

Ce bruissement est toujours un trop-plein ; pour le rendre perceptible, il faut soustraire, filtrer. Un premier geste de soustraction, le plus simple, consiste à couper, à définir un cadre. Dans Quadrat (1994), la première version de la septième pièce du cycle Weiss / Weisslich, le bruit blanc est intentionnellement laissé dans son état le plus brut. La seule question qui occupe le compositeur est alors celle de la durée et par analogie la forme visuelle qui lui est attachée : avec quelle durée de bruit blanc perçoit-on un carré, et non un rectangle ? La pièce se réduit à cette réponse : 4 minutes. Chacun peut réaliser soi-même sa propre version de Weiss / Weisslich 7. Comme les 4:33 de John Cage, la question du cadre se fait ici fenêtre ouverte sur le monde : « une fenêtre n’est pas là pour que l’on s’attarde sur sa construction et sa charpente. Elle est là pour que l’on regarde à travers, ou pour laisser passer la lumière. L’art est une de ces fenêtres4 ». Les autres pièces du cycle n’auront de cesse d’ouvrir de telles fenêtres, donnant à entendre un nuancier de bruits blancs riche de mille détails. Weiss/ Weisslich12 (1994-1995) compile des enregistrements de bruits de fond de 18 églises silencieuses, tandis que Weiss/ Weisslich 18 (1992-1996) met en regard des enregistrements du bruit du vent soufflant à travers le feuillage de différents arbres : bouleau, sorbier, frêne, aulne, saule… Florilège de bruissements « naturels » révélant, en négatif, les pauvres capacités de l’ouïe à identifier des différences que l’œil capture en un instant.

Dans ses premières pièces instrumentales, au début des années 1990, le modèle du « tout, en même temps » propre au bruit blanc inspire au compositeur une écriture profuse, véloce, mais nullement tentée par le bruitisme instrumental alors en vogue. Dans Verkündigung (« Annunciation ») (1990), d’après la peinture éponyme de Domenico Veneziano et l’architecture de l’église principale d’Ulm (Ulmer Münster), Ablinger écrit pour les trois musiciens des parties indépendantes dont l’extrême virtuosité créée des apories instrumentales ; pour les résoudre, l’interprète doit faire des choix, introduire une part d’improvisation, envisager des approximations. Paradoxalement, la musique qui en résulte est vivace et d’une rare légèreté, comme en témoigne la dédicace aux musiciens maîtres dans l’art de voler : Franz Liszt, Alexander Scriabine et Cecil Taylor. L’écriture de Grisailles (1991-93), œuvre pour trois pianos inspirée par le triptyque de vitraux d’un monastère cistercien du 13e siècle, repose sur une semblable négociation avec le trop-plein. Le compositeur a commencé par multiplier les structures (ornementales, rythmiques, harmoniques) et pousser la complexité jusqu’à perdre le contrôle de son propre matériau. Une seconde phase d’écriture, soustractive, a consisté à tracer un cheminement à travers cette « broussaille » (« Dickicht »), supprimer des notes et adapter le matériau à l’idiome pianistique. Dans cette pièce ainsi que dans Der Regen, das Glas, das Lachen pour ensemble (1994) et Anfangen (:Aufhören) pour violon accordé en alto (1991), le compositeur introduit la permanence d’une tonique, une note répétée avec insistance. Ce geste intentionnel par excellence crée une hiérarchie : il met en relief un premier plan duquel se détache, en creux, un arrière-monde de petits sons, de résidus musicaux qui, par comparaison, paraissent non-intentionnels ou « accidentels ». Un dernier filtrage est alors opéré par l’auditeur : c’est lui qui navigue entre les différentes couches et structures de cette musique très dense ; c’est lui qui décide quand passer du premier plan à l’arrière-plan, de l’écoute verticale à l’écoute horizontale. Marcel Duchamp disait que le tableau est fait autant par l’artiste que par le regardeur ; chez Ablinger, c’est l’auditeur qui fait véritablement exister l’œuvre, lui donne sa forme véritable — une forme indéfiniment reconduite et variée. L’œuvre est comme un espace, qui reste toujours le même, mais dont la perception ne cesse de se modifier en fonction de la place qu’on occupe, du cheminement choisi, des détails sur lesquels on s’attarde.

Ce modèle de l’espace que l’on traverse prend parfois une forme littérale : dans Ohne Titel pour 3 pianos (1992), le critère de la hauteur est réduit à une seule note ; chaque musicien joue à un tempo différent, et cette désynchronisation attire l’attention sur la localisation des différentes attaques dans l’espace de jeu. Dans les 22 Kanons für Peter Lackner (2012), des simples gammes ascendantes sont reprises en canon de proportions par 6 pianos situés à des distances graduées de l’auditeur — plus l’instrument est éloigné, plus il joue vite. L’horizon de cette mise en espace est, métaphoriquement, une annulation du temps. Dans Weiss / Weisslich 22 (1986-1996), Ablinger « condense » par des moyens électroacoustiques des symphonies de Beethoven, Schubert, Bruckner, Mahler. Privées de leur déploiement temporel, les symphonies deviennent de pures qualités de son. Dans la série de pièces intitulées IEAOV (« Instruments and Electro-Acoustic Site-specific Verticalisation »), Ablinger applique ces procédés de « verticalisation temporelle » à des performances instrumentales enregistrées dans des lieux donnés. La série de pièces se présente comme une suite de monochromes absolument statiques : des « carrés » de bruits blancs diversement colorés (ils durent chacun 4 minutes) où perce le souvenir pétrifié d’un timbre instrumental et d’un espace de résonance. Plus rien ne subsiste ici d’une organisation du temps : aucune dramaturgie, ni début ni fin, à l’image du Rauschen, ce bruit de fond présent depuis la nuit des temps, qui excède l’écoute de part en part, la précède et la suit.

La musique et son autre

Le Rauschen ne se laisse pas intégrer dans une syntaxe musicale : le compositeur nous invite à l’écouter pour ce qu’il est, dans sa continuité et sa totalité phénoménologique. Pour autant, un grand nombre de pièces mettent en tension ces deux domaines ontologiquement séparés : le bruit enregistré et la musique. Dans la plupart des pièces du cycle Instrumente und Rauschen, la relation bruit / musique prend la forme d’une confrontation conflictuelle. Avec l’éponyme Instrumente und Rauschen (1995-96), Ablinger inverse la hiérarchie traditionnelle entre bruit parasite et discours musical : dans ces 24 petites pièces d’une vingtaine de secondes, la musique instrumentale, volontairement « sans qualités », est presque complètement occultée par un rideau de bruit blanc continu diffusé sur haut-parleurs. Le compositeur réemploiera ce principe de masquage à plusieurs reprises : dans Orchester und Rauschen (2003-2006), qui puise dans un répertoire de pièces pour orchestre déjà existantes (Stravinsky, Schönberg, Boulez…), ou encore dans 4 Weiss pour orchestre à cordes et bruit blanc (2018-2019), pièce atteignant un volume sonore extrême, proche de celui d’un concert de rock ou de noise music (lors de la création, les spectateurs du Konzerthaus de Vienne ont répondu par des huées presque aussi sonores). Loin pourtant de se limiter à une pure provocation, ce geste radical invite l’auditeur à aller « chercher le son à l’intérieur du son à l’intérieur du son5 ». De façon moins agressive, c’est à une semblable expérience que convie la longue pièce Orgel und Rauschen (Diaphanie 3) (1998-2000), où les différentes couches de son et de bruit blanc créent l’équivalent musical d’une diaphanie lumineuse. Ailleurs, le bruit retrouve sa dimension de surgissement : dans Two Strings and Noise pour violon, violoncelle et haut-parleur (2004), il se limite à un « pop » aussi bref et sonore que possible, événement qui vient couper en son centre la note tenue des instruments à cordes. Le cadre d’écoute est alors considérablement dérangé par l’écart de volume, l’opposition presque graphique entre la ligne horizontale immuable et le choc d’un trait vertical brutal. D’autres pièces systématisent ce principe : dans 1-127 pour guitare électrique et CD (2002), une gamme descendante, calme et placide, répétée 127 fois avec des variations rythmiques subtiles, se trouve chaque fois interrompue par l’irruption chaotique du bruit ambiant de Berlin. Cette fois, en revanche, la répétition immuable du principe crée un horizon de relative prévisibilité.

Mais la relation entre bruit et musique ne se limite pas à cette apparente absence de lien. À partir de 1997, sous l’influence du réalisme photographique dont il cherche un équivalent en musique, Ablinger imagine une situation où la musique agirait comme une « grille » de rationalisation du réel. De même que le photo-réalisme mobilise les techniques picturales très anciennes pour reproduire des photographies, Ablinger emploie les instruments classiques pour restituer autant que possible les spectres sonores issus d’enregistrements de bruits divers. Ablinger travaille alors en étroite collaboration avec l’IEM de Graz (Institüt für Elektronische Musik und Akustik) qui lui offre les outils d’analyse spectrale nécessaires : grâce à un diagramme dont la fréquence (f) et le temps (t) sont l’ordonnée et l’abscisse, le phénomène sonore continu est rationalisé en hauteurs et rythmes, qui deviennent les notes de musique de la partition. Cette opération de transduction prend des formes musicales très différentes selon l’instrumentation choisie, mais aussi selon la finesse ou la grossièreté des « grilles » (de fréquence et de temps) adoptées par l’outil d’analyse.

Quadraturen IV, (« Selbstportrait mit Berlin ») pour ensemble et CD (1995-1998) illustre à merveille l’écart, la disjonction que peut produire cette opération. Cette pièce s’ouvre sur une suite régulière d’accords très serrés et complexes, à laquelle vient se greffer une phonographie de trafic urbain. Plusieurs fois, la suite d’accords s’arrête, puis reprend, à un tempo différent ; à d’autres moments, la rumeur urbaine disparaît pour laisser les accords à nu. Il faut un certain temps avant que l’auditeur ne s’aperçoive du lien littéral et nécessaire qui existe entre ces deux plans que tout semble opposer, l’un abstrait, presque abscons, l’autre concret et anecdotique. Se produit alors une rupture du régime d’écoute : un troisième plan s’ouvre, crée une profondeur spatiale, à la manière d’une image en trois dimensions.

Sous-titré « Wirklichkeit » (réalité), le troisième volet des Quadraturen est un cycle à part entière, une suite d’études centrées sur un instrument construit spécialement pour l’occasion par Winfried Ritsch : un piano mécanique contrôlé par ordinateur. Avec cet instrument, le paramètre de la fréquence est limité aux 88 demi-tons du piano classique — ceux-là même que Debussy prenait comme point de départ pour composer. En revanche, grâce à l’exactitude du dispositif technique, la grille temporelle peut être resserrée à l’extrême (16 unités par secondes), bien au-delà des capacités humaines d’un pianiste. Cet instrument-monstre peut alors reproduire n’importe quel type de son, sans limitation quant à la polyphonie : les rumeurs de l’extérieur captées en temps réel (l’installation sonore Quadraturen IIIe (Schaufensterstück)), et surtout les voix parlées de Fidel Castro (« Fidelito / La Revolución y las Mujeres ») ou d’Arnold Schönberg (« A Letter from Schoenberg »). Les voix parlées ont une importance particulière dans le cycle : transformées en partitions pour piano mécanique, leur puissance mimétique est surprenante. Grâce à la ductilité du mécanisme, chaque micro-variation dans l’élocution de la voix se traduit par un événement pianistique : les consonnes (transitoires d’attaques) deviennent de furtifs clusters dans l’extrême aigu, tandis que les voyelles se métamorphosent en mouvements instables dans le registre medium. L’effet est d’autant plus saisissant lorsqu’un surtitrage vidéo accompagne la partition : alors l’illusion d’entendre une voix humaine à travers le piano est totale.

La richesse expressive de la voix parlée inspire à Ablinger une autre série de pièces qui est sans doute sa plus célèbre : Voices and piano (1998 - …). Reprenant à son compte les travaux mettant en évidence la musicalité de la voix parlée, depuis Leos Janacek jusqu’à René Lussier en passant par Steve Reich, Ablinger agence sous la forme d’un récital pour piano et haut-parleur une collection de portraits vocaux de personnalités célèbres (Bertolt Brecht, Gertrude Stein, Ilya Prigogine…). La partition pour piano est issue des données de l’analyse spectrale, de sorte que le pianisten’accompagne jamais la voix au sens traditionnel, mais en produit une sorte de redoublement synchrone. Le compositeur parle à ce propos de « comparaison » : « le langage et la musique sont comparés ». La variation des filtres d’une pièce à l’autre est toutefois assez souple pour que s’immiscent dans l’écriture des réminiscences inattendues, comme l’écrit le pianiste Nicolas Hodges à qui l’œuvre est dédiée : « fantômes de jazz, de chansons folkloriques chinoises, ou d’une danse pastorale ».

Un art situé

Qu’elle mobilise le réel sous la forme de document sonore ou en reproduit une restitution musicale, l’œuvre de Peter Ablinger semble exemplaire de ce que le philosophe Harry Lehmann a qualifié de tournant vers une « esthétique du contenu » (Gehaltsästhetik6). Le compositeur pratique un art situé par excellence, c’est-à-dire conscient du lieu et du temps dans lequel il s’inscrit. En découle une certaine indifférence à la tradition léguée par le passé. Lorsqu’il se tourne vers l’opéra (Stadtoper Graz (2000-2005), puis Landschaftsoper Ulrichsberg (2007-2009), et City Opera Buenos Aires (2006-2011)), Ablinger dépouille le genre de toutes ses conventions théâtrales et n’en retient que le caractère intermédia — le Gesamtkunstwerk. Rien ne ressemble moins à des opéras traditionnels que ces chantiers ouverts où se croisent, dans des configurations chaque fois renouvelées, les différentes ramifications de son œuvre : musique, arts visuels, littérature, performance… Les lieux dans lesquels ces pièces sont créées sont leur seul et unique « thème » : il s’agit, en étroite collaboration avec les habitants, d’en dresser un portrait à la fois acoustique, architectural et social.

Derrière cette volonté de situer l’œuvre se loge une critique des résidus aristocratiques des institutions musicales. Dans ses notes d’intention pour la pièce Wachstum, Massenmord pour orchestre et sous-titres vidéo (2011), Ablinger tient des propos particulièrement acerbes sur l’orchestre symphonique comme appareil : « l’orchestre est presque aussi anachronique que la musique contemporaine elle-même. Sa structure est un scandale anti-constitutionnel par son sexisme, son autoritarisme anti-démocratique et anti-collectivité. Les structures autoritaires qu’il célèbre sont une attaque envers l’autonomie humaine, la liberté de l’esprit et toute conception de l’art qui n’est pas celle d’un régime totalitaire7. » L’œuvre même se trouve prise dans une aporie, entre refus et acceptation d’une tradition largement honnie, aporie dont la résolution est portée par le sur-titrage vidéo. En faisant apparaître les mots du titre « Wachstum, Massenmord » peints en rouge à la bombe sur un mur, l’écran transforme les interjections orchestrales en fragments de langage. C’est en « situant » la musique que celle-ci échappe à son statut de pur objet d’art.

L’œuvre d’Ablinger se trouve aux prises avec ce genre de dilemme, propre à une production artistique qui se veut simultanément critique de l’art. Dans un entretien avec Trond Olav Reinholdtsen, il s’explique : « la raison pour laquelle les arts visuels ou plus directement, la réalité, ont été (et demeurent) mes meilleurs professeurs est mon désir de faire quelque chose qui ne soit pas immédiatement de l’art, et ne soit pas aisément catégorisé. Si je devais écrire pour quatuor à cordes, le couvercle se refermerait sur la boîte avant même que la première note ne sonne8 ». On trouvera une illustration littérale de ces propos dans la pièce très ironiquement titrée Zweites Streichquartett (Second quatuor à cordes) (2009-2013). Dans une première version de cette installation vidéo, un plan fixe nous montre un quatuor de musiciennes voilées dans une rue de Mesr, en Iran, assises avec leurs instruments dans la posture qui précède le jeu. L’image même est porteuse d’une charge politique très forte car les femmes n’ont pas le droit de jouer publiquement de la musique dans ce pays. Mais jouent-elles vraiment de la musique ? Pendant toute la vidéo, l’oreille et l’oeil guettent les premières notes d’un hypothétique « second quatuor à cordes » de Peter Ablinger. Mais rien ne vient, pas une note de musique sinon l’imperturbable bruit du vent dans le micro. Une version plus récente de la vidéo nous montre ces mêmes images, complétées, en écran divisé, par trois autres quatuors à cordes tout aussi silencieux et immobiles, dans d’autres lieux et d’autres moments : le Silesian Quartet sur le sable au bord de la mer, le Neoquartet sur un carré de pelouse près d’une rue très passante, et le Sonar Quartett en intérieur, dans un espace de passage. Ce que la première version avait de déceptif se transforme ici en agencement, en composition. Le fait de multiplier par quatre ces situations de « silence » instrumental amplifie l’activité qui les entoure : les bruits de fond, bien sûr, mais également les accidents et imprévus visuels. A côté de ces musiciens immobiles et réduits au silence, tout paraît incroyablement vivant : les mouvements des feuilles d’arbre agitées par le vent, les passages des voitures et des bus, une fillette qui joue à la balle et oblige parfois les musiciennes du Sonar Quartett à réajuster leur position d’archet… bref : l’ici et maintenant vaut mieux que la tradition, réduite à l’état de statue de cire.

S’agirait-il d’enfermer la tradition musicale dans un tombeau, demande Trond Olav Reinholdtsen ? Oui, n’hésite pas à répondre Ablinger, s’il le pouvait, il le ferait. Comprendre par là : non pas détruire les œuvres, mais les systèmes hiérarchiques qui les conditionnent, les figures d’autorité qui les surplombent, à commencer par celle de compositeur. L’œuvre d’Ablinger pourrait bien rêver d’un monde où le statut d’artiste n’est plus le privilège d’une poignée d’individus, mais une manière de voir le monde, partagée par tous. Il cite Henri Bergson dans Le rire : « Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l’unisson de la nature9. »


  1. On en trouve une recension, parmi d’autres, dans le texte « Recitative and Aria » accessible sur le site internet du compositeur.
  2. Chapitre « Weiss » accessible sur le site du compositeur.
  3. Peter Ablinger, HÖREN hören / Hearing LISTENING, Heidelberg, Kehrer Verlag, 2008, p. 94.
  4. Ibid., p. 6.
  5. Notes de pochette du CD Orgel und Rauschen (Diaphanie 3), Los Angeles, River Records, 2003.
  6. Harry Lehman, Gehaltsästhetik, Münich, Wilhelm Fink Verlag, 2016.
  7. Texte consultable sur le site internet du compositeur.
  8. Peter Ablinger, HÖREN hören / Hearing LISTENING, op. cit., p. 95.
  9. Henri Bergson, Le rire [1900], Paris, Flammarion, 2013, p. 115.
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