Par le son, la nature
Jean-Luc Hervé a étudié la composition musicale avec Gérard Grisey, qui l’a profondément marqué1. S’immergeant dans l’esthétique spectrale, dont il conserve les techniques jusqu’à aujourd’hui, il travaille à ses débuts la notion d’« image sonore » :
« Il me semble que l’on peut distinguer deux niveaux d’appréhension de l’œuvre musicale, celui du matériau et celui des images sonores. Le matériau concerne les aspects internes de la construction de l’œuvre comme l’harmonie, les durées paramétrisables et quantifiables ; les images sonores concernent les aspects plus globaux ou les contours de l’œuvre musicale, tels que la texture, les registres, l’orchestration, les nuances, de l’ordre du relatif et du quantitatif. Les images sonores sont des entités musicales signifiantes par elles-mêmes, alors que le matériau ne l’est pas. Les premières sont généralement ce que l’on perçoit immédiatement, alors que le second est plutôt sous-jacent. » (Jean-Luc Hervé, 1997 : 161)
Ses premières pièces – par exemple Dans l’heure brève (1997) – visent à l’invention ou la réinvention d’images sonores, qui peuvent être des textures abstraites résultant du travail de l’écriture spectrale (ou « liminale », selon le mot de Grisey, 2008 : 114) ou des figures caractéristiques – tels des chants d’oiseaux ou de longues traînées sonores évoquant des avions lointains2. Mettant en avant les aspects musicaux reliés le plus directement à la perception, Jean-Luc Hervé se démarque d’autres musiciens spectraux ou post-spectraux en investissant notamment le rythme (cf. 2, 2002). Mais la préoccupation la plus frappante – qu’il conservera également jusqu’à aujourd’hui – est son questionnement sur le temps. On a souvent dit que les musiques spectrales, parce que processuelles, étaient des musiques du flux temporel – en opposition à la spatialisation du temps inhérente à la fragmentation sérielle ; ceci s’applique parfaitement à Jean-Luc Hervé, qui écrit :
« Le temps de la nature est un temps directionnel qui va de la naissance à la mort. C’est celui du lever au coucher du soleil, de la vie des organismes vivants, de la formation à la dislocation des galaxies. C’est celui dans lequel nous nous inscrivons, notre paysage temporel. Construire des formes musicales qui se souviennent de ce temps naturel, est une manière d’inscrire la musique dans le mouvement de la nature, courant à la fois agréable et inquiétant, familier et inconnu » (Jean-Luc Hervé, à paraître).
Cependant, sa musique ne se contente pas d’un temps linéaire : elle cherche à concrétiser des formes musicales se modifiant sans cesse au cours de leur déroulement. Par ailleurs, prolongeant l’idée de Grisey d’une échelle de temps sous-jacente – on se souvient des trois temps : des oiseaux, des hommes, des baleines (cf. Gérard Grisey, 2008 : 114) –, Jean-Luc Hervé est à la recherche de temporalités multiples, superposables, voire de « plusieurs qualités (sensations) différentes de temps à la fois » (Jean-Luc Hervé in Jean-Luc Hervé, Anne Cauquelin, 2018 : 17), quête qu’Anne Cauquelin, dans ses entretiens avec le compositeur, décrit en se référant à ce qu’est un jardin :
« Dans cette diversité temporelle, les bruits, quant à eux, ont leurs temps propres, leurs paroxysmes et leurs fins. Tendre l’oreille au temps des grillons, mesuré au cadran solaire et à la chaleur des pins, au temps du coassement des grenouilles (le soir, mais avant le crépuscule), au grésillement sourd des insectes – toute la journée –, au bruissement des ailes au-dessus des points d’eau, c’est ajouter d’autres temps au temps végétal, humain et minéral, car les pierres ont leur temps, elles aussi, qui se fendillent, le lézardent (du nom des animaux qui y paressent en plein midi). Ces bruits ne se superposent pas, ne s’additionnent pas les uns aux autres ni aux couleurs et aux odeurs des végétaux, ils s’y mêlent dans un concert permanent. Ils tiennent leur place dans les modalités temporelles multiples qui “font” le jardin » (Anne Cauquelin in Jean-Luc Hervé, Anne Cauquelin, 2018 : 17).
De la musique spectrale, Jean-Luc Hervé retient enfin l’idée première d’une musique qui a dépassé cette abstraction qu’était la note, pour revenir au son : au son vivant et complexe, non réifiable. L’orchestration-composition d’un son global aux mesures 221-222 de De près (2014) en constitue un parfait exemple (exemple 1) : les instruments jouent des partiels harmoniques d’une fondamentale do, qui est « faussée » (l’harmonique 2 est abaissée, devenant un si+), ce qui produit des phénomènes de battement ; parallèlement, la flûte joue en overblow trillé, le cor anglais en multiphoniques et les sons des cordes sont écrasés, ce qui ajoute à la complexité et à l’énergie interne de ce son global. Grisey (Grisey, 2008 : 28) rêvait d’« une écologie du son, comme science nouvelle mise à la disposition des musiciens ». En se basant sur l’acoustique et les propriétés physiques du son, on redécouvre la réalité sonore, non réduite à un objet ; on plonge ainsi dans la nature du son et, le son étant « vivant », dans la nature tout court. Aussi, l’écologie dont il est question est bien une ouverture à l’« environnement », au monde (que la note réduisait à la partition) et ceci que le travail sur le son porte ou pas sur des modèles acoustiques naturels : « Fonder la composition sur les phénomènes acoustiques, c’est établir une relation entre une œuvre musicale et le monde physique qui nous entoure, c’est d’une certaine manière situer cette œuvre dans le monde », écrit pour sa part, Jean-Luc Hervé (Jean-Luc Hervé, à paraître).
Exemple 1
De près, mesures 219-222
Une esthétique des alentours et les concerts/installations
On aura compris l’importance de la nature chez Jean-Luc Hervé. Mais en écrivant qu’il s’agit de « situer [l’]œuvre dans le monde », on imagine une rupture avec l’esthétique naturaliste classique et une volonté d’aller vers une esthétique environnementale. « Situer [l’]œuvre dans le monde » : cette phrase est extraite d’un article important, où le compositeur propose un qualificatif pour son esthétique. Non plus spectral, ni même liminal, mais : une « esthétique des alentours ». Critiquant les visions idéalisées de la nature — il y mentionne les esthétiques de la just intonation, mais cela aurait pu tout aussi bien être les oiseaux d’Olivier Messiaen, prisonniers du tempérament égal et du temps des hommes –, il écrit : « À l’opposé d’une telle abstraction idéaliste, sourde au monde, je défends dans mon travail un art immanent, caractérisé par une attitude d’écoute, d’oreille à l’affût, attentive au fourmillement des vitalités présentes dans notre environnement. J’ai fondé mon travail sur la relation entre l’art et le monde, une esthétique des alentours » (Jean-Luc Hervé, à paraître).
Cependant, peut-on concrétiser une esthétique des alentours si l’on reste au sein de la « musique » ? Jean-Luc Hervé demeure un compositeur spectral, il continue à utiliser des techniques d’écriture, à passer par la partition, qui constitue une symbolisation (et idéalisation) du son. On a beau utiliser des sons sales (au contraire des esthétiques de la just intonation) et se lancer dans le micro-temps ou dans le micro-tempérament, la musique reste la musique, c’est-à-dire un univers replié sur lui-même, qui a la prétention de se substituer au monde réel pour le reprendre en son sein, le « figurer », le « symboliser ». Plus encore : la pratique musicale par excellence, le concert, suppose qu’on s’est coupé du monde extérieur, des « alentours ».
La solution à cette antinomie sera trouvée au Japon. « Lors de mon séjour à Kyoto en 2001, j’ai été frappé par la relation qu’entretiennent au Japon l’art et la nature, et plus particulièrement la manière dont les architectures très construites des jardins sont conçues par rapport à leurs environnement naturels », écrit Jean-Luc Hervé dans sa notice pour En découverte (2004). Il ne s’agira donc pas de basculer vers l’esthétique environnementale, de renoncer à la musique pour faire de l’écologie acoustique ou du field recording. Plutôt : penser l’œuvre musicale comme un jardin (japonais), soit, d’une part, la composer finement en référence aux « alentours » et, d’autre part, ne pas perdre de vue – au sens littéral comme en référence à l’écoute – ces alentours. La première condition est déjà remplie, avons-nous vu, c’est le propos de cette science nouvelle, l’écologie du son, évoquée par Grisey, que l’écriture spectrale matérialise. La seconde condition sera remplie pour la première fois avec une œuvre charnière, Effet lisière (2003).
Effet lisièrea été réalisée en collaboration avec l’artiste visuelle Natacha Nisic pour le jardin Hakusasonso de Kyoto. Suivant son agencement, deux espaces sont délimités : le jardin lui-même et le pavillon central autour duquel se déploie le jardin. L’œuvre est en deux parties. La première se déroule dans le jardin, elle est constituée de musique électroacoustique diffusée par un réseau de haut-parleurs. On y entend des sons environnementaux se transformant progressivement en sons instrumentaux. Durant cette partie, les spectateurs se promènent dans le jardin. La seconde partie se déroule dans le pavillon central, où les spectateurs prennent place. Ils y écoutent une musique écrite pour deux violons et électronique. « L’heure du concert était choisie pour coïncider exactement avec le coucher du soleil, si bien que la seconde partie débutait avec le jour et finissait dans l’obscurité. Ainsi, la transition sonore de l’œuvre (sons naturels/sons instrumentaux) associée à celle de la topographie (jardin/pavillon) était doublée par la transition entre le jour et la nuit » (Jean-Luc Hervé, 2006). Cette pièce explore la notion de « lisière » : « Si je devais qualifier mon travail avec une seule idée ce serait celle de lisière. Lorsque nous avons marché longtemps dans la forêt et que nous arrivons à la lisière, nous découvrons une nouvelle perspective. À ce milieu uniforme, au monde clos par le feuillage des arbres, s’oppose un nouveau biotope, ouvert. C’est comme si nous passions de la pénombre d’un intérieur vers la lumière de l’extérieur. Nous nous arrêtons. Nous contemplons le paysage. Tous nos sens sont en éveil, nous sommes émerveillés. Mon projet est d’amener l’auditeur vers des lisières », note Jean-Luc Hervé (notice deDe près, 2014). Par ailleurs, on l’aura compris, la partie « musicale » de la pièce (seconde partie) est composée comme un jardin japonais : « c’est la technique dite du Shakkei ou “capture du paysage” qui consiste à agencer les différents éléments d’un jardin, pierres, buissons, etc. en fonction du paysage que l’on voit en fond. Le jardin s’intègre à son environnement naturel, enracine son architecture dans le paysage et prend ainsi une autre dimension : en s’appuyant sur la nature qui l’entoure il acquiert une force artistique particulière et en même temps révèle le paysage en fond » (Jean-Luc Hervé, à paraître).
Effet lisièreinaugure la pratique de ce que Jean-Luc Hervé nommera « concerts/installations ». Si le parcours peut être de l’extérieur vers l’intérieur (situation de concert), il peut aussi s’inverser. C’est le cas notamment de Germination (2013), pour ensemble instrumental et électronique, conçu pour le site de l’Ircam et qui enchaîne une installation sonore à une pièce de concert : « À l’Ircam, l’activité de recherche et de création se trouve en sous-sol. […] La dalle de la place Stravinsky marque une limite très forte puisque de ce point de vue, les sous-sols de l’Ircam sont l’inverse de la vie en surface. Le projet est de traverser cette surface, surface de la dalle de la place Stravinsky mais aussi métaphoriquement. […] Mettre en relation la surface avec la profondeur du sous-sol et de la création musicale, pour faire apparaître cette dernière au grand jour » (Jean-Luc Hervé, projet pourGermination). Dans une première partie, on entend, en situation de concert, une pièce d’une vingtaine de minutes. Puis, le public monte. Sur la place Stravinsky, se déroule alors l’installation sonore d’une quinzaine de minutes. Pour celle-ci, a été réalisé un dispositif sonore et végétal intégré. Pour que le dispositif sonore soit le plus discret possible, ont été utilisés de petits lecteurs mp3 associés chacun à des mini haut-parleurs, donnant « l’impression d’une multitude d’insectes cachés dans les herbes aux pieds du public. […] On retrouvait d’ailleurs cette idée de musique organique dans la partition écrite pour l’ensemble, qui fondait son matériau sur des modèles issus de la croissance des plantes » (Jean-Luc Hervéin Jean-Luc Hervé, Anne Cauquelin, 2018 : 81-82). Par ailleurs, entre les dalles de la place, on avait laissé s’accumuler de la matière organique (débris de feuilles essentiellement), donnant l’impression d’une place à l’abandon et où se développe la végétation (cf. exemple 2).
Exemple 2
Germination. Place Igor Stravinsky ©Astrid Verspieren
L’idée des concerts/installations rejaillit sur des œuvres musicales de concert. Ainsi, dans En découverte (2004), qui constitue une version concert d’Effet lisière, Jean-Luc Hervé reprend l’idée d’un parcours de l’extérieur vers l’intérieur, mais cette fois métaphoriquement : dans cette pièce de concert, des violons imitent, au début, le chant du rossignol japonais ; tout le long du morceau, ils se transforment en gestes typiques de la littérature de violon, finissant avec un bariolage rappelant le premier caprice de Paganini (cf. exemple 3). Dans une autre pièce de concert, Des oiseaux (2003) c’est le trajet inverse : à la toute fin, nous entendons des chants d’oiseaux enregistrés et une ambiance de campagne. (Re)Transmission (2017) est, elle, une œuvre à mi-chemin, entre la pure pièce de concert et le concert/installation. Cette œuvre se joue dans une salle de concert, mais elle abolit la frontière entre la scène et la salle. Des chanteurs, habillés normalement, sont cachés parmi le public. Ils interviennent d’abord très discrètement, sur des nuances très faibles, comme une rumeur qui se propage dans le public ; puis, ils participent de plus en plus à la musique sur scène, en jouant également de petits instruments (appeaux ou kazoo) et en déclenchant un lecteur mp3 muni d’un mini haut-parleur caché sous leur siège. On pourrait enfin mentionner une situation en quelque sorte inverse : celle d’un jardin sonore. Jean-Luc Hervé a développé, pour la mairie de Paris, un projet qui n’a pas été réalisé, projet qui propose un parcours menant le visiteur de l’environnement urbain à la nature, puis à une situation de quasi concert : à l’entrée du jardin, serait installé un mur d’eau : puis, en marchant, le visiteur découvrirait des sons diffusés par des haut-parleurs (mais cachés) qui dévoileraient le jardin ; enfin, dans l’endroit le plus naturellement silencieux du jardin, se trouveraient des zones où l’on pourrait s’asseoir et où « les sons s’organise[raie]nt dans des formes plus construites pour atteindre par moments une plus grande complexité » (Jean-Luc Hervé, 2011).
Exemples 3a et 3b
En découverte : début et fin
Il y a cinquante ans, avec Terretektorh (où un grand orchestre symphonique est totalement disséminé dans le public), Xenakis anticipait sur la révolution politique de mai 1968 qu’il transposait en musique, balayant les pratiques musicales traditionnelles. Avec ses concerts/installations (ou l’équivalent dans de pures musiques de concert ou dans le projet de jardin sonore), Jean-Luc Hervé est plus proche des pratiques de transition que l’on rencontre dans l’écologie politique d’aujourd’hui, et qui se présentent comme une alternative au dilemme entre révolution et réforme. Pour en rester à l’art des sons, c’est le moment d’évoquer la problématisation du compositeur sur l’écoute. Distinguant entre plusieurs types d’écoute – celle sensuelle, celle fondée sur le pouvoir expressif de la musique… –, il finit par prendre partie pour une « écoute à l’affût », une « écoute active, attentive, qui s’aiguise, comme le regard » (Jean-Luc Hervé in Jean-Luc Hervé, Anne Cauquelin, 2018 : 69), une écoute sensible aux matériaux et aux formes mises en mouvement dans le déroulement temporel, « qui donnent le sens profond de la musique. C’est cette multiplicité qui est convoquée pour écouter la musique d’art dite musique “classique” et qui fait du concert une expérience d’écoute unique » (ibid. : 72). Or, cette écoute, nous dit-il, ressemble étrangement à l’écoute ornithologique en forêt lorsque la musique est nouvelle :
« J’ai toujours pensé qu’il y avait une grande similitude entre l’écoute d’une œuvre musicale nouvelle et la sortie ornithologique en forêt. Dans les deux cas, nous sommes dans l’attente de sons, certains jamais entendus. En forêt, on ne peut pas voir les oiseaux qui sont généralement à la cime des arbres, cachés dans le feuillage. C’est à l’écoute que l’on peut les repérer et les reconnaître. Nous sommes dans une situation perceptive analogue à celle de la musique diffusée par des haut-parleurs cachés » (ibid. : 62)
Biotopes sonores
Jean-Luc Hervé a été guide dans une réserve ornithologique à l’âge de dix-huit ans. Par ailleurs, parallèlement à la composition musicale, il a fait des études de sciences naturelles, rédigeant même une thèse de doctorat sur le rôle du comportement dans la différentiation des espèces au cours de l’évolution, étudié sur une famille de coléoptères. Il était donc naturel que, à un moment de son parcours, ses idées musicales bénéficient de ce premier terreau. Sans abandonner la musique de concert – comme en témoigne son catalogue avec par exemple le Quatuor à cordes de 2018 –, il en vient aujourd’hui à creuser l’idée d’installation/concert et l’esthétique des alentours.
Il serait important, pour introduire les nouvelles idées, d’expliquer que sa musique « pure » comme ses installations/concerts n’épousent pas, contrairement à une tendance actuellement dominante chez les musiciens-du-son (cf. Makis Solomos, 2013 : chapitre 4), une logique d’« immersion ». Il nous invite plutôt à écouter et sentir ce qu’on appelle, depuis Murray Schafer, des « paysages sonores» . Là où l’immersion sonore pousse à la fusion et – si l’on appréhende la fusion sous l’angle psychanalytique freudien qui critique le « sentiment océanique » – parfois au déraisonnement, le paysage sonore préserve les perspectives et les équilibres. C’est pourquoi, en matière de technologie, il récuse la logique de la spatialisation et préfère celle de la localisation : « Localiser plutôt que spatialiser. Faire en sorte qu’en chaque point du lieu (salle de concert ou lieu extérieur) un son se répète, se développe, se transforme. Qu’il ait sa propre vie indépendamment des autres mais participe en même temps à la construction de la polyphonie musicale. […] À l’inverse de la spatialisation de l’espace sonore, localiser chacun des sons autour de soi crée une perspective sonore » (Jean-Luc. Hervé in Jean-Luc Hervé, Anne Cauquelin, 2018 : 126).
Dans la relation à l’environnement, cette manière de faire conduit à privilégier la discrétion : les dispositifs de haut-parleurs dans les jardins et les divers autres lieux investis sont cachés, les sons émis sont peu sonores. L’un des exemples les plus frappants est le projet pour l’Abbaye de Noirlac – projet qui, comme celui du jardin sonore, n’a pas encore vu le jour –, qui s’inscrivait dans un aménagement du site par le paysagiste Gilles Clément. Jean-Luc Hervé y reprend certaines des idées du jardin sonore. Notant que la première impression du visiteur est la profondeur du silence, il déploie dans le cloître un dispositif sonore construit sur des modèles de sons entendus dans ce territoire – ainsi, les fréquences émergentes des machines de la scierie ou de la marbrerie de la commune toute proche sont choisies comme principes harmoniques de la composition. Les haut-parleurs sont orientés vers la voûte et utilisent les propriétés acoustiques de l’architecture – le son, se réfléchissant sur les courbes de la voûte, donne l’impression de provenir du bâtiment lui-même. Le jardin du cloître est lui aussi muni d’un dispositif de haut-parleurs cachés dans le sol et tournés vers le ciel, qui forme une sorte de tapis sonore. Les sons « dialoguent avec le mouvement des nuages dans le ciel. Ils se déplacent à la surface de ce tapis selon des algorithmes qui reproduisent les trajectoires de nuages d’individus, tels les nuées d’oiseaux (ou les bancs de poissons), comme une antiphonie entre ciel et terre, entre chorégraphie des nuages et musique du jardin » (Jean-Luc Hervé in Jean-Luc Hervé, Anne Cauquelin, 2018 : 109). Dans ce dialogue, dans cette plurivocité entre musique et environnement, entre culture et nature, la musique, devenue discrète, ne domine pas. Mais elle est loin de disparaître. En fait, nous dit Jean-Luc Hervé, « orchestrer c’est nous guider vers une écoute musicale, vers la matière incorporelle du son émancipé de sa cause. […] Passer du bruit de quelque chose (oiseaux ou violon) vers un son musical incorporel, c’est acquérir le pouvoir magique de la musique » (ibid. : 122).
Si la musique détient ce pouvoir – le pouvoir qu’on attribue depuis toujours aux sons, que ce soit chez les Pythagoriciens ou ailleurs – ce n’est pas en raison de ses supposées propriétés intrinsèques (par exemple son hypothétique « immatérialité », comme le pensaient les romantiques), mais parce que, de tous les arts, elle est peut-être celui qui nous rapproche le plus de l’Autre. Comme l’écrivent Deleuze et Guattari, la musique a une forte capacité de déterritorialisation, elle met en œuvre des devenirs multiples : « Quelle est l’affaire de la musique, quel est son contenu indissociable de l’expression sonore ? C’est difficile à dire, mais c’est quelque chose comme : un enfant meurt, un enfant joue, une femme naît, une femme meurt, un oiseau arrive, un oiseau s’en va » (Gilles Deleuze, Félix Guattari, 1980 : 367). La musique de Jean-Luc Hervé abonde en chants d’oiseaux – deux pièces les portent même dans leur titre, Les oiseaux (1993) et Des oiseaux (2003). Mais on y rencontre aussi toutes sortes d’insectes et de populations animales. Elle est aussi envahie par les végétaux, comme le montre son Éloge de la plante (2016), qui puise son titre dans le livre homonyme du botaniste, biologiste et dendrologue Francis Hallé (1999), lequel développe l’idée que les formes évolutives du monde végétal, très différentes de celles du monde animal, remettent en cause nos théories sur l’évolution du vivant.
Ces « Autres », on les rencontre dans ce que Jean-Luc Hervé appelle récemment des « biotopes » (sonores) ou des « dispositifs acousmatique craintifs ». Carré magique (2016), conçu pour l’Abbaye de Royaumont, en est le premier. Il consiste en une installation sonore interactive qui diffuse du son à travers de multiples haut-parleurs cachés du public. Cette installation génère en temps réel – grâce à un système génératif et non répétitif, qui renouvelle en permanence son contenu sonore et ses variations timbrales, rythmiques et spatiales – du son en interaction avec l’environnement :
« Le dispositif a un comportement organique, comme une population d’animaux invisibles qui réagissent aux changements atmosphériques (lumière, température, humidité) et à la présence du public. Les sons que l’on entend dans un jardin (chants d’oiseaux, stridulation des insectes…) ne sont pas les mêmes selon l’heure de la journée, la température ou la luminosité. Le chant des oiseaux est différent le matin ou le soir à la tombée du jour ; certains insectes ne chantent que lorsque le soleil est bien haut. De la même manière le système informatique qui génère les sons est sensible à la météo. Par l’intermédiaire de capteurs de luminosité, d’humidité et de température transmettant les informations à l’ordinateur, celui-ci “interprète” les modèles musicaux en fonction de ces données » (Jean-Luc Hervé, projet pour Carré magique)
Il ne s’agit pas d’ajouter de la musique à l’environnement, précise-t-il, « ce qui aurait pour effet de transformer l’environnement naturel en spectacle, mais de retrouver une relation forte (symbiotique) avec le jardin » (idem).
Un second « dispositif acousmatique craintif » – également sous-titré « polyphonie d’organismes sonores » –, nommé Biotope, a été créé en 2019 dans le cadre de l’exposition La fabrique du vivant du Centre Pompidou (cf. exemple 4). Commande de l’Ircam-Centre Pompidou, il consiste également en un dispositif interactif, plus développé, grâce au travail d’une équipe importante3. Les salles de l’exposition sont munies de haut-parleurs invisibles qui diffusent, comme dans Carré magique, du son élaboré en temps réel et sans cesse en évolution. Chaque haut-parleur correspond à un « animal » ou « agent » sonores, l’ensemble formant une « population ». Il y a six populations d’animaux sonores, dont les sons sont définis à partir de sons concrets ou instrumentaux : bouches bruitées, appeaux, autres appeaux (flûtes bruitées), petites percussions (Waldteufel), bruits de tasse, sons de trombone frappé à l’embouchure – à noter que ces sources ne sont pas importantes en soi, elles ont été choisies pour leurs caractère ambigu entre son nature (animal) et abstrait. Ces populations développent un chant, d’abord timidement, puis d’une manière plus appuyée, en prêtant attention les unes aux autres, pour éviter de chanter en même temps. Le dispositif est « craintif » : à la manière d’un organisme vivant, si un visiteur s’approche d’un agent, celui-ci s’arrête de sonner et son voisin émet un cri d’alerte. Ce dernier peut devenir cri de panique, suivi d’un silence général de plusieurs minutes avant une reprise timide. Il est important de préciser que ces populations sonores ne correspondent pas à des espèces réelles : les sons ne sont ni des enregistrements de sons d’animaux ni des imitations (sauf en ce qui concerne la famille des appeaux, bien sûr). Il s’agit de gestes sonores (ou d’images sonores) courts et prégnants, qui varient dans le temps en nombre, timbre et morphologie sonore (combinant durée, hauteur et nuance). Ces sons proviennent d’échantillons enregistrés, concrets ou instrumentaux comme il a été dit, et l’ordinateur réalise, en temps réel, un montage. L’ensemble n’est pas spatialisé, mais localisé, créant des perspectives et en appelant à l’écoute que le promeneur développe dans une forêt. Au final, les sons comme la situation sont construits, ils ne sont pas naturels, mais ils évoquent, par leur complexité organique, la nature.
« Si l’art cherche à révoquer vraiment la domination de la nature, s’il vise un stade où l’esprit cesserait d’être pour les hommes un instrument de pouvoir, le seul moyen pour lui d’atteindre ce but est la domination de la nature. Seulement une musique entièrement maîtrisée s’affranchirait également de toute contrainte, y compris de la sienne propre ; de la même manière que seule une société organisée rationnellement verrait disparaître, avec le manque, la nécessité d’une organisation oppressive. […] Seule l’œuvre d’art complètement articulée offre l’image d’une réalité non mutilée, et du même coup de la liberté. Une telle œuvre qui, par sa maîtrise extrême du matériau, échappe le plus complètement à la simple existence organique, est également la plus proche d’une réalité organique », écrivait Adorno (1961 : 337). C’est un pari, peut-être un moyen de combattre le transhumanisme ?
Exemple 4
Algorithme du fonctionnement du dispositif sonore de Biotope
- Dans l’ombre des anges (1999) est écrit à la mémoire de Grisey, au lendemain de sa mort. Par ailleurs, Jean-Luc Hervé a publié une analyse approfondie de Vortex temporum (cf. Jean-Luc Hervé, 2001).
- Dans son dialogue avec Anne Cauquelin, Jean-Luc Hervé évoque « le long glissando d’un avion qui passe au loin dans le ciel (c’est une figure musicale que j’aime beaucoup, reprise dans plusieurs de mes pièces instrumentales, dans les parties électroniques, ayant toujours le rôle de transition — de “clôture” — entre le concert et l’extérieur » (Jean-Luc Hervé in Jean-Luc Hervé, Anne Cauquelin, 2018 : 69).
- Réalisation informatique musicale Ircam : Thomas Goepfer. Collaboration scientifique : Benjamin Matuszewski, Jean-Philippe Lambert (équipe Interaction son musique mouvement Ircam-STMS). Prototypage et fabrication des agents sonores : Emmanuel Fléty, Djellal Chalabi et Yann Bouloiseau. Ingénierie sonore : Jérémie Bourgogne. Régie générale : Jean-Marc Letang.
Références
- Adorno Theodor W. (1961) : « Vers une musique informelle », in Adorno Theodor W., Quasi une fantasia, traduction Jean-Louis Leleu, Paris, Gallimard.
- Deleuze Gilles, Guattari Félix (1980) : Mille plateaux, Paris, Minuit.
- Grisey Gérard (2008) : Écrits ou l’invention de la musique spectrale, édition établie par Guy Lelong avec la collaboration d’Anne-Marie Réby,Paris, Musica falsa.
- Hallé Francis (1999) : Éloge de la plante. Pour une nouvelle biologie, Paris Seuil.
- Hervé Jean-Luc, 1997 : « De la Forme aux images sonores », revue Doce notas preliminares n° 1, p. 160-165.
- Hervé Jean-Luc, 2001 : Dans le vertige de la durée, Vortex temporum de Gérard Grisey, Paris, L’Harmattan, 67 p.
- Hervé Jean-Luc, 2006 : « D’Effet lisière à Flux », revue Filigrane. Musique, esthétique, sciences société n° 4.
- Hervé Jean-Luc, 2011 : « Tobi-ishi, un jardin musical à Paris », revue Filigrane. Musique, esthétique, sciences société n° 12.
- Hervé Jean-Luc (à paraître) : « Une esthétique des alentours », à paraître in Amy Bauer, Liam Cagney and WIll Mason (éd.) (à paraître) : Handbook of spectral and post-spectral music, Oxford, Oxford University press.
- Hervé Jean-Luc, Cauquelin Anne (2018) : Les jardins de l’écoute, Paris, Éditions MF.
- Solomos Makis, 2013 : De la musique au son. L’émergence du son dans la musique des XXe-XXIème siècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.