Parcours de l' oeuvre de Olga Neuwirth

par Jérémie Szpirglas

En ce tournant de siècle, période synonyme de poussée technologique, de scepticisme désenchanté et de combats larvés toujours plus durs à mener, le monde des arts se dirige quant à lui vers une plus grande transversalité, bouillonnement indistinct et fertile qui est bien davantage qu’une interdisciplinarité : une indisciplinarité.
Née en 1968, Olga Neuwirth est fille de ce chaos trouble et sans frontière et entretient avec cet univers artistique en pleine prolifération des relations étroites et singulières. Ses œuvres sont d’ailleurs bien souvent « multimédias » — en ce sens qu’elles font appel, outre les outils de production sonore, à des médias variés : vidéos, jeux de lumières… Musicalement, ses inspirations, références et instrumentariums embrassent une période extrêmement large, de la musique ancienne au vingtième siècle jusqu’aux diverses écoles contemporaines — elle cite Edgard Varèse et Luigi Nono comme ses deux grands modèles — et aux autres musiques, comme le jazz — dans lequel elle est tombée étant petite, son père étant pianiste de jazz. Mais ses inspirations s’étendent bien au-delà du musical. Son œuvre — qu’on a pu qualifier tour à tour de corrosive, acide, exubérante, fulgurante, abrasive — cache, sous ses aspects sauvages de tornade dévastatrice de sons mordants, une richesse labyrinthique qui emprunte aux autres modes d’expression artistique en transposant leurs caractéristiques formelles intrinsèques ainsi que leurs syntaxes. C’est là qu’il faudra chercher nos clefs d’écoute.

La rigueur de l’indiscipline

À bien considérer sa carrière, on constate que les principaux jalons, les étapes décisives vers la maturité créatrice et la reconnaissance, ont une origine extra-musicale. Toutefois, si le nom d’Olga Neuwirth est habituellement associé au cinéma et autres arts visuels — qu’elle a étudiés à San Francisco dans les années 1980 et auxquels elle doit certes beaucoup, comme on le verra —, la littérature reste le seul art non musical qui ait pour elle un véritable statut à part. Il suffit pour s’en rendre compte de parcourir l’inventaire de ses œuvres où l’on trouve, en vrac, Goethe (…morphologische Fragmente…), Baudelaire (Spleen), James Joyce et Michel Butor (!? Dialogues suffisants !?), les surréalistes avec notamment Leonora Carrington (Bählamms Fest), le fantastique de Vilém Flusser et Louis Bec (Vampyrotheone ou Akraote Hadal), Gertrude Stein (Five Daily Miniatures), William S. Burroughs (Nova Mob), Paul Auster (…ce qui arrive…), Georges Pérec (La Vie — …ulcérant(e)) et Hermann Melville, sans parler d’Elfriede Jelinek (Nobel de Littérature 2004), dont le nom est indissociablement lié au sien et avec laquelle elle entretient une relation des plus fructueuse depuis leur rencontre à la fin des années 1980.
La littérature — et les textes qui la composent — occupent donc une position centrale dans l’univers d’Olga Neuwirth et remplissent un rôle tout aussi essentiel dans sa musique. Son attachement au théâtre, et au théâtre musical — plus précisément au théâtre musical multimédia — en témoigne. « J’ai grandi avec des écrivains, dit-elle à Frank Madlener en mai 2004, les mots ont toujours été importants pour moi. Le théâtre musical rassemble tout ce qui m’intéresse : le langage et le chant, l’électronique et l’espace, la musique live et enregistrée.1 » Cependant, au contraire de certains de ses contemporains qui interrogent l’essence première du verbe, Neuwirth traite le texte avec un grand respect. Le langage est moins pour elle le lieu d’une déconstruction, d’un jeu sur les sonorités et la sémantique qu’un support narratif, un fil conducteur. C’est aussi une voix, qui participe, par ses qualités acoustiques propres, à l’élaboration de l’image sonore en même temps qu’au discours (à l’instar de la voix de Paul Auster, reproduite telle quelle dans …ce qui arrive…).
Si le texte peut lui apporter le matériau de base de sa musique (idée de départ, scénario et images associées, ainsi que quelques éléments sonores bruts), les autres arts l’inspirent quant à son architecture. Sans nécessairement lui fournir clefs en main la forme globale d’une œuvre, ils sont pour elle une formidable réserve de procédés rhétoriques, processus d’évolution et systèmes de développement qu’elle peut transposer à sa guise (et à sa manière) vers son langage musical.
Il en va ainsi de procédés architecturaux — pour torsion : transparent variation elle s’inspire des formes du Mémorial de la Shoah de Daniel Libeskind à Berlin, et des sculptures de Naum Gabo — ou de procédés couramment utilisés dans les arts plastiques et visuels (elle s’est aussi inspirée de la nature, comme le développement proliférant de la vigne éponyme pour Lonicera Caprifolium). Dans un entretien accordé à David Sanson pour le Festival d’Automne 2008, elle explique comment, pour composer Hooloomooloo, elle s’est inspirée d’un triptyque de Franck Stella : « Il s’agit de tableaux en relief. Or, ce qui m’intéresse dans la musique, c’est l’espace. Non seulement l’architecture, l’espace proprement dit, mais aussi, à l’intérieur de la partition, cet espace orchestral tel qu’il existe par exemple chez Mahler. Dans ce triptyque, à partir d’un arrière-plan à deux dimensions, se déploie une impression d’espace qui est feinte, non véritablement tridimensionnelle. Ce jeu de va-et-vient entre le premier plan et l’arrière-plan est au centre de la partition. Les sons ne sont pas spatialisés, répartis dans l’espace, mais produits à partir d’une perspective centrale, sur la scène : dans ce mince espace entre la bande enregistrée et les trois ensembles naît un espace fictif.2 »
Il n’est cependant aucun art auquel elle emprunte davantage qu’au cinéma qu’elle a étudié — son mémoire de maîtrise traitait de « La musique de film dans L’amour à mort d’Alain Resnais » — et auquel elle fait constamment référence — avec des hommages à Federico Fellini, René Clair, Alfred Hitchcock ou David Lynch, parmi d’autres. « Il faut penser au cinéma, dit-elle à Frank Madlener, penser au mouvement, à la lumière. […] Tout comme au cinéma, on peut assembler plusieurs niveaux simultanément. J’ai grandi avec cela : j’ai étudié cette temporalité du montage cinématographique […].3 »
Cette temporalité bouleverse radicalement la logique — que, à défaut d’un terme plus approprié, on qualifiera de « narrative » — de sa musique. Olga Neuwirth ne se contente pas de jouer du collage. Elle n’est pas seulement monteuse, mais chef opératrice, directrice de la photographie et metteuse en scène, et transpose les notions, pourtant spécifiques au cinéma, de zoom, gros plan, traveling, panoramique, fondu enchaîné, plan séquence, surexposition, etc. Elle juxtapose des plans souvent issus d’univers très lointains les uns des autres comme des changements soudain de décor, ou de lumière. Loin de toute continuité formelle au sens classique du terme, ce parti pris dans l’écriture — succession impétueuse de courtes situations sonores, d’interruptions et de césures abruptes, d’objections, contradictions et revirements riches en contrastes, chacune véhiculant une perspective sonore en pleine mutation — donne au contraire à la musique une allure « catastrophique », insaisissable et pleine de singularités.
Dans une note de programme consacrée à Lonicera Caprifolium, Olga Neuwirth cite quelques passages des Notes sur le cinématographe, de Robert Bresson (1975), qui résument comment le travail de cinéaste peut enrichir celui de la compositrice : « Il faut qu’une image se transforme au contact d’autres images comme une couleur au contact d’autres couleurs. Un bleu n’est pas le même bleu à côté d’un vert, d’un jaune, d’un rouge. Pas d’art sans transformation.4 » Les choix de montage déclenchent donc, au sein de chaque cellule sonore indépendante, un processus spécifique, propre à cette cellule. L’aspect fragmenté et contrasté du montage est également un gain précieux au discours : « La fragmentation est indispensable si on ne veut pas tomber dans la représentation. Voir les êtres et les choses dans leurs parties séparables. Isoler ces parties. Les rendre indépendantes afin de leur donner une nouvelle indépendance.5 »
Mais Neuwirth ne se limite pas à ces bases du langage cinématographique. Dès lors que le travail d’un cinéaste la passionne, elle s’empresse d’imaginer comment intégrer ses procédés rhétoriques propres à sa musique. Il en va ainsi par exemple de Hitchcock (!?Dialogues Suffisants !?) et de Lynch, bien sûr, dont elle a transposé, avec Jelinek, le film Lost Highway à la scène — avec pour résultat un chef d’œuvre de théâtre musical. « Dans mon opéra, dit-elle à David Sanson, j’ai cherché à traduire musicalement ces boucles temporelles qui sont à l’œuvre dans Lost Highway. La question est de savoir ce qui est vrai, ce qui est faux, d’où proviennent les sons. Souvent, on se demande si ce que l’on entend est un instrument jouant en direct ou bien la diffusion de quelque chose de déjà enregistré : j’ai essayé d’appliquer au plan acoustique la manière dont Lynch traite ces questions avec les images.6 » Ses propres contributions à la musique de film montrent également la souplesse et l’intelligence de sa démarche.

Amphibiguité

À cet aspect formel « catastrophique » s’ajoute l’aspect hautement déroutant des sons qui y vivent — une esthétique sonore qui tient à la fois d’Edgard Varèse (sons violents, mordants, fulgurants), d’Helmut Lachenmann (sonorités bruitistes), d’Adriana Holszky (sons inouïs) et, dans le lointain, de l’école spectrale, qu’elle a rencontrée en la personne de Tristan Murail. Olga Neuwirth aime faire se heurter des sons très différents. Ajoutant à l’hétérogénéité des timbres la diversité des sources et modes de production, elle pratique une forme d’anamorphose sonore — le musicologue Jean-Noël van der Weid inventera pour elle le néologisme d’« amphibiguité ». Elle associe ainsi, souvent à grands renforts d’électronique, un instrumentarium excessivement large (qui va des instruments baroques, à la guitare électrique, en passant par les Ondes Martenot) et des bruits issus du quotidien, créant ce qu’elle appelle des « hypersons » ou « sons androgynes » — un terme, là encore, hautement approprié, la tessiture de contre-ténor, androgyne par excellence, étant régulièrement sollicitée dans toute son œuvre.
C’est sans doute ce qui la fascine tant chez Klaus Nomi — outre sa personnalité artistique et médiatique, et ce qu’elle a représenté dans les milieux underground et queer au cours des années 1970 et 1980 (Nomi meurt du SIDA en 1983 à l’âge de 39 ans) — : cette voix si particulière, qui couvre un ambitus hors norme, du baryton-basse au contre-ténor.
« Au côté sombre et au pessimisme des états psychologiques (ainsi qu’à l’état sombre du monde) tels que Klaus Nomi les évoque dans ses chansons extravagantes et qui peuvent bien souvent nous paraître absurdes, écrit-elle, il s’agirait d’opposer une sorte de légèreté, même si selon moi, une intégration des deux personnes, Klaus Sperber [NDR : le vrai nom de Klaus Nomi] et Klaus Nomi, n’a hélas jamais eu lieu de son vivant. Ses songs et son masque deviennent pour lui une sorte d’Atlantide, le monde onirique d’un enfant, une utopie. Comme Lewis Carroll, c’est un maître du travestissement avec son art de parler/chanter à travers des masques, de se déguiser, de devenir et d’être autre, de se cacher, et sa voix elle-même. Ainsi, ses shows deviennent comme un rêve d’enfant, se formant à partir d’énigmes, d’indices, d’ironies et de nonsense : “a delight of wonderful stories and off we go with fresh series and new adventures”. Nomi nous invite à monter sur sa nef des fous pour découvrir le monde.7 »
La marginalité du personnage est bien évidemment un aimant supplémentaire pour Olga Neuwirth — et la partition témoigne de la variété d’origine des emprunts sonores de la compositrice.
Sons acoustique instrumental, acoustique bruité, bande magnétique et sons métissés, traités en direct par l’électronique se mêlent indistinctement. Les timbres connus, purs et entiers (comme ceux des instruments acoustiques), sont dépouillés de toute référence historique, érodés puis détruits. L’auditeur se trouve rapidement dans l’incapacité totale de reconnaître l’origine des sons : sont-ils acoustiques ou électroniques ? Olga Neuwirth se refuse à les distinguer, aussi bien qu’à les ajuster entre eux, cette hybridation dégénérescente engendrant une forme nouvelle de tension fonctionnelle et spatiale au sein du tissu musical. Si elle affirme que « la façon de penser l’électronique venant de l’école spectrale et pratiquée à l’Ircam n’est pas vraiment la [sienne]8 », elle ne nie pas sa part d’héritage venu de la spectralité. Évoquant son Concerto pour trompette …miramondo multiplo…, par exemple, elle décrit des techniques d’orchestration très proches de celles développées par Grisey et ses compagnons de route.
Tous ces éléments (les labyrinthes faits de détours soudains et interruptions brutales dans lequel l’auditeur se perd, aussi bien que ses hypersons), qui interpellent dès la première écoute, participent d’une entreprise systématique de déconstruction de nos habitudes d’écoute. Si cette affirmation peut apparaître comme un poncif, il faut bien admettre que peu de compositeurs y parviennent avec autant élégance et d’efficacité : il y a une touche Neuwirth, comme il y a un humour Hitchcock, un style Resnais, un surréalisme Lynch et une Lubitsch Touch — la Neuwirth Touch est ironique et tendre, délicat équilibre d’humour grotesque et noir, de scepticisme et de distanciation, et sans aucun pathos.
Aello - ballet mécanomorphe (2016-2017), concerto pour flûte solo, 2 trompettes, cordes, synthétiseur et machine à écrire, est un condensé de cette Neuwirth Touch. Commandée dans le cadre de la célébration du tricentenaire des Concertos Brandebourgeois de Johann Sebastian Bach, l’œuvre se devait de faire référence au quatrième Concerto pour violon principal, deux « flauti d’echo » et cordes. Comme souvent avec Olga Neuwirth, la contrainte devient une opportunité : en l’occurrence, les circonstances de la commande lui rappellent une petite remarque attribuée à Colette, selon laquelle « La musique de Bach est une sublime machine à coudre ». En guise de continuo, la compositrice adjoint donc une machine à coudre au clavecin canonique (un clavecin délibérément dénaturé au moyen du synthétiseur) ainsi que quelques autres objets mécaniques du quotidien, et même un glassharmonica dans le mouvement lent. Une manière de « revisiter », non sans humour, la « mécanique » de la musique baroque, qui permet en outre à la compositrice de tourner ses regards vers les musiques mécaniques (et notamment les orgues de barbarie si souvent désaccordés, mais aussi les prodigieux pianos mécaniques de Conlon Nancarrow, qui nourrissent le traitement du matériau musical), voire le cirque. Bref, un « ballet mécanomorphe », comme son titre l’indique.
La flûte soliste est bien sûr un clin d’œil aux deux « flauti d’echo » du quatrième Brandebourgeois, mais ce sont surtout les deux trompettes assourdies qui en reprennent le rôle concertant (nécessairement déformé). C’est ainsi qu’entre la flûte soliste, les trompettes et le « ripieno » s’instaure un jeu de questions/réponses au matériau familier et néanmoins toujours détourné par de savants désaccords, détimbrages, modes de jeu, pirouettes agogiques et autres jongleries sonores. Pour Olga Neuwirth, tous les instruments sont comme des jouets, avec lesquels elle se joue de notre mémoire et de nos frustrations…

« L’artiste en colère »

Ainsi Neuwirth interroge-t-elle inlassablement nos perceptions, déjouant les attentes. Non contente de précipiter nos sens dans la confusion, elle ne fait aucun effort pour nous faciliter la tâche : plutôt que de démonter pièce par pièce nos mécanismes d’écoute (et les couches de sens sédimentées qui s’accumulent sur le matériau sonore pour le transformer en langage), elle préfère ménager à l’inconscient de l’auditeur un espace de liberté acoustique où il devra lui-même s’en charger. Elle ne laisse aucun détail auquel la conscience pourrait se raccrocher, aucun son au sens défini et/ou constant. Elle défigure le son pour faire naître de nouvelles associations d’idées, qui, avec un peu de chance, seront dégagées de quelques présupposés sociaux ou culturels. Les clichés sont, comme chez Elfriede Jelinek, caricaturés, satirisés, disséqués dans leur banalité jusqu’à les défaire de tout lien au langage. L’auditeur est incité à sortir de sa coquille et à comprendre par une écoute active. Le but ultime de la démarche étant de faire penser les gens par eux-mêmes, elle les bouscule dans leurs certitudes avec un humour féroce.
À propos de son opéra Bählamms Fest, elle écrit : « J’ai cherché un matériau avec lequel on oscillerait entre le rire et les larmes. Je pense que l’on peut rire du fait d’être humain, mais que la vie est également triste et désolante. J’aime autant le comique que son contraire. Dans l’histoire de Leonora Carrington, ces deux aspects sont présents. D’un côté, la pièce est comique — André Breton l’a décrite comme étant d’un « érotisme comique ». Le rire est un état d’exception. Il est au-dessus des lois, il montre le défendu. Mais le rire peut aussi être une forme de résistance contre la peur. Le rire dans cette pièce se situe au-delà du verbal. D’un autre côté, il y a une présence constante de l’inéluctable et de la peur.9 »
Si le rire est une forme de résistance contre la peur, la musique est pour Olga Neuwirth, « dépressionniste autrichienne » autoproclamée, une arme de résistance face à la marche déréglée du monde, un doigt pointé vers l’absurdité et l’irrationnel de l’existence humaine.
« J’aimerais m’adresser à des hommes conscients de leur pensée, pensant par eux-mêmes et qui cherchent par-dessus tout dans la musique et dans l’art le reflet de l’homme en quête, bien décidé à saisir l’habituel, à dépasser le pouvoir et à se plonger dans l’inconnu pour s’en retrouver plus ouvert et plus tolérant envers ce qui l’entoure.10 »
Ces propos, tenus le 19 février 2000 par Olga Neuwirth lors d’une protestation contre la formation du gouvernement de coalition incluant le FPÖ, le parti d’extrême droite de Jorg Haider, nous rappellent l’engagement de la compositrice qui, plus ou moins ouvertement, traverse toute son œuvre, comme un message lancinant et douloureux.
« Ma musique n’est pas agressive bien que son impact sur la perception soit très direct. Elle est plutôt pleine de colère. […] Ma musique est une protestation purement musicale contre ce qui se passe.11 »
Connaissant cet engagement qu’elle a féru au corps, c’est tout naturellement que le Wiener Konzerthaus lui commande en 2016 une musique pour La Ville sans Juifs, film muet réalisé en 1924 par Hans Karl Breslauer, restauré et complété de scènes longtemps manquantes et redécouvertes sur un marché aux puces parisien. Véritable pamphlet contre l’antisémitisme d’après un livre du journaliste Hugo Bettauer (qui sera assassiné par un jeune nazi quelques temps après la première projection du film), cette farce sidère encore aujourd’hui par sa puissance prémonitoire la fascine.
Outre l’accompagnement de la narration (pour lequel elle n’use qu’avec circonspection de la pure représentation, ce que Hanns Eisler appelait « Mickey Mousing »), Olga Neuwirth choisit avec soin son matériau et ses citations pour faire à son tour de sa partition un pamphlet contre les hypocrisies et bassesses d’une certaine classe politique autrichienne depuis l’après-guerre, qui n’a rien à envier à celle du film.
« Il m’importait, confie-t-elle, de ne pas caricaturer de trop les personnages et de les prendre au sérieux afin que le spectateur le puisse également. Car, en dépit de mon sentiment de paralysie face au constat que la situation n’a que très peu évolué, et pour éviter les clichés même si j’y fais souvent des clins d’œil, j’ai tenté de garder une certaine vivacité en étant tour à tour touchant et âpre, chaleureux et ouvert, amusant et en colère, engagé et détaché, humoristique et triste — mais cela m’a été très très difficile. Car il ne s’agit pas seulement de cet antisémitisme si profondément enraciné dans l’esprit autrichien, mais aussi d’identité et d’altérité, ainsi que de sentiments de foyer et d’exil.12 »

Dans le sillage d’Hermann Melville

La xénophobie était déjà au cœur de The Outcast (2012) (Le Paria). Creusant plus encore le genre de l’opéra déjà renouvelé en compagnie d’Elfriede Jelinek, cette « musicstallation-theater », comme le qualifie Neuwirth, revisite Moby Dick d’Hermann Melville sous l’angle de la crise globale et multiforme (politique, sociale et environnementale) qui affecte notre monde contemporain. Transposition fidèle du roman à la contemporanéité, The Outcast marque en outre l’irruption d’Hermann Melville dans l’univers de la compositrice — même si l’œuvre de l’écrivain américain irriguait très certainement son imaginaire depuis de nombreuses années. « C’est précisément son hétérogénéité qui est fascinante chez Hermann Melville, écrit Olga Neuwirth, et c’est elle qui lui a valu tant d’hostilité de son vivant. Il s’est soustrait, dans son écriture, à l’obligation d’illustrer un genre unique. » Derrière l’hommage, il est difficile de ne pas lire ces mots comme un autoportrait.
Melville est à nouveau au cœur de Le Encantadas o le avventure nel mare delle meraviglie, (Les Enchantées ou les aventures en mer des merveilles), produit à l’Ircam en 2015. Le titre fait référence au recueil éponyme, dans lequel le romancier évoque les Galápagos (autrement appelées Les îles enchantées). L’idée de l’archipel se traduit ici par une dispersion de l’ensemble en 6 groupes disséminés dans l’espace. Seulement Olga Neuwirth a souhaité unifier cet éclatement au sein d’une structure acoustique commune. Cette ressource spatiale, Olga Neuwirth est allée la chercher bien loin des îles Galápagos, dans un autre archipel, celui de Venise. Plus particulièrement dans l’église San Lorenzo où fut créé le Prometeo de Luigi Nono en 1984 — Nono qui, depuis toujours, figure en bonne place au panthéon musical de la compositrice. Olga Neuwirth a entrepris de modéliser et recréer l’acoustique très singulière de cette église, aujourd’hui fermée au public, grâce aux recherches de l’équipe Espaces acoustiques et cognitifs de l’Ircam, à l’aide d’une technologie en trois dimensions appelées « réseau sphérique de microphones ». Cette acoustique « artificielle » vient ainsi colorer la matière instrumentale pour accompagner le voyage maritime, tout en donnant également une forme de cohérence à cette pièce sinon assez hétérogène — chaque « île » de l’archipel proposant un panorama sonore propre, réel ou virtuel, entre lesquelles l’auditeur navigue.
Travaillant l’informatique musicale depuis des décennies, Olga Neuwirth admet que « la technologie n’est pas sans sa part d’ombre. Il y a là une ambiguïté incroyable. À un moment, on bascule de plus en plus vers un univers artificiel, surtout le monde parlé, que nous avons obtenu par des voix synthétiques, avec des sons exclusivement synthétiques. Les musiciens ne jouent plus. La pièce toute entière est un jeu constant de brouillage des pistes. On ne sait plus quelle est la source de quel son. »
Ou comment pousser plus loin encore l’ambiguïté sonore chère à la compositrice.


1. Entretien avec Franck Madlener et textes de Max Nyffeler, Olga Neuwirth, « Portrait de l’artiste en colère », in Programme du festival Musica (Strasbourg), Sept/Oct 2004, p.19-21 et 46↩
2. Entretien avec David Sanson, in Programme du concert du 6 novembre 2008, Théâtre du Châtelet, Festival d’Automne à Paris, p. 4↩
3. voir note 1↩
4. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, NRF, 1975↩
5. Ibid.↩
6. voir note 2↩
7. Note de programme de Hommage à Klaus Nomi, traduit de l’allemand par Martin Kaltenecker↩
8. Ibid.↩
9. Olga Neuwirth, in livret d’accompagnement de son enregistrement de Bählamms Fest, par le Klangforum Wien, Johannes Kalitzke (direction), 2 CD KAIROS, 2003, 0012342 KAI, enregistré à Vienne (Sofiensäle) en 1999↩
10. Olga Neuwirth, I Won’t be Yodelled Out of Existence, Discours donné lors d’une manifestation à Vienne le 19 février 2000 contre la formation d’un gouvernement de coalition incluant FPO autour de Jörg Haider↩
11. voir note 1↩
12. Entretien accordé à l’auteur en octobre 2018.↩

© Ircam-Centre Pompidou, 2009

sources

Texte révisé en juin 2022.



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