En 1948, Pierre Schaeffer invente la musique concrète, une « révolution du son » qui amène à repenser les modèles, modifie les postures et invite à une autre approche de la musique à la faveur de nouveaux paramètres de perception et d’analyse du son consignés en 1966 dans le TOM (Traité des Objets Musicaux) et le SOS (Solfège de l’Objet Sonore) paru l’année suivante. Cette expérience du son à travers l’écoute, « l’écoute du réel tellement plus imaginatif que n’importe quelle fiction »1, bouleverse les orientations et le parcours d’Ivo Malec et le fait adhérer pleinement à la démarche concrète fondée sur l’expérimentation et l’invention : un espace des possibles où se joue sa carrière de créateur et qu’il saura transmettre, avec la même ferveur, à toute une génération attentive au message du son. Sa trajectoire rejoint certes celle de brillants condisciples, François Bayle, Bernard Parmegiani, Beatriz Ferreyra, Luc Ferrari, etc., travaillant pour la plupart uniquement en studio, mais le laisse pratiquement seul, dans les années 1960, à côté de l’avant-garde sérielle à laquelle son écriture instrumentale (près de trois quarts de son catalogue) tourne le dos. Incapable, dit-il, de se plier à un système, quel qu’il soit, il ne fréquentera jamais les Cours d’été de Darmstadt et mènera seul sa quête esthétique, en digne héritier de Pierre Schaeffer.
Ce sont les termes de révélation et d’illumination que choisit Ivo Malec pour évoquer sa découverte du « son du studio », celui qu’il entend pour la première fois au 37 rue de l’Université, lieu du Club d’Essai de la Radio-Télévision Française où Pierre Schaeffer et son équipe mènent leur recherche sur la musique concrète : « […] le choc, l’unique, le seul événement capital de ma vie », déclare-t-il à propos de cette expérience d’écoute initiatique qu’il fait lors de son premier voyage à Paris à trente ans, au terme de six mois de découverte de la vie musicale parisienne qu’il avait tant rêvée. Il est déjà reconnu comme compositeur et chef d’orchestre à Zagreb où il est engagé au « Théâtre dramatique » pour écrire des musiques de scène ; mais cette « trouée vers l’avenir » que lui fait entrevoir « le son du studio » l’amène à multiplier ses voyages vers la capitale française entre 1956 et 1958, années durant lesquelles il se fait rapidement connaître du milieu du GRMC (Groupe de Recherche de Musique Concrète). Marqué par sa rencontre en 1958 avec Pierre Schaeffer, il s’installe l’année suivante à Paris, grâce à la générosité d’Henri Dutilleux qui l’accueille chez lui.
Le studio. Lieu de l’écoute attentive et du ressourcement
Honoré d’une première commande du GRMC en 1956 (Mavena2, pour récitante et bande), Ivo Malec est accueilli en qualité de musicien étranger dans le premier stage international organisé et dirigé par Pierre Schaeffer en 1960-61 dans le cadre du tout nouveau Groupe de Recherches Musicales (GRM). Il prend connaissance du « solfège schaefférien » et se familiarise avec « l’objet sonore », cette unité morphologique définie par son spectre, sa masse, son allure, son grain, « la première petite idée d’un grand monde naissant »3 dira-t-il quelques années plus tard. Pour l’heure, il se plie à la règle : apprendre les procédés du studio, c’est-à-dire les manipulations (prise de son, montage, filtrage, boucle, mixage, etc.) et réaliser des « Études » avant de concevoir des œuvres. Cette « révolution du son » ouvre pour Malec une brèche immense et salvatrice dans le mur de l’académisme et de l’institution musicale auxquels il s’était heurté dans sa ville natale. Naissent alors deux pièces électroacoustiques qu’il inscrit à son catalogue en tant que premiers opus de musique concrète : Reflets (1960), du nom du film abstrait de Piotr Kamler4 dont « l’étude de composition » 5 » devient le support sonore, et Dahovi6 (1961), désignant le souffle ou la respiration en croate, variation autour d’un matériau de base (le bruit blanc) dans la lignée des « Études » schaeffériennes. Reconnu pour ses qualités tant humaines que musicales, Ivo Malec est reçu comme « Assistant de Recherche » avant de devenir membre permanent du GRM où il travaillera jusqu’en 1990, chargé de la programmation des concerts du « Cycle acousmatique ». « La musique concrète me semblait désormais le seul univers qui pouvait m’aider à avancer, progresser sans être bridé par l’héritage du passé ni par un quelconque systématisme d’avant garde ». Dès lors, et même s’il envisage cette nouvelle façon de penser la musique en terme d’écriture instrumentale, le studio restera pour lui « le lieu de l’écoute attentive et du ressourcement », où il retournera chaque fois que les obstacles dans la partition lui paraîtront insurmontables : ainsi ce moment crucial dans sa trajectoire de compositeur où, saturé de son « studio instrumental », il se confronte pour la première fois à l’outil électronique pur avec Triola ou Symphonie pour moi-même (1978), un triptyque à connotation autobiographique où il veut, dit-il, en finir avec le passé. Il y aborde la grande forme électroacoustique (en trois mouvements) et travaille vers les extrêmes, en termes de décibels notamment : « Écoute à niveau très, très fort. Il faut tenir… mais au lieu de résister par les seules oreilles, ouvrir le corps entier et écouter par tous ses pores », lit-on dans la présentation de Turpituda, premier mouvement de la « Symphonie ». « Je me suis mis au travail avec une certaine rage – avec bonheur aussi – et cela m’a littéralement sauvé »7. Confronté à l’évolution des outils de studio auxquels il doit sans cesse s’adapter – du magnétophone à l’ordinateur, en passant par le synthétiseur, il a connu trois révolutions technologiques ! –, il aborde le traitement numérique et compose, en 1980, Recitativo sur l’ordinateur du fameux Studio 123 du GRM : une musique d’ondes plutôt intimiste, jouant sur le grain, les allures et la couleur de sons stratifiés. « Il ne faut pas que les rendez-vous qui surgissent sur le parcours du compositeur lui passent sous le nez ! », s’exclame cet éternel aventurier. Suivront Carillon Choral (1981), Week-end (1982), pour trois synthétiseurs et support audio, et Artemisia8 (1991), sa dernière pièce dite acousmatique9 – et sa préférée – réalisée avec le système SYTER (Système Temps Réel) dont il s’est évertué à détourner les programmes pour aborder des chemins encore vierges.
Le dialogue fertile avec le son
« Écouter ce que nous enseigne le son », c’est ainsi résumer la grande leçon que Malec tire de son apprentissage auprès de Pierre Schaeffer, « son seul et unique maître », aime-t-il à rappeler. S’il s’est plié pour un temps à la rigueur scientifique de la Recherche, comme ses camarades stagiaires, il aspire rapidement à composer, en reprenant son travail d’écriture dont il a déjà le métier, mais en imaginant les sons différemment et en les écrivant autrement. Cette manière de repenser l’écriture instrumentale lui est révélée à travers une expérience d’écoute qui reste pour lui de l’ordre de l’illumination. Cela se passe au 37 rue de l’Université toujours, lors du travail qui anime les compositeurs (Malec, Ferrari, Mâche, Bayle, Canton, Parmegiani… et Xenakis qui se retirera du projet) en vue du « Concert collectif » lancé par Pierre Schaeffer : Ivo Malec y entend sa propre séquence instrumentale (polyphonie de trois cuivres) diffusée simultanément sur trois magnétophones avec un léger décalage temporel et un effet de mixage qui modifie radicalement la perspective d’écoute. « L’effet était superbe, c’était même mieux que l’original ! ». Ainsi naît l’idée de Sigma10 (1963), sa première pièce pour grand orchestre, risquée autant que magistrale, où la fusion des trois sources s’opère en direct et au sein de l’orchestre, à l’image d’un mixage en studio. « Par ce transfert des techniques du studio vers la partition, il me semblait désormais possible d’élargir considérablement ma façon de penser et de revoir mes techniques compositionnelles »11. L’œuvre très appréciée des orchestres (elle est rejouée par le Philharmonique de Berlin) représente pour Malec « le saut qualitatif » qui le conforte dans sa position de compositeur.
Le phénomène de « glissement » entre studio et partition et les allers-retours fertiles entre la page écrite et l’œuvre électroacoustique vont nourrir l’imaginaire du compositeur, attiser sa réflexion et stimuler l’invention : « L’influence du studio sur mon travail d’écriture instrumentale, précise Ivo Malec, ne se limite pas à quelques transferts de boucles, montages ou mixages – stade initiatique – mais se manifeste dans l’ensemble de mon travail, en se nourrissant fondamentalement de conséquences infiniment plus importantes issues de la pratique du studio électroacoustique : j’y ai appris, en effet, à écouter les sons autrement et, reconnaissant leur universalité, j’ai pu par la suite en imaginer et en concevoir d’autres et les écrire autrement »12. La confrontation et le mélange des mondes s’incarnent dans le cycle des « 3L » – Lumina (1968), œuvre mixte pour douze cordes et bande, Luminétudes (1968) pour support audio et Lied (1969) pour trente-neuf cordes et dix-huit voix13, trois pièces interdépendantes sur lesquelles il importe de s’arrêter un instant. Si Malec s’est d’emblée tourné vers l’orchestre, l’univers rêvé pour appréhender le total sonore à une époque où les grandes formations ne rechignent pas à s’engager dans de telles aventures (citons Tutti pour orchestre et support audio avant Sigma, puis Gam(m)es et Vocatif), c’est le domaine ductile des cordes, qui se prêtent à toutes les « manipulations », ainsi que celui des voix dont il a eu l’expérience à Zagreb, qui focalisent son intérêt. Cordes et voix deviennent de merveilleux générateurs de sons dont il entrevoit les immenses capacités. L’exubérance flamboyante des douze cordes seules durant les quatre premières minutes de Lumina (1968) reste gravée dans les mémoires, véritable mise à feu où l’espace semble comme secrètement agi par les potentiomètres d’une table de mixage. Luminétudes, pour support audio, voit le jour la même année, exploitant certains matériaux testés dans Lumina. Entre richesse des sources sonores et virtuosité du montage, la pièce acousmatique fait l’éloge de l’« objet sonore », étendu ou contracté, lisse ou granuleux, complexe ou dépouillé, strident ou à la marge du silence : « Dédié à Pierre Schaeffer », souffle la voix de l’auteur à la fin de l’œuvre.
Lied boucle le cycle et agrandit le modèle de Lumina, les dix-huit voix aux côtés des trente-neuf cordes endossant ici le rôle de la bande magnétique. Ainsi les émanations artificielles de la machine se transforment-elles en voix naturelles tout à la fois humaines et déshumanisées. Malec considère Lied comme l’œuvre pivot de son catalogue, celle qui affirme avec une audace décuplée le désir toujours réactivé de composer avec le total sonore – « j’aime les titres courts et qui sonnent bien », dit-il pour légitimer son choix. L’idée de Malec est d’accéder à la complexité de l’écriture en évitant l’hypertrophie de signes écrits. Divisant ses deux ensembles en trois sous-groupes, il ouvre le jeu à l’improvisation et laisse le son se faire en engageant l’interprète à coopérer de manière plus immédiate et personnelle à l’aventure du sonore. Peuvent alors advenir ce qu’il nomme ses « grands mixages » (multiplicité des matières superposées ou mélangées) où le chef devient tantôt un métronome, tantôt un repère, tantôt un ingénieur du son pour chacun des petits groupes qui s’autogèrent, comme autant de voies de mixage. Car Malec continue, dans l’emploi de ces structures aléatoires, d’exercer le contrôle le plus vigilant sur le résultat global, en vertu d’une organisation préalable, écologique et opérationnelle.
Ce type de fonctionnement ouvert, qu’il inaugure avec Lied, fouette son énergie créatrice et lui offre de nombreuses possibilités d’extrapolation, « un réservoir » où puiser la matière de plusieurs œuvres à venir. Ainsi voient le jour la série des « Arco » (éloge des cordes), Arco-11 et Arco-22, ainsi qu’une pièce pour douze voix solistes – commande de l’ORTF pour les Solistes des chœurs de l’institution, dirigés par Marcel Couraud – Dodecameron. C’est la seule partition vocale a cappella de Malec, le pendant solaire (et hommage à Boccace) de Nuits de Xenakis composée trois ans plus tôt et pour le même destinataire. La quête sonore urgente et volontaire des pièces précédentes cède le pas au discours du rêve et de la séduction. L’écriture vocale dépourvue de texte invite à une prospection ludique et amusée au cœur de la matière. Comme dans Lied – et dans bien d’autres œuvres postérieures – s’instaure un processus d’invention-improvisation collective dont Malec règle très précisément les rouages pour que « la machine » semble fonctionner d’elle-même. L’oÿkanié14 du berger croate qui surgit aux deux tiers de l’œuvre, comme un être revisité par la perception, est répercuté dans l’espace par les voix du chœur, avec la puissance des antiques joutes vocales : c’est le seul rappel que le compositeur croate ait jamais fait au folklore de son pays.
L’esthétique des extrêmes
Loin des modèles et des genres traditionnels du répertoire et porté au contraire par un désir de dépassement – « l’au-delà » malécien – Ivo Malec n’avait pas le projet d’écrire des concertos. C’est la rencontre avec les interprètes et le défi lancé par les instruments qui changent la donne. Sollicité par le contrebassiste Pierre Hellouin, soliste de l’Orchestre National de France, Malec envisage d’écrire, dans un même élan, deux concertos jumeaux pour les tessitures extrêmes des cordes, initiant, à l’instar des « Arco », la série des « Ottava », bassa et alta… avec cette volonté farouche d’aller une fois encore chercher au-delà de ce que l’on avait l’habitude d’entendre pour, dit-il, « réinventer l’instrument et faire en sorte que le soliste imprime son originalité au sein de l’orchestre »15. Ébloui par les capacités de la contrebasse qui lui paraissait « comme une terre à découvrir », Malec veut éprouver les limites du registre grave de l’instrument, encore peu exploré, inventant pour ce faire des techniques de jeu inédites (l’archet sous les cordes par exemple) et « brevetant » certaines trouvailles comme ce pizzicato réalisé à deux mains, noté « Pizz M » (comme Pizz Malec). L’envergure du projet (plus de trente minutes) et son temps d’élaboration diffèrent la composition d’Ottava alta qui ne verra le jour que onze années plus tard (1995), au sortir d’une pathologie grave du pancréas qui affecte le compositeur et le soumet, jusqu’à la fin de ses jours, à un régime alimentaire drastique. Si l’écriture est toujours tendue vers une invention sonore et ludique, liant intrinsèquement les gestes du violon et les figures de l’orchestre, Malec renonce à ses velléités exploratoires sur l’instrument soliste, le laissant s’exprimer « dans son génie propre, un génie un peu fou et extraordinairement souverain » dit-il. Dans le sillage d’Ottava bassa, Saturnalia pour contrebasse solo réitère, en 1996, l’expérience de la partition soliste initiée avec Arco I pour violoncelle (1987). Commande du Conservatoire de Paris pour le concours des prix, l’œuvre confronte pour la première fois à une partition soliste « l’homme seul sans sa Symphonie ». Pierre d’angle du répertoire violoncellistique du XXᵉ siècle, Arco I déploie un espace démultiplié où circulent maintes ondes de défi : de l’âpreté des contours au tremblé de la ligne, de la dureté du roc à la transparence de la constellation. Malec semble assouvir son désir de faire vivre l’œuvre par les oppositions à travers un nécessaire dépassement du jeu de l’instrument. À noter qu’il n’y aura pas de solo pour violon ni d’« Arco IV » : le quatuor à cordes ébauché à la fin de sa vie ne sera jamais achevé. Manque également le concerto pour piano, Malec ayant d’emblée écarté l’instrument tempéré, trop lié à la fonctionnalité harmonique qu’il a toujours voulu éviter : « J’ai toujours mis d’autres choses – aussi fortes – à la place. Néanmoins, je n’ai jamais oublié que la hauteur en tant que telle, et toutes musiques confondues – acoustiques ou acousmatiques – était une valeur incontournable »16. De fait, il y a un travail sur les hauteurs dans Doppio Coro, sa seule œuvre pour orgue, où le jeu de registration et l’épaisseur des clusters soumis à des procédés de filtrage rejoignent ses préoccupations essentielles.
Quinze ans plus tard, et dernier maillon de la chaîne, Arc-en-cello (2002) donne au violoncelle d’Arco I son agrandissement orchestral : même engagement physique demandé au soliste – fidèle Philippe Muller –, même frénésie de l’archet laminant les cordes quand l’orchestre est pensé comme la résonance, la répercussion et le prolongement du jeu du soliste… jusque dans le sublime « recitativo » – un terme malécien – qui, dans Arco I déjà, cristallisait l’émotion.
Si Attacca pour percussion solo et support audio (1986) réinstaure la mixité des sources, l’œuvre n’en est pas moins un concerto pour percussions où cette fois l’univers des sons fixés se substitue à l’orchestre. Malec dit chérir la voix, avoue son amour pour le violoncelle ; il a également une passion pour la percussion qu’il a déjà sollicitée dans Actuor (1973), cérémonie pour six percussionnistes (les Percussions de Strasbourg) où les musiciens ont un rôle d’acteurs. Avec la diversité de ses matières, de ses couleurs, de ses « manipulations » sur la surface percutée, le monde de la percussion s’avère le plus proche de l’univers électroacoustique, le plus ouvert également sur le total sonore qu’il veut embrasser en confrontant ici les deux instances pour « célébrer l’inouï ».
Sans doute est-ce la formulation la plus expressive pour définir l’œuvre mixte au sens malecien du terme ; au sens également où les deux sources qui s’interpénètrent visent à embrasser « le total sonore ». L’interdépendance des deux univers, instrumental et électroacoustique (allant bien au-delà du dialogue « mou » que Malec a toujours voulu éviter), exige la réalisation simultanée des deux « écritures » pour garantir la complémentarité et « le jeu des influences et des conditionnements mutuels des éléments de la composition »17. Dans Attacca comme dans Lumina et Cantate pour elle, la bande contribue souvent à rendre le jeu instrumental plus inventif encore, non pas en termes d’imitation sonore mais de gestes répercutés d’un univers à l’autre dont dépend l’unicité du langage.
Malec travaille en bonne intelligence avec le jeune Jean Geoffroy, opérant les allers-retours du studio à la partition et réglant les gestes de l’interprète comme un chorégraphe au sein d’un projet d’une intendance très exigeante. L’économie est de rigueur dans une pièce qui nous met à l’écoute des morphologies sonores les plus subtiles. Pour autant, l’énergie du geste se libère au terme d’un processus d’amplification gonflant le son jusqu’à l’ivresse dionysiaque des dernières minutes. A la console, réglant en direct équilibre et spatialisation du son tout en s’inscrivant pleinement dans le discours du soliste, Malec dit avoir vécu chacune des performances d’Attacca – la dernière de ses œuvres mixtes et la plus chère – comme « un événement éblouissant ».
Dix ans après Ottava bassa, le compositeur revient au grand orchestre avec deux projets très singuliers : tout d’abord celui de récapituler ses expériences et gestes compositionnels – le style malécien – en un certain nombre d’extraits (treize en l’occurrence) qu’il décide de « monter », comme il l’aurait fait avec la bande magnétique. Ainsi naît Exempla (1994), un déroulé méthodique de son « faire » artistique, ménageant des « passages » (transitions) experts pour assurer la cohérence du tout. L’œuvre bilan semble réactiver le désir, toujours inassouvi, de faire exister le son – Pulsations, Recitativo, Trilles, Grand mixage, etc. – tout en révélant l’influence des grands mentors, Rothko (mouvement 9) et Wagner (mouvement 10), compositeur à qui Malec avait déjà rendu hommage en 1982 dans le quatrième mouvement de Week-end.
Le second projet est le fruit d’une autre réflexion regardant vers l’écriture orchestrale du dernier XXᵉ siècle qui, selon Malec, « pense les instruments individuellement », dans une multitude d’unités qui renie la notion de familles. Dans Sonoris causa, commande de Radio France pour le festival Présences 1998, Malec veut re-symphoniser l’orchestre, raviver le jeu dynamique des familles et dessiner de puissantes trajectoires, comme chez Beethoven dont il a toujours admiré l’efficacité dramaturgique ; sans se départir d’une pensée du sonore faite de registres plus que de hauteurs, de couleurs plus que d’harmonie, et d’énergie plus que de rythme. Mais la manière est plus sereine, plus contemplative aussi, et moins déclarative : « N’y cherchez pas de la nostalgie – celle-ci n’est pas une catégorie compositionnelle… »18, prévient-il malicieusement.
Le théâtre du son
La voix chez Malec, qu’elle soit chorale ou soliste (celle de la femme), est une voix-genitrix, une voix-source, qu’il redéfinit comme un projet ouvert, un théâtre de sons. Elle est vivante et agissante, tout à la fois sensible et sensuelle, ludique et tragique dans Cantate pour elle (1966), chef-d’œuvre emblématique de la musique mixte et première incursion « au-delà ce que l’on considérait récemment encore comme limite de l’instrument, voire de la voix », selon les termes du compositeur19. Cantate pour elle « met en scène » la voix féminine aux côtés de la harpe, dont Malec a déjà pu tester toutes les ressources acoustiques, et la bande magnétique, personnage à part entière en interaction dynamique avec ses deux partenaires. « J’ai toujours voulu éviter le parallélisme mou des deux sources sonores, à savoir les instruments et la bande », a-t-il souvent précisé ; « Je ne cherche pas pour autant un dialogue mais plutôt une interdépendance, un mélange organique qui doivent servir un discours musical unique »20. Aussi les trois sources sonores instaurent-elles un espace de tension où leurs figures évoluent, telle une chorégraphie de gestes en trio. « J’aime la voix de femme parce que j’aime Mozart ! lance Malec. Elle représente pour moi une matière charnelle avant d’être musicale, l’exubérance, le corps de la musique, le corps de la voix »21. Elle rayonne dans Cantate pour elle, avec ses allures glissées, ses boucles, ses ricochets, ses mouvements sinusoïdaux, sorte de démiurge intégral à l’instar du support électroacoustique. « Ainsi au lieu de vouloir surprendre, me suis-je limité ici à écouter et à suivre la très belle leçon que l’on reçoit chaque fois que l’on tourne le dos au normal pour s’en aller chercher du côté des cas extrêmes ce que l’on peut faire avec ce qui n’est pas à faire »22, renchérit-il avec ce ton mi-amusé, mi-provocateur qu’on lui connaissait. Cette déclaration faite en 1976 à propos de la « Cantate » s’entend comme un credo esthétique.
Les trois voix féminines (deux sopranos et une mezzo) et les neuf instruments qui les encadrent dans Vox, vocis, f. (1979), l’œuvre chérie d’Ivo Malec – dont le titre puise une fois encore dans le fond linguistique latin – réalisent une extension polyphonique de l’écriture de la « Cantate ». La voix, dans ses possibilités plurielles, est toujours un personnage qui se déguise et qui, de temps à autre, lève le masque, devenant plus fragile, vibrante et désirable. Vox, vocis, f. tend vers une sorte d’archétype de l’expression vocale malécienne : femmes tour à tour combattantes, séductrices ou encore grandes prêtresses lorsqu’elles prennent la parole pour citer Nietzsche, le philosophe qui a obsédé le compositeur toute sa vie. Les mots parlés basculent aussitôt dans le domaine du son, « traités » selon les modalités du travail de studio : boucles, rebonds, glissades, etc., assumés par les trois chanteuses. Même si Malec renonce à la bande magnétique, c’est le possible du studio qui aiguise son imaginaire sonore, traitant voix et instruments dans le même rapport de complicité. « Les neuf instruments (cinq cordes, trompette, harpe et deux percussions) sont le paysage où naissent, vivent, se meuvent les voix […] mais ils sont avant tout la charpente de la forme musicale, le répertoire de timbres, l’écriture » . « La forme », aime-t-il à rappeler, « c’est d’abord la façon dont les sons existent. Au compositeur d’y être attentif, d’écouter et de comprendre »24 : une attitude qui rejette toute décision a priori, oreille et esprit ouverts aux sollicitations de la matière sonore et à la trajectoire qu’elle dessine. Rappelant « l’oÿkanié » du berger dans Dodecameron, le rituel resurgit dans sa dimension sacrée lors de l’incantation finale de Vox, Vocis, f., lorsque le silence imposé par l’unisson instrumental expose les voix nues, mi-femmes mi-louves hurlant leur chant d’amour et de séduction : le « divin caprice » s’est mu en cérémonie secrète dont seule la voix de femme, l’être féminin tout entier, habite le mystère.
La recherche d’Ivo Malec, on l’aura compris, se situe hors normes, découvrant des terres vierges et risquant l’aventure dans l’inconnu. Elle est menée avec un rare bonheur dans Oral pour acteur et grand orchestre (1966-67) qui investit la scène et soulève la problématique du texte et son intégration au sein du projet musical : Oral nous dit Malec, « parce que l’on parle, on dit au lieu de chanter, mais on dit et on parle comme si l’on chantait »25. Le support textuel provient d’un libre montage de mots et bribes de phrases prélevés dans le roman Nadja d’André Breton à partir duquel il recompose une trame poétique nouvelle. La matière littéraire une fois façonnée, se pose alors la question épineuse de l’intégration des mots dans la musique, le compositeur prenant encore modèle sur les techniques de studio pour envisager la voix, certes parlée mais en même temps « traitée » par une écriture simulant les opérations électroacoustiques. « Il m’est apparu soudainement que là, tout en gardant du sens, on faisait entrer la voix dans le domaine du son », celui de l’orchestre en l’occurrence. La dimension de l’artifice – étirement, bouclage du mot, débit accéléré et autres modes de jeu auxquels doit se plier l’acteur – rapproche ainsi la parole de cette abstraction qu’est le son musical, sans occulter pour autant la clarté sémantique ; car, par dessus tout, la communication reste pour Malec le principe fondamental de l’œuvre, dans la cohérence « d’un système qui marche » dont l’auditeur acquiert inconsciemment la connaissance.
La même attitude s’observe dans Hugo, un contre tous pour deux acteurs, orchestre, chœurs et support audio, commande de France Culture (ORTF) pour le Festival d’Avignon en vue de la commémoration de la Commune en 1971. « Affiche musicale » sous-titre Malec pour cette réalisation transdisciplinaire autant que spectaculaire (donnée pour trois représentations dans la Cour d’honneur du Palais des papes), portée par les discours politiques de Victor Hugo. Malec ayant introduit un deuxième « Hugo » pour dédoubler la voix, la parole des deux acteurs passant par le micro est traitée en direct et rejoint les masses chorale et orchestrale traversées par la partie électroacoustique.
Un ersatz d’opéra
La problématique du texte chanté, immanquablement déformé, nous dit Malec, et subordonné à la musique dès qu’il entre en tension avec elle, l’a toujours éloigné du genre de l’opéra, malgré son attachement très fort pour le théâtre et la scène lyrique. Dans une attitude un rien provocatrice, il milite pour un opéra sans livret, tirant son propos de la seule dramaturgie sonore. Or l’ultime commande en 2006 de « Luxembourg et Grande Région, Capitale européenne de la culture 2007 » va le mettre au pied du mur, face au texte du poète, écrivain et humaniste croate, Marko Marulić (1450-1524) qui implore de l’aide pour résister à l’invasion des Turcs arrivés aux portes de Split, sa ville natale. Découvert par Malec une dizaine d’années auparavant, ce texte désespéré – la lettre (Epistola) en latin que le poète adresse en 1522 au pape Adrien VI – entre immédiatement en résonance avec les horreurs de la guerre de l’ex-Yougoslavie des années 1990 qu’ont subies les populations de son propre pays. En convoquant les forces de l’orchestre, du chœur et des solistes dans Epistola (qui referme son catalogue), Malec écrit sa « Passion », une passion après le génocide bosniaque, pour paraphraser Michaël Levinas26 et donner le ton et l’intensité du discours. L’écriture, déployant tous les ressorts du laboratoire malécien, semble ranimer l’élan volontaire, puissant et tendu, des partitions des années 60 : une manière de « surgissement » qui saisit d’emblée. Pour autant, Epistola est plus qu’une œuvre somme ; c’est un nouveau dépassement dans le parcours de cet aventurier mis devant l’urgence à dire et à faire passer un message. « Même si le contenu spirituel et la forme littéraire n’appelaient pas a priori l’idée d’une mise en musique, le musicien en moi a entendu le son sur le champ »27 : un son dans lequel il fait entrer les mots ; une dramaturgie musicale qui fait vivre le texte de l’intérieur, comme chez Mozart, aurait-il dit, en deçà et au-delà du sens.
Compositeur, penseur et pédagogue, Ivo Malec s’était vu confier en 1972 la classe de composition du Conservatoire de Paris, fonction qu’il occupera jusqu’en 1990. La liste est longue des compositeurs, sexagénaires et plus, qui ont suivi son enseignement et mènent aujourd’hui une carrière brillante : citons parmi eux, Édith Canat de Chizy, Denis Dufour, Philippe Leroux, Frédéric Durieux, Eric Tanguy… Autant de personnalités qui ont ouvert des voies nouvelles et creuser leur propre sillon tout en réactivant l’idée que la musique passe par l’expérience du son, que le matériau est premier et engendre la forme : une pensée du sonore que Malec aura transmise et défendue sa vie durant.
- Denis DUFOUR, in Martial ROBERT, Ivo Malec et son studio instrumental, Préface.
- Sur un texte du poète surréaliste croate Radovan IVŠIĆ, lu par Anne PEREZ.
- Propos recueillis par F. DELALANDE, Ce que le G.R.M. pense du T.O.M., in « Cahiers Recherche/Musique », n°2, Ina-GRM, 1975, p.30.
- https://fresques.ina.fr/artsonores/fiche-media/InaGrm00818/piotr-kamler-reflets.html
- Étude de stage réalisée auprès de Pierre SCHAEFFER.
- Composé pour le film Structures de Piotr KAMLER.
- In Ivo Malec, Portraits polychromes, Ina, Paris, 2007, p.39.
- Artemisia Lomi GENTILESCHI (1593-1656), l’une des premières artistes baroques et l’une des plus accomplies de sa génération, qui s’impose à une époque où les femmes peintres ne sont pas facilement acceptées.
- Le terme, emprunté à Pythagore et introduit dans l’univers du studio en 1955 par l’écrivain et poète Jérôme Peignot, pour qualifier la modalité d’écoute propre à la musique concrète, est adopté en 1974 pour désigner une œuvre entendue exclusivement à travers les haut-parleurs.
- Du nom du festival de musique contemporaine de Bordeaux des années 60.
- In Ivo Malec, Portraits polychromes, op.cit. p.33.
- In Ivo Malec, Portraits polychromes, op.cit. p.47.
- Les trois œuvres ont fait l’objet d’un disque vinyle, 3L (1971) chez Philips.
- Il s’agit d’une pratique des bergers de moutons dans les montagnes dinariques de pierre nue, au sud de la Croatie, qu’il faut distinguer du yodel. « Lors de joutes vocales », se rappelle Ivo Malec, « les bergers poussaient des oÿ ! oÿ ! – donc appelés oÿkers – parfois à la limite de se faire éclater la veine du cou ».
- Ivo MALEC – Grands entretiens patrimoniaux – ina.fr, collection Musique mémoires, 2001.
- Entretiens avec Ivo MALEC par Bruno GINER in Intemporel, bulletin de la Société Nationale de Musique. Juin 1995.
- Ivo MALEC : La Cantate pour elle, in Bulletin programme n°14, INA-GRM, 1975, p.63.
- Entretien avec Ivo MALEC par Bruno GINER, op.cit. p.4.
- Martial ROBERT,Ivo Malec et son Studio Instrumental, édition L’Harmattan, 2005, p.164.
- Entretien avec Ivo MALEC par Bruno GINER, op.cit. p.2.
- Ivo Malec, Portraits Polychromes, op.cit., p.35.
- Martial ROBERT, Ivo Malec et son Studio instrumental, op.cit., p.165.
- In Livre-CD Motus : Malec, œuvres pour orchestre et formations de chambre, 2001.
- Daniel TOSI, Ivo Malec in Exposition acousmatique Ivo Malec, 1983, p.9.
- Ivo MALEC – Grands entretiens patrimoniaux – ina.fr, op.cit.
- Michaël LEVINAS, La Passion selon Marc. Une passion après Auschwitz (2017).
- Notice de programme qu’il rédige pour la création d’Epistola le 10 décembre 2006 à la Philharmonie du Luxembourg sous la direction d’Emmanuel KRIVINE.