Parcours de l'Ɠuvre de Olga Neuwirth

par Jérémie Szpirglas

En ce tournant de siĂšcle, pĂ©riode synonyme de poussĂ©e technologique, de scepticisme dĂ©senchantĂ© et de combats larvĂ©s toujours plus durs Ă  mener, le monde des arts se dirige quant Ă  lui vers une plus grande transversalitĂ©, bouillonnement indistinct et fertile qui est bien davantage qu’une interdisciplinarité : une indisciplinaritĂ©.
NĂ©e en 1968, Olga Neuwirth est fille de ce chaos trouble et sans frontiĂšre et entretient avec cet univers artistique en pleine prolifĂ©ration des relations Ă©troites et singuliĂšres. Ses Ɠuvres sont d’ailleurs bien souvent « multimĂ©dias » — en ce sens qu’elles font appel, outre les outils de production sonore, Ă  des mĂ©dias variĂ©s : vidĂ©os, jeux de lumiĂšres
 Musicalement, ses inspirations, rĂ©fĂ©rences et instrumentariums embrassent une pĂ©riode extrĂȘmement large, de la musique ancienne au vingtiĂšme siĂšcle jusqu’aux diverses Ă©coles contemporaines — elle cite Edgard VarĂšse et Luigi Nono comme ses deux grands modĂšles — et aux autres musiques, comme le jazz — dans lequel elle est tombĂ©e Ă©tant petite, son pĂšre Ă©tant pianiste de jazz. Mais ses inspirations s’étendent bien au-delĂ  du musical. Son Ɠuvre — qu’on a pu qualifier tour Ă  tour de corrosive, acide, exubĂ©rante, fulgurante, abrasive — cache, sous ses aspects sauvages de tornade dĂ©vastatrice de sons mordants, une richesse labyrinthique qui emprunte aux autres modes d’expression artistique en transposant leurs caractĂ©ristiques formelles intrinsĂšques ainsi que leurs syntaxes. C’est lĂ  qu’il faudra chercher nos clefs d’écoute.

La rigueur de l’indiscipline

À bien considĂ©rer sa carriĂšre, on constate que les principaux jalons, les Ă©tapes dĂ©cisives vers la maturitĂ© crĂ©atrice et la reconnaissance, ont une origine extra-musicale. Toutefois, si le nom d’Olga Neuwirth est habituellement associĂ© au cinĂ©ma et autres arts visuels — qu’elle a Ă©tudiĂ©s Ă  San Francisco dans les annĂ©es 1980 et auxquels elle doit certes beaucoup, comme on le verra —, la littĂ©rature reste le seul art non musical qui ait pour elle un vĂ©ritable statut Ă  part. Il suffit pour s’en rendre compte de parcourir l’inventaire de ses Ɠuvres oĂč l’on trouve, en vrac, Goethe (...morphologische Fragmente...), Baudelaire (Spleen), James Joyce et Michel Butor (!? Dialogues suffisants !?), les surrĂ©alistes avec notamment Leonora Carrington (BĂ€hlamms Fest), le fantastique de VilĂ©m Flusser et Louis Bec (Vampyrotheone ou Akraote Hadal), Gertrude Stein (Five Daily Miniatures), William S. Burroughs (Nova Mob), Paul Auster (
ce qui arrive
), Georges PĂ©rec (La Vie — 
ulcĂ©rant(e)) et Hermann Melville, sans parler d’Elfriede Jelinek (Nobel de LittĂ©rature 2004), dont le nom est indissociablement liĂ© au sien et avec laquelle elle entretient une relation des plus fructueuse depuis leur rencontre Ă  la fin des annĂ©es 1980.
La littĂ©rature — et les textes qui la composent — occupent donc une position centrale dans l’univers d’Olga Neuwirth et remplissent un rĂŽle tout aussi essentiel dans sa musique. Son attachement au théùtre, et au théùtre musical — plus prĂ©cisĂ©ment au théùtre musical multimĂ©dia — en tĂ©moigne. « J’ai grandi avec des Ă©crivains, dit-elle Ă  Frank Madlener en mai 2004, les mots ont toujours Ă©tĂ© importants pour moi. Le théùtre musical rassemble tout ce qui m’intĂ©resse : le langage et le chant, l’électronique et l’espace, la musique live et enregistrĂ©e.1 » Cependant, au contraire de certains de ses contemporains qui interrogent l’essence premiĂšre du verbe, Neuwirth traite le texte avec un grand respect. Le langage est moins pour elle le lieu d’une dĂ©construction, d’un jeu sur les sonoritĂ©s et la sĂ©mantique qu’un support narratif, un fil conducteur. C’est aussi une voix, qui participe, par ses qualitĂ©s acoustiques propres, Ă  l’élaboration de l’image sonore en mĂȘme temps qu’au discours (Ă  l’instar de la voix de Paul Auster, reproduite telle quelle dans 
ce qui arrive
).
Si le texte peut lui apporter le matĂ©riau de base de sa musique (idĂ©e de dĂ©part, scĂ©nario et images associĂ©es, ainsi que quelques Ă©lĂ©ments sonores bruts), les autres arts l’inspirent quant Ă  son architecture. Sans nĂ©cessairement lui fournir clefs en main la forme globale d’une Ɠuvre, ils sont pour elle une formidable rĂ©serve de procĂ©dĂ©s rhĂ©toriques, processus d’évolution et systĂšmes de dĂ©veloppement qu’elle peut transposer Ă  sa guise (et Ă  sa maniĂšre) vers son langage musical.
Il en va ainsi de procĂ©dĂ©s architecturaux — pour torsion : transparent variation elle s’inspire des formes du MĂ©morial de la Shoah de Daniel Libeskind Ă  Berlin, et des sculptures de Naum Gabo — ou de procĂ©dĂ©s couramment utilisĂ©s dans les arts plastiques et visuels (elle s’est aussi inspirĂ©e de la nature, comme le dĂ©veloppement prolifĂ©rant de la vigne Ă©ponyme pour Lonicera Caprifolium). Dans un entretien accordĂ© Ă  David Sanson pour le Festival d’Automne 2008, elle explique comment, pour composer Hooloomooloo, elle s’est inspirĂ©e d’un triptyque de Franck Stella : « Il s’agit de tableaux en relief. Or, ce qui m’intĂ©resse dans la musique, c’est l’espace. Non seulement l’architecture, l’espace proprement dit, mais aussi, Ă  l’intĂ©rieur de la partition, cet espace orchestral tel qu’il existe par exemple chez Mahler. Dans ce triptyque, Ă  partir d’un arriĂšre-plan Ă  deux dimensions, se dĂ©ploie une impression d’espace qui est feinte, non vĂ©ritablement tridimensionnelle. Ce jeu de va-et-vient entre le premier plan et l’arriĂšre-plan est au centre de la partition. Les sons ne sont pas spatialisĂ©s, rĂ©partis dans l’espace, mais produits Ă  partir d’une perspective centrale, sur la scĂšne : dans ce mince espace entre la bande enregistrĂ©e et les trois ensembles naĂźt un espace fictif.2 »
Il n’est cependant aucun art auquel elle emprunte davantage qu’au cinĂ©ma qu’elle a Ă©tudiĂ© — son mĂ©moire de maĂźtrise traitait de « La musique de film dans L’amour Ă  mort d’Alain Resnais » — et auquel elle fait constamment rĂ©fĂ©rence — avec des hommages Ă  Federico Fellini, RenĂ© Clair, Alfred Hitchcock ou David Lynch, parmi d’autres. « Il faut penser au cinĂ©ma, dit-elle Ă  Frank Madlener, penser au mouvement, Ă  la lumiĂšre. [
] Tout comme au cinĂ©ma, on peut assembler plusieurs niveaux simultanĂ©ment. J’ai grandi avec cela : j’ai Ă©tudiĂ© cette temporalitĂ© du montage cinĂ©matographique [
].3 »
Cette temporalitĂ© bouleverse radicalement la logique — que, Ă  dĂ©faut d’un terme plus appropriĂ©, on qualifiera de « narrative » — de sa musique. Olga Neuwirth ne se contente pas de jouer du collage. Elle n’est pas seulement monteuse, mais chef opĂ©ratrice, directrice de la photographie et metteuse en scĂšne, et transpose les notions, pourtant spĂ©cifiques au cinĂ©ma, de zoom, gros plan, traveling, panoramique, fondu enchaĂźnĂ©, plan sĂ©quence, surexposition, etc. Elle juxtapose des plans souvent issus d’univers trĂšs lointains les uns des autres comme des changements soudain de dĂ©cor, ou de lumiĂšre. Loin de toute continuitĂ© formelle au sens classique du terme, ce parti pris dans l’écriture — succession impĂ©tueuse de courtes situations sonores, d’interruptions et de cĂ©sures abruptes, d’objections, contradictions et revirements riches en contrastes, chacune vĂ©hiculant une perspective sonore en pleine mutation — donne au contraire Ă  la musique une allure « catastrophique », insaisissable et pleine de singularitĂ©s.
Dans une note de programme consacrĂ©e Ă  Lonicera Caprifolium, Olga Neuwirth cite quelques passages des Notes sur le cinĂ©matographe, de Robert Bresson (1975), qui rĂ©sument comment le travail de cinĂ©aste peut enrichir celui de la compositrice : « Il faut qu’une image se transforme au contact d’autres images comme une couleur au contact d’autres couleurs. Un bleu n’est pas le mĂȘme bleu Ă  cĂŽtĂ© d’un vert, d’un jaune, d’un rouge. Pas d’art sans transformation.4 » Les choix de montage dĂ©clenchent donc, au sein de chaque cellule sonore indĂ©pendante, un processus spĂ©cifique, propre Ă  cette cellule. L’aspect fragmentĂ© et contrastĂ© du montage est Ă©galement un gain prĂ©cieux au discours : « La fragmentation est indispensable si on ne veut pas tomber dans la reprĂ©sentation. Voir les ĂȘtres et les choses dans leurs parties sĂ©parables. Isoler ces parties. Les rendre indĂ©pendantes afin de leur donner une nouvelle indĂ©pendance.5 »
Mais Neuwirth ne se limite pas Ă  ces bases du langage cinĂ©matographique. DĂšs lors que le travail d’un cinĂ©aste la passionne, elle s’empresse d’imaginer comment intĂ©grer ses procĂ©dĂ©s rhĂ©toriques propres Ă  sa musique. Il en va ainsi par exemple de Hitchcock (!?Dialogues Suffisants !?) et de Lynch, bien sĂ»r, dont elle a transposĂ©, avec Jelinek, le film Lost Highway Ă  la scĂšne — avec pour rĂ©sultat un chef d’Ɠuvre de théùtre musical. « Dans mon opĂ©ra, dit-elle Ă  David Sanson, j’ai cherchĂ© Ă  traduire musicalement ces boucles temporelles qui sont Ă  l’Ɠuvre dans Lost Highway. La question est de savoir ce qui est vrai, ce qui est faux, d’oĂč proviennent les sons. Souvent, on se demande si ce que l’on entend est un instrument jouant en direct ou bien la diffusion de quelque chose de dĂ©jĂ  enregistré : j’ai essayĂ© d’appliquer au plan acoustique la maniĂšre dont Lynch traite ces questions avec les images.6 » Ses propres contributions Ă  la musique de film montrent Ă©galement la souplesse et l’intelligence de sa dĂ©marche.

Amphibiguité

À cet aspect formel « catastrophique » s’ajoute l’aspect hautement dĂ©routant des sons qui y vivent — une esthĂ©tique sonore qui tient Ă  la fois d’Edgard VarĂšse (sons violents, mordants, fulgurants), d’Helmut Lachenmann (sonoritĂ©s bruitistes), d’Adriana Holszky (sons inouĂŻs) et, dans le lointain, de l’école spectrale, qu’elle a rencontrĂ©e en la personne de Tristan Murail. Olga Neuwirth aime faire se heurter des sons trĂšs diffĂ©rents. Ajoutant Ă  l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© des timbres la diversitĂ© des sources et modes de production, elle pratique une forme d’anamorphose sonore — le musicologue Jean-NoĂ«l van der Weid inventera pour elle le nĂ©ologisme d’« amphibiguité ». Elle associe ainsi, souvent Ă  grands renforts d’électronique, un instrumentarium excessivement large (qui va des instruments baroques, Ă  la guitare Ă©lectrique, en passant par les Ondes Martenot) et des bruits issus du quotidien, crĂ©ant ce qu’elle appelle des « hypersons » ou « sons androgynes » — un terme, lĂ  encore, hautement appropriĂ©, la tessiture de contre-tĂ©nor, androgyne par excellence, Ă©tant rĂ©guliĂšrement sollicitĂ©e dans toute son Ɠuvre.
C’est sans doute ce qui la fascine tant chez Klaus Nomi — outre sa personnalitĂ© artistique et mĂ©diatique, et ce qu’elle a reprĂ©sentĂ© dans les milieux underground et queer au cours des annĂ©es 1970 et 1980 (Nomi meurt du SIDA en 1983 Ă  l’ñge de 39 ans) — : cette voix si particuliĂšre, qui couvre un ambitus hors norme, du baryton-basse au contre-tĂ©nor.
« Au cĂŽtĂ© sombre et au pessimisme des Ă©tats psychologiques (ainsi qu’à l’état sombre du monde) tels que Klaus Nomi les Ă©voque dans ses chansons extravagantes et qui peuvent bien souvent nous paraĂźtre absurdes, Ă©crit-elle, il s’agirait d’opposer une sorte de lĂ©gĂšretĂ©, mĂȘme si selon moi, une intĂ©gration des deux personnes, Klaus Sperber [NDR : le vrai nom de Klaus Nomi] et Klaus Nomi, n’a hĂ©las jamais eu lieu de son vivant. Ses songs et son masque deviennent pour lui une sorte d’Atlantide, le monde onirique d’un enfant, une utopie. Comme Lewis Carroll, c’est un maĂźtre du travestissement avec son art de parler/chanter Ă  travers des masques, de se dĂ©guiser, de devenir et d’ĂȘtre autre, de se cacher, et sa voix elle-mĂȘme. Ainsi, ses shows deviennent comme un rĂȘve d’enfant, se formant Ă  partir d’énigmes, d’indices, d’ironies et de nonsense : “a delight of wonderful stories and off we go with fresh series and new adventures”. Nomi nous invite Ă  monter sur sa nef des fous pour dĂ©couvrir le monde.7 »
La marginalitĂ© du personnage est bien Ă©videmment un aimant supplĂ©mentaire pour Olga Neuwirth — et la partition tĂ©moigne de la variĂ©tĂ© d’origine des emprunts sonores de la compositrice.
Sons acoustique instrumental, acoustique bruitĂ©, bande magnĂ©tique et sons mĂ©tissĂ©s, traitĂ©s en direct par l’électronique se mĂȘlent indistinctement. Les timbres connus, purs et entiers (comme ceux des instruments acoustiques), sont dĂ©pouillĂ©s de toute rĂ©fĂ©rence historique, Ă©rodĂ©s puis dĂ©truits. L’auditeur se trouve rapidement dans l’incapacitĂ© totale de reconnaĂźtre l’origine des sons : sont-ils acoustiques ou Ă©lectroniques ? Olga Neuwirth se refuse Ă  les distinguer, aussi bien qu’à les ajuster entre eux, cette hybridation dĂ©gĂ©nĂ©rescente engendrant une forme nouvelle de tension fonctionnelle et spatiale au sein du tissu musical. Si elle affirme que « la façon de penser l’électronique venant de l’école spectrale et pratiquĂ©e Ă  l’Ircam n’est pas vraiment la [sienne]8 », elle ne nie pas sa part d’hĂ©ritage venu de la spectralitĂ©. Évoquant son Concerto pour trompette ...miramondo multiplo..., par exemple, elle dĂ©crit des techniques d’orchestration trĂšs proches de celles dĂ©veloppĂ©es par Grisey et ses compagnons de route.
Tous ces Ă©lĂ©ments (les labyrinthes faits de dĂ©tours soudains et interruptions brutales dans lequel l’auditeur se perd, aussi bien que ses hypersons), qui interpellent dĂšs la premiĂšre Ă©coute, participent d’une entreprise systĂ©matique de dĂ©construction de nos habitudes d’écoute. Si cette affirmation peut apparaĂźtre comme un poncif, il faut bien admettre que peu de compositeurs y parviennent avec autant Ă©lĂ©gance et d’efficacité : il y a une touche Neuwirth, comme il y a un humour Hitchcock, un style Resnais, un surrĂ©alisme Lynch et une Lubitsch Touch — la Neuwirth Touch est ironique et tendre, dĂ©licat Ă©quilibre d’humour grotesque et noir, de scepticisme et de distanciation, et sans aucun pathos.
Aello - ballet mĂ©canomorphe (2016-2017), concerto pour flĂ»te solo, 2 trompettes, cordes, synthĂ©tiseur et machine Ă  Ă©crire, est un condensĂ© de cette Neuwirth Touch. CommandĂ©e dans le cadre de la cĂ©lĂ©bration du tricentenaire des Concertos Brandebourgeois de Johann Sebastian Bach, l’Ɠuvre se devait de faire rĂ©fĂ©rence au quatriĂšme Concerto pour violon principal, deux « flauti d’echo » et cordes. Comme souvent avec Olga Neuwirth, la contrainte devient une opportunité : en l’occurrence, les circonstances de la commande lui rappellent une petite remarque attribuĂ©e Ă  Colette, selon laquelle « La musique de Bach est une sublime machine Ă  coudre ». En guise de continuo, la compositrice adjoint donc une machine Ă  coudre au clavecin canonique (un clavecin dĂ©libĂ©rĂ©ment dĂ©naturĂ© au moyen du synthĂ©tiseur) ainsi que quelques autres objets mĂ©caniques du quotidien, et mĂȘme un glassharmonica dans le mouvement lent. Une maniĂšre de « revisiter », non sans humour, la « mĂ©canique » de la musique baroque, qui permet en outre Ă  la compositrice de tourner ses regards vers les musiques mĂ©caniques (et notamment les orgues de barbarie si souvent dĂ©saccordĂ©s, mais aussi les prodigieux pianos mĂ©caniques de Conlon Nancarrow, qui nourrissent le traitement du matĂ©riau musical), voire le cirque. Bref, un « ballet mĂ©canomorphe », comme son titre l’indique.
La flĂ»te soliste est bien sĂ»r un clin d’Ɠil aux deux « flauti d’echo » du quatriĂšme Brandebourgeois, mais ce sont surtout les deux trompettes assourdies qui en reprennent le rĂŽle concertant (nĂ©cessairement dĂ©formĂ©). C’est ainsi qu’entre la flĂ»te soliste, les trompettes et le « ripieno » s’instaure un jeu de questions/rĂ©ponses au matĂ©riau familier et nĂ©anmoins toujours dĂ©tournĂ© par de savants dĂ©saccords, dĂ©timbrages, modes de jeu, pirouettes agogiques et autres jongleries sonores. Pour Olga Neuwirth, tous les instruments sont comme des jouets, avec lesquels elle se joue de notre mĂ©moire et de nos frustrations


« L’artiste en colĂšre »

Ainsi Neuwirth interroge-t-elle inlassablement nos perceptions, dĂ©jouant les attentes. Non contente de prĂ©cipiter nos sens dans la confusion, elle ne fait aucun effort pour nous faciliter la tĂąche : plutĂŽt que de dĂ©monter piĂšce par piĂšce nos mĂ©canismes d’écoute (et les couches de sens sĂ©dimentĂ©es qui s’accumulent sur le matĂ©riau sonore pour le transformer en langage), elle prĂ©fĂšre mĂ©nager Ă  l’inconscient de l’auditeur un espace de libertĂ© acoustique oĂč il devra lui-mĂȘme s’en charger. Elle ne laisse aucun dĂ©tail auquel la conscience pourrait se raccrocher, aucun son au sens dĂ©fini et/ou constant. Elle dĂ©figure le son pour faire naĂźtre de nouvelles associations d’idĂ©es, qui, avec un peu de chance, seront dĂ©gagĂ©es de quelques prĂ©supposĂ©s sociaux ou culturels. Les clichĂ©s sont, comme chez Elfriede Jelinek, caricaturĂ©s, satirisĂ©s, dissĂ©quĂ©s dans leur banalitĂ© jusqu’à les dĂ©faire de tout lien au langage. L’auditeur est incitĂ© Ă  sortir de sa coquille et Ă  comprendre par une Ă©coute active. Le but ultime de la dĂ©marche Ă©tant de faire penser les gens par eux-mĂȘmes, elle les bouscule dans leurs certitudes avec un humour fĂ©roce.
À propos de son opĂ©ra BĂ€hlamms Fest, elle Ă©crit : « J’ai cherchĂ© un matĂ©riau avec lequel on oscillerait entre le rire et les larmes. Je pense que l’on peut rire du fait d’ĂȘtre humain, mais que la vie est Ă©galement triste et dĂ©solante. J’aime autant le comique que son contraire. Dans l’histoire de Leonora Carrington, ces deux aspects sont prĂ©sents. D’un cĂŽtĂ©, la piĂšce est comique — AndrĂ© Breton l’a dĂ©crite comme Ă©tant d’un « érotisme comique ». Le rire est un Ă©tat d’exception. Il est au-dessus des lois, il montre le dĂ©fendu. Mais le rire peut aussi ĂȘtre une forme de rĂ©sistance contre la peur. Le rire dans cette piĂšce se situe au-delĂ  du verbal. D’un autre cĂŽtĂ©, il y a une prĂ©sence constante de l’inĂ©luctable et de la peur.9 »
Si le rire est une forme de rĂ©sistance contre la peur, la musique est pour Olga Neuwirth, « dĂ©pressionniste autrichienne » autoproclamĂ©e, une arme de rĂ©sistance face Ă  la marche dĂ©rĂ©glĂ©e du monde, un doigt pointĂ© vers l’absurditĂ© et l’irrationnel de l’existence humaine.
« J’aimerais m’adresser Ă  des hommes conscients de leur pensĂ©e, pensant par eux-mĂȘmes et qui cherchent par-dessus tout dans la musique et dans l’art le reflet de l’homme en quĂȘte, bien dĂ©cidĂ© Ă  saisir l’habituel, Ă  dĂ©passer le pouvoir et Ă  se plonger dans l’inconnu pour s’en retrouver plus ouvert et plus tolĂ©rant envers ce qui l’entoure.10 »
Ces propos, tenus le 19 fĂ©vrier 2000 par Olga Neuwirth lors d’une protestation contre la formation du gouvernement de coalition incluant le FPÖ, le parti d’extrĂȘme droite de Jorg Haider, nous rappellent l’engagement de la compositrice qui, plus ou moins ouvertement, traverse toute son Ɠuvre, comme un message lancinant et douloureux.
« Ma musique n’est pas agressive bien que son impact sur la perception soit trĂšs direct. Elle est plutĂŽt pleine de colĂšre. [
] Ma musique est une protestation purement musicale contre ce qui se passe.11 »
Connaissant cet engagement qu’elle a fĂ©ru au corps, c’est tout naturellement que le Wiener Konzerthaus lui commande en 2016 une musique pour La Ville sans Juifs, film muet rĂ©alisĂ© en 1924 par Hans Karl Breslauer, restaurĂ© et complĂ©tĂ© de scĂšnes longtemps manquantes et redĂ©couvertes sur un marchĂ© aux puces parisien. VĂ©ritable pamphlet contre l’antisĂ©mitisme d’aprĂšs un livre du journaliste Hugo Bettauer (qui sera assassinĂ© par un jeune nazi quelques temps aprĂšs la premiĂšre projection du film), cette farce sidĂšre encore aujourd’hui par sa puissance prĂ©monitoire la fascine.
Outre l’accompagnement de la narration (pour lequel elle n’use qu’avec circonspection de la pure reprĂ©sentation, ce que Hanns Eisler appelait « Mickey Mousing »), Olga Neuwirth choisit avec soin son matĂ©riau et ses citations pour faire Ă  son tour de sa partition un pamphlet contre les hypocrisies et bassesses d’une certaine classe politique autrichienne depuis l’aprĂšs-guerre, qui n’a rien Ă  envier Ă  celle du film.
« Il m’importait, confie-t-elle, de ne pas caricaturer de trop les personnages et de les prendre au sĂ©rieux afin que le spectateur le puisse Ă©galement. Car, en dĂ©pit de mon sentiment de paralysie face au constat que la situation n’a que trĂšs peu Ă©voluĂ©, et pour Ă©viter les clichĂ©s mĂȘme si j’y fais souvent des clins d’Ɠil, j’ai tentĂ© de garder une certaine vivacitĂ© en Ă©tant tour Ă  tour touchant et Ăąpre, chaleureux et ouvert, amusant et en colĂšre, engagĂ© et dĂ©tachĂ©, humoristique et triste — mais cela m’a Ă©tĂ© trĂšs trĂšs difficile. Car il ne s’agit pas seulement de cet antisĂ©mitisme si profondĂ©ment enracinĂ© dans l’esprit autrichien, mais aussi d’identitĂ© et d’altĂ©ritĂ©, ainsi que de sentiments de foyer et d’exil.12 »

Dans le sillage d’Hermann Melville

La xĂ©nophobie Ă©tait dĂ©jĂ  au cƓur de The Outcast (2012) (Le Paria). Creusant plus encore le genre de l’opĂ©ra dĂ©jĂ  renouvelĂ© en compagnie d’Elfriede Jelinek, cette « musicstallation-theater », comme le qualifie Neuwirth, revisite Moby Dick d’Hermann Melville sous l’angle de la crise globale et multiforme (politique, sociale et environnementale) qui affecte notre monde contemporain. Transposition fidĂšle du roman Ă  la contemporanĂ©itĂ©, The Outcast marque en outre l’irruption d’Hermann Melville dans l’univers de la compositrice — mĂȘme si l’Ɠuvre de l’écrivain amĂ©ricain irriguait trĂšs certainement son imaginaire depuis de nombreuses annĂ©es. « C’est prĂ©cisĂ©ment son hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© qui est fascinante chez Hermann Melville, Ă©crit Olga Neuwirth, et c’est elle qui lui a valu tant d’hostilitĂ© de son vivant. Il s’est soustrait, dans son Ă©criture, Ă  l’obligation d’illustrer un genre unique. » DerriĂšre l’hommage, il est difficile de ne pas lire ces mots comme un autoportrait.
Melville est Ă  nouveau au cƓur de Le Encantadas o le avventure nel mare delle meraviglie, (Les EnchantĂ©es ou les aventures en mer des merveilles), produit Ă  l’Ircam en 2015. Le titre fait rĂ©fĂ©rence au recueil Ă©ponyme, dans lequel le romancier Ă©voque les GalĂĄpagos (autrement appelĂ©es Les Ăźles enchantĂ©es). L’idĂ©e de l’archipel se traduit ici par une dispersion de l’ensemble en 6 groupes dissĂ©minĂ©s dans l’espace. Seulement Olga Neuwirth a souhaitĂ© unifier cet Ă©clatement au sein d’une structure acoustique commune. Cette ressource spatiale, Olga Neuwirth est allĂ©e la chercher bien loin des Ăźles GalĂĄpagos, dans un autre archipel, celui de Venise. Plus particuliĂšrement dans l’église San Lorenzo oĂč fut créé le Prometeo de Luigi Nono en 1984 — Nono qui, depuis toujours, figure en bonne place au panthĂ©on musical de la compositrice. Olga Neuwirth a entrepris de modĂ©liser et recrĂ©er l’acoustique trĂšs singuliĂšre de cette Ă©glise, aujourd’hui fermĂ©e au public, grĂące aux recherches de l’équipe Espaces acoustiques et cognitifs de l’Ircam, Ă  l’aide d’une technologie en trois dimensions appelĂ©es « rĂ©seau sphĂ©rique de microphones ». Cette acoustique « artificielle » vient ainsi colorer la matiĂšre instrumentale pour accompagner le voyage maritime, tout en donnant Ă©galement une forme de cohĂ©rence Ă  cette piĂšce sinon assez hĂ©tĂ©rogĂšne — chaque « ßle » de l’archipel proposant un panorama sonore propre, rĂ©el ou virtuel, entre lesquelles l’auditeur navigue.
Travaillant l’informatique musicale depuis des dĂ©cennies, Olga Neuwirth admet que « la technologie n’est pas sans sa part d’ombre. Il y a lĂ  une ambiguĂŻtĂ© incroyable. À un moment, on bascule de plus en plus vers un univers artificiel, surtout le monde parlĂ©, que nous avons obtenu par des voix synthĂ©tiques, avec des sons exclusivement synthĂ©tiques. Les musiciens ne jouent plus. La piĂšce toute entiĂšre est un jeu constant de brouillage des pistes. On ne sait plus quelle est la source de quel son. »
Ou comment pousser plus loin encore l’ambiguĂŻtĂ© sonore chĂšre Ă  la compositrice.


1. Entretien avec Franck Madlener et textes de Max Nyffeler, Olga Neuwirth, « Portrait de l’artiste en colĂšre », in Programme du festival Musica (Strasbourg), Sept/Oct 2004, p.19-21 et 46↩
2. Entretien avec David Sanson, in Programme du concert du 6 novembre 2008, Théùtre du ChĂątelet, Festival d’Automne Ă  Paris, p. 4↩
3. voir note 1↩
4. Robert Bresson, Notes sur le cinĂ©matographe, NRF, 1975↩
5. Ibid.↩
6. voir note 2↩
7. Note de programme de Hommage Ă  Klaus Nomi, traduit de l’allemand par Martin Kaltenecker↩
8. Ibid.↩
9. Olga Neuwirth, in livret d’accompagnement de son enregistrement de BĂ€hlamms Fest, par le Klangforum Wien, Johannes Kalitzke (direction), 2 CD KAIROS, 2003, 0012342 KAI, enregistrĂ© Ă  Vienne (SofiensĂ€le) en 1999↩
10. Olga Neuwirth, I Won't be Yodelled Out of Existence, Discours donnĂ© lors d’une manifestation Ă  Vienne le 19 fĂ©vrier 2000 contre la formation d’un gouvernement de coalition incluant FPO autour de Jörg Haider↩
11. voir note 1↩
12. Entretien accordĂ© Ă  l’auteur en octobre 2018.↩

© Ircam-Centre Pompidou, 2009

sources

Texte révisé en juin 2022.



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