« Le puzzle est un défi opaque » indique l'introduction du roman de Georges Pérec La vie mode d'emploi. C'était aussi un défi pour moi que de me rapprocher de ce roman puissant, qui rompt radicalement avec toutes les règles traditionnelles de la narration et qui pourtant atteint en même temps un degré incroyable de tension.
« A peine a-t-on réussi à connecter une pièce à l'autre de ses voisines que l'intense difficulté qui a précédé ce rapprochement non seulement n'a plus de raison d'être mais semble n'en avoir jamais eu tant elle est devenue évidente : les deux pièces miraculeusement réunies n'en font plus qu'une, à son tour source d'erreur, d'hésitation, de désarroi et d'attente ». Cette description m'a immédiatement rappelé le processus de ma composition et m'a fait prendre ce livre - quel sacrilège que l'on ne puisse jamais être compris en tant que compositeur dans toute sa complexité, sa tendresse, son ironie et ses superpositions. Un aspect du roman est que Pérec met en lumière, dans des élans toujours nouveaux, la vie des locataires et propriétaires jusqu'à la vente de la grande maison, morceau par morceau.
Cela me rappelle les petites particules de ma musique qui ne possèdent aucune durée et qui prennent toujours à nouveau leur élan pour aller je ne sais où, sans atteindre aucun but. C'est seulement à travers une accumulation et une superposition des fragments qu'apparaît un état d'une certaine stabilité. La tension naît seulement, comme chez Perec, entre le descriptif statique et le narratif qui change la situation.
La pièce est subdivisée en trois parties. La première partie (consistant en « Première et Deuxième Partie » est attribuée d'une certaine manière aux appartements de la maison. On sait dès le début que le vieux bâtiment va être vendu et que seuls plus de souvenirs et d'émotion vont rester. C'est une image du vide. Une image de notre temps ? La deuxième partie (« Troisième et Quatrième Partie ») se tourne vers l'accumulation de toutes ces histoires grandioses, ridicules, frivoles, tragiques et pitoyables de l'existence humaine. Quand Pérec regarde son propre être avec souvent aussi beaucoup de distance et d'ironie, c'est toujours un regard tendre et compatissant sur les hommes qui se traînent à travers l'absurde du quotidien.
La troisième partie (« Cinquième et Sixième Partie ») a peut-être pour « sens » d'élever l'évènement plutôt ironique jusqu'au philosophique. Cette partie se fonde sur un mouvement continu de balancier entre un anagramme (cette recherche du sens derrière le sens) sur le mot «Ulcérations» et un passage du texte sur le projet (insensé ? sensé ?) de reconstituer le puzzle pour donner un sens à la vie.
Comme je voulais me stimuler par des citations, comme dans le livre, pour interrompre la texture et pour questionner notre tradition européenne, j'ai employé dans chacune des trois parties de courts fragments de l'Ode à la mort de Purcell de John Blow pour deux contreténors. Les deux contreténors sont une allusion à l'histoire vraie de jumeaux du neurologue réputé Olivier Saks. Les jumeaux pouvaient communiquer entre eux par des nombres premiers (jusqu'à 14) — pour eux les nombres avaient une signification. Après que la paire de jumeaux ne fut plus utilisable en tant que « idiots-savants », objet de curiosité pour la société, elle fut séparée, pour pouvoir être amenée à suivre une existence et un commerce humain « sensé ». Séparés, tous deux perdirent leur pouvoir et leur savoir sur les nombres premiers. Mais ce qu'ils ont tous les deux vraiment perdu, c'était leur joie commune et le sens de leur vie. Condamnés à vivoter !...
A travers ces stratifications, cassures et ces indications sur le plan de la musique et du texte, je ne cherchais pas à mettre le roman en musique, mais à pouvoir bâtir un espace pour les associations entre les phrases et les sons. Esquisser des relations entre les choses et les hommes, dans lesquelles on commence toujours de nouveau. C'est peut-être ainsi qu'apparaît la possibilité d'une « beauté » du caractère hallucino-apocalyptique de notre temps, comme l'authenticité ironique d'un « long goodbye ».
Olga Neuwirth, programme du concert de la création, Festival « Voix Nouvelles », abbaye de Royaumont, septembre 1995