C’est en assistant, lors de son séjour d’études à Paris (1959-1962), aux concerts du Domaine musical, que John Chowning prend goût au répertoire contemporain et à la musique électronique en particulier. Les œuvres de Luciano Berio et de Karlheinz Stockhausen le marquent durablement. Il est frappé notamment par la déconstruction de la voix opérée par Berio dans Circles, et surtout par la mise en espace du son réalisée par Stockhausen dans Kontakte. De retour aux États-Unis, il s’inscrit en doctorat de composition à l’université Stanford, et découvre le Gesang der Jünglinge, ainsi que Visage et Omaggio a Joyce. L’université, cependant, ne dispose pas du matériel nécessaire pour la réalisation de musique électronique.
John Chowning découvre alors les techniques de synthèse des sons par ordinateur à la lecture d’un article de Max Mathews dans la revue Science. Dès 1964, il dispose d’une copie du logiciel Music IV, conçu par Max Mathews aux Bell Telephone Laboratories, et prend connaissance des recherches menées par ce dernier et ses collaborateurs, James Tenney, Jean-Claude Risset et Pierre Ruiz. En 1966, aidé par David Poole au Stanford Artificial Intelligence Laboratory, il crée sa propre version pour DEC PDP-6 – Music 6 – puis pour PDP-10, Music 10. C’est au mouvement du son dans l’espace que John Chowning consacre ses premiers travaux sur ordinateur, ce qui l’amène à inventer – les sons éligibles à une simulation de mouvement devant posséder un spectre suffisamment riche – une méthode de synthèse des sons par modulation de fréquence (1967). Cette technique élégante sur un plan mathématique, efficace d’un point de vue acoustique et économe en ressources contribuera de façon importante à la popularisation des sons de synthèse dans les années 1980, et à l’émergence d’une mise en espace réaliste dans la diffusion sonore.
En 1967, il fait visiter son laboratoire à Karlheinz Stockhausen, alors en tournée, et lui expose ses travaux. Il découvre l’année suivante la musique de György Ligeti avec le film de Stanley Kubrick 2001, l’odyssée de l’espace, et obtient de son département de musique en 1972 un poste de professeur invité pour le compositeur hongrois. Celui-ci, frappé par les premières pièces de son hôte, Sabelithe et Turenas (Ligeti assiste à la création de cette œuvre), l’invite en retour à Darmstadt, et lui propose de participer à la formation d’un centre d’informatique musicale à Hamburg – ce projet ne verra jamais le jour. En 1972-1973, John Chowning prend son congé sabbatique annuel en Europe, rédige et publie son fameux article « The Synthesis of Complex audio Spectra by Means of Frequency Modulation », pose les premiers jalons de sa pièce Stria, et en profite pour présenter ses recherches aux acteurs de la musique électronique : à Paris au Groupe de recherches musicales, à Utrecht au studio de Sonologie, à Stockholm à l’Elektronmusikstudion, à Milan au Studio di Fonologia Musicale, à Londres auprès de Pierre Boulez – lequel prépare alors la fondation de l’Ircam. Suite à cet entretien, le compositeur américain participe, lors des étés 1973 et 1974 à l’abbaye de Sénanque, aux sessions préparatoires de l’Ircam avec Gerald Bennett, Vinko Globokar, György Ligeti et Jean-Claude Risset.
En 1974, John Chowning et son groupe de chercheurs (John Grey, James Andy Moorer et Loren Rush) déposent un projet de recherche sur l’analyse et la synthèse de signaux complexes et la simulation de sources sonores en mouvement dans des espaces réverbérants. Ils obtiennent en 1975 de très importantes subventions de la National Endowment for the Arts et de la National Science Foundation, et perçoivent progressivement les fonds provenant de l’acquisition par la firme Yamaha du brevet de la synthèse par modulation de fréquence (ce brevet sera utilisé pour la conception du synthétiseur DX7, commercialisé à partir de 1983). Le Center for Computer Research in Music and Acoustics est alors créé et doté du matériel nécessaire au déroulement des recherches décrites – commande est passée notamment à l’ingénieur Peter Samson de la société System Concepts d’un processeur de signal qui sera opérationnel à partir de 1977 sous l’appellation commune de « Samson Box ».
Turenas est diffusée en octobre 1974 au Théâtre d’Orsay au premier concert organisé par l’Ircam, parmi des musiques d’ordinateur composées par Jean-Claude Risset, Emmanuel Ghent, Jonathan Harvey et John Rogers, et des films de Lillian Schwartz. Michaël Levinas et Hugues Dufourt, membre et futur membre de l’Itinéraire, assistent à ce concert. L’année suivante, en 1975, le CCRMA organise pour l’équipe de l’Ircam un stage de musique d’ordinateur, auquel Pierre Boulez participe. C’est peu après ce stage que Luciano Berio commande à John Chowning, au nom de l’Ircam, ce qui deviendra Stria. Ce chef-d’œuvre de la musique électroacoustique est créé en 1977 lors des concerts Passage du XXe siècle, qui marquent l’inauguration du Centre Pompidou et de l’Ircam.
En 1978-1979, John Chowning est invité à l’Ircam pour mener des recherches sur la synthèse de la voix chantée, et ajoute aux procédés déjà existants ses propres algorithmes impliquant la modulation de fréquence. Il les utilise dans Phonē, œuvre commandée par l’Ircam et créée en 1981 à l’Espace de projection lors du concert de clôture du séminaire Le compositeur et l’ordinateur, dirigé par Pierre Boulez.
Entre PhonÄ“ et Voices, des problèmes d’audition contrarient l’activitĂ© compositionnelle de John Chowning, qui se consacre alors totalement au dĂ©veloppement du CCRMA et Ă l’enseignement universitaire jusqu’en 1996. Il veille aussi, par des confĂ©rences, des publications, des concerts et des Ă©missions diverses, Ă la valorisation de ses travaux. John Chowning ne renoue avec la composition qu’en 2004, lorsqu’Évelyne Gayou lui transmet une commande du Groupe de recherches musicales. Voices (2005) introduit, sur la base des procĂ©dĂ©s antĂ©rieurs du compositeur, l’interaction et la mixitĂ© des moyens Ă©lectroacoustiques (Max/MSP) et acoustiques (la voix). La mĂŞme annĂ©e, le Groupe de recherches musicales publie dans sa collection « Portraits polychromes » un ouvrage entièrement consacrĂ© Ă la vie et Ă l’œuvre de John Chowning. En 2007, la revue professionnelle Computer Music Journal, Ă©ditĂ©e par le Massachusetts Institute of Technology, l’honore Ă©galement en consacrant un numĂ©ro entier Ă l’occasion des trente ans de Stria. Depuis 2008, John Chowning est impliquĂ© dans un projet « archĂ©oacoustique » liant le CCRMA et le dĂ©partement d’archĂ©ologie / anthropologie de l’UniversitĂ© Stanford sur le site pĂ©ruvien de ChavĂn de Huántar.
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L’écriture musicale de John Chowning intègre, dans son ensemble, trois grands éléments : la simulation du mouvement des sources sonores dans un système quadriphonique, l’utilisation de techniques de synthèse par modulation de fréquence, et les structures induites par les langages de programmation informatique. Ces éléments entrent, à différents degrés, dans la conception des pièces décrites brièvement ci-dessous, soutenus par des structures laissant paraître une culture musicale plus académique.
Sabelithe présente une forme en arche ABA’. Les sections de type A contiennent essentiellement des motifs mélodico-rythmiques, avec un motif initial généré aléatoirement, et des motifs octotoniques organisés selon un canon mélodico-rythmique. Les sections de type B exposent des figures spatiales simples avec des tournoiements et des effets d’approche et d’éloignement. Le savoir-faire de John Chowning s’exprime déjà pleinement dans cette pièce très vivante qui joue sur plusieurs jeux de métamorphoses sonores et musicales.
Turenas réemploie globalement les mêmes procédés, avec une forme en arche ABCBA (non rigoureuse), un canon proportionnel sur un thème octotonique et des mutations de timbres. Les jeux spatiaux sont toutefois plus élaborés que dans la pièce précédente. En effet, John Chowning commença à utiliser un pointeur – ancêtre de la souris récemment installé au Stanford Artificial Intelligence Laboratory – pour tracer à l’écran des trajectoires sonores, mais un ingénieur lui apprit que celles-ci ressemblaient à des courbes de Lissajous. Le compositeur choisit alors d’appliquer ce type de trajectoires à une ligne granulaire dans les première et dernière sections de l’œuvre.
Sabelithe et Turenas constituent une première manière de John Chowning basée sur le jeu, l’effet, l’expérimentation, avec une présence importante de motifs mélodiques de type instrumental, et une certaine juxtaposition des structures. La spatialisation – et les sons percussifs – y jouent un rôle prépondérant.
Stria diffère sensiblement de ces deux premières pièces par son mode de composition rigoureux et totalement déterminé. Les données de synthèse par modulation de fréquence de l’œuvre et de distribution des éléments sonores sont entièrement générées par des algorithmes de programmation sur la base d’un système liant tempérament (sur un rapport Φn/9) et spectres – inharmoniques – au Nombre d’or (Φ). La récursivité des fonctions (c’est-à -dire la capacité d’une fonction à s’appeler elle-même) du Stanford Artificial Intelligence Language est également employée pour engendrer des composantes imbriquées les unes dans les autres. Ainsi, des sons « parents » peuvent contenir par superposition des sons « enfants » possédant des caractéristiques similaires. La pièce se présente comme une longue nappe sonore continue en constante évolution, de laquelle se dégage un caractère profondément méditatif. Avec ce chef-d’œuvre, John Chowning déploie une inventivité, une ingéniosité et une virtuosité exceptionnelles.
Dans Phonē, la voix chantée est synthétisée avec un modèle adapté de modulation de fréquence élaboré à l’Ircam par John Chowning. De longs passages de la pièce ne sont pas sans rappeler le continuum sonore de Stria, qui aurait été « humanisé » par son caractère vocal et par la présence de nombreux silences et marqueurs temporels : de fait, Phonē emprunte à Stria son échelle de hauteurs basée sur le Nombre d’or. Le compositeur s’inspire également du continuum hauteurs-timbre du début de la pièce de Jean-Claude Risset, Mutations, pour créer des métamorphoses entre timbres de cloche et voix chantée. Cette pièce, malgré une proximité avec Stria, s’en démarque esthétiquement par son aspect aéré et son attraction vers la naturalité vocale aux dépens de l’artifice technique. Elle annonce la nouvelle manière du compositeur à venir dans Voices.
Voices est, Ă la diffĂ©rence des prĂ©cĂ©dentes, une Ĺ“uvre mixte interactive, composĂ©e avec Max/MSP. Elle repose sur l’argument des oracles de la Pythie de Delphes, et comprend une ode Ă la dĂ©esse-mère GaĂŻa Ă©crite Ă partir de fragments de textes d’auteurs antiques. Ce goĂ»t pour l’AntiquitĂ© se retrouve d’ailleurs dans les travaux menĂ©s depuis 2008 par John Chowning sur le site archĂ©ologique de ChavĂn de Huántar, travaux basĂ©s sur les rituels et l’acoustique propres Ă ce lieu. Les hauteurs de la partie soprano de Voices – Ă©crites sur une partition au-dessus d’une reprĂ©sentation graphique de l’accompagnement sonore – sont traquĂ©es en temps-rĂ©el par un ordinateur pour le dĂ©clenchement des sĂ©quences successives. L’échelle des hauteurs – vers laquelle l’interprète doit tendre en Sprechgesang – suit le mĂŞme rapport que dans Stria. Avec cette Ĺ“uvre, la voix chantĂ©e et le geste musical reprennent leurs droits face Ă un dispositif technique suffisamment souple pour se prĂŞter Ă l’accompagnement.
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Figure majeure des pionniers de l’informatique musicale, John Chowning lègue des œuvres limitées en nombre mais remarquables quant à l’ingéniosité technique et l’habileté compositionnelle déployées. Ses importantes découvertes scientifiques dans le domaine acoustique doivent également être considérées, ainsi que sa contribution à la formation d’une communauté d’intérêt autour du son numérique. Compositeur devenu homme de science, John Chowning est parvenu à relier ce qu’il percevait des tendances de la création musicale de son époque – chez Stockhausen, Berio, Ligeti et d’autres – à la révolution apportée par l’outil informatique.