Le catalogue d’Ivan Fedele s’ouvre avec Dodici figlie di O et Totem. Dans la première œuvre, la partie électronique provient du matériau pianistique qu’elle contrepointe et auquel elle ajoute un fond de résonance. Totem se réfère à des archétypes de cultures extra-européennes. Dès ses débuts, le compositeur s’engage ainsi dans des voies qu’il continuera d’explorer : établissement de relations dialectiques, travail sur l’électronique et la résonance, réflexion sur les archétypes.
Fedele distingue lui-même trois phases dans sa production1. La première se focalise sur la figure, dont la prolifération dans le temps engendre la forme et participe à son intelligibilité. Des figures généralement fondées sur des gestes instrumentaux idiomatiques, fortement caractérisés (gammes, arpèges, notes répétées, trilles, etc.), dont témoignent par exemple le Primo Quartetto (Per accordar) et Chiari qui, primés au Gaudeamus Music Week de Rotterdam en 1981, attirèrent l’attention du milieu musical. La figure doit être réitérée (mais pas à l’identique) pour créer un discours et devenir un signal capable de stimuler la mémoire de l’auditeur. C’est à partir de Chord que se perçoit clairement le principe d’opposition binaire qui régit dorénavant l’aspect sonore et la structure où il engendre de nombreux contrastes. Si le geste instrumental modèle la figure, il agit également à un niveau supérieur car « les figures musicales ne définissent pas seulement une densité et une raréfaction des événements, en d’autres mots une dialectique de la syntaxe, mais également une dialectique de parcours2 ».
De telles préoccupations conduisent à la deuxième période créatrice, amorcée par Epos. Fedele accorde toujours plus d’attention à la narrativité, laquelle repose en grande partie sur l’existence d’une directionnalité chargée de sens : « Dans la composition, je suis stimulé par la recherche d’une ligne de force, d’une directionnalité du discours qui correspond à l’aspect du langage harmonique, timbrique ou rythmique3. » L’opposition des éléments s’intègre dans un récit abstrait jalonné de ponctuations, de changements de perspective (ce qui est à l’arrière-plan passant au premier plan et inversement) et de déviations attirant l’attention sur un événement particulier au sein de la trajectoire générale. Mixtim alterne entre des épisodes dynamiques et des épisodes statiques, ces derniers devenant de plus en plus longs. Scena confère aux figures le statut de « personnages », socle d’une dramaturgie purement instrumentale. De fait, la directionnalité narrative va également de pair avec le concept de « dramatisation de l’espace » (sur lequel nous reviendrons), puisque les signaux musicaux sont traités comme des acteurs évoluant sur une scène. Il n’est pas fortuit que ces idées se cristallisent dans une période où Fedele approfondit et affine son travail sur l’électronique (notamment à l’Ircam), laquelle lui offre de nouveaux moyens d’articuler les événements et d’intégrer l’espace à l’acte compositionnel.
La directionnalité implique d’« aller vers », mais aussi d’« établir des relations avec ». Dès lors, on ne s’étonnera pas de l’abondance de concertos chez Fedele et, dans un sens plus large, d’œuvres pour soliste(s) et orchestre. Plusieurs stratégies renouvellent le « dialogue » entre le soliste et le groupe. Par exemple, l’orchestre réagit aux figures du soliste selon des modalités qui lui sont propres, par « association d’idées » (Concerto pour violoncelle). Un même type de traitement orchestral étant systématiquement associé à une figure donnée, l’auditeur s’attend à le retrouver à chaque occurrence de la figure, selon une sorte de réflexe pavlovien (Concerto pour violon). Autre forme de relation soliste-orchestre en marge des techniques concertantes traditionnelles : le groupe fait office de caisse de résonance, imprimant au matériau des effets de multiplication, réfraction, diffraction, distorsion, etc. (Duo en résonance, Concerto pour piano, Concerto pour violoncelle). Élargissant par ce biais le principe de répétition et d’écho, Fedele sollicite la mémoire de multiples façons. Dans Duo en résonance, toutes les sections se souviennent des épisodes précédents ou anticipent sur ceux à venir, la conclusion reprenant en miroir le début de l’œuvre. Le matériau et son cheminement résonnent dans notre conscience, prennent forme dans le « théâtre de la mémoire » selon une expression chère au compositeur, qui place la question de la réception au centre de sa réflexion et insiste pour que ses étudiants possèdent des connaissances en psycho-acoustique.
À l’orée du XXIe siècle se dégage la troisième phase d’un parcours toujours en devenir. Bien que l’idée de narration reste valide, elle se déplace vers l’intérieur du son. Les acteurs du récit deviennent le récit même. Le compositeur définit cette phase comme le « temps de la cristallisation du son » et travaille à « sculpter le son dans l’espace ». Une conception moins dynamique, plus méditative ; moins littéraire, plus plastique, qui résorbe l’opposition entre l’ars componendifavorisé par l’Occident (techniques de développement et de transformation possédant une forte directionnalité) et l’ars**combinandi d’essence orientale (répétition dans le cadre d’un processus statique aux allures de rituel). L’auditeur observe et contemple un objet présent dans sa totalité, mais jamais dévoilé totalement ; éclairé différemment, en variant les perspectives et les points de vue (ce qui rappelle le cubisme auquel Chiari avait déjà emprunté ses principes de fragmentation). L’objet, telle une icône, conserve son intégrité tandis que la perception évolue. La musique se déroule dans un présent éternisé.
Parallèlement, Fedele se montre soucieux d’une économie maximale du matériau et, par conséquent, d’une économie de pensée. Certes, le souci d’unité organique n’est pas nouveau chez lui. Songeons à Modus et à sa cellule de trois notes constituée de demi-tons ; aux œuvres de la deuxième période, dont les lignes mélodiques utilisent un nombre restreint d’intervalles (généralement de deux à quatre). Mais à partir des années 2000, Fedele s’efforce véritablement de déterminer le « code génétique » du matériau (fait significatif, il se plonge alors dans les partitions de Bach et de Beethoven), s’inspire de la structure d’organismes vivants et de modèles mathématiques : la théorie des ensembles de Georg Cantor dans Ali di cantor (titre qui fait aussi référence à Bach) ; l’anneau de Möbius dans Arcipelago Möbius et Immagini da Escher; Grigori Perelman dans Deystiviya ; la géométrie fractale (où les mêmes proportions régissent les micro et macro-structures), mise à contribution dès 1992 dans Imaginary islands, de nouveau invoquée dans Apostrofe, la première des Études australes ou encore Arcipelago Möbius.
Dans cette musique à trois dimensions qui sculpte le son, l’influence de l’électronique et du spectralisme s’avère déterminante. Si le compositeur italien fut tôt marqué par les compositeurs de l’Itinéraire, il n’avait pas souscrit à leur orthodoxie. Fort à présent d’un univers patiemment constitué et d’un langage longuement mûri, il n’hésite plus à intégrer certaines de leurs signatures sonores, qu’il combine avec du chromatisme ou des échelles modales (Arco di vento, Est!, Palimpsest, En archè, pour ne citer que ces titres). Il cultive la synthèse tant dans le domaine de la couleur (harmonie, timbre) que dans celui de la forme : continuité et discontinuité s’entrelacent dans un déroulement qui ne possède plus véritablement de début ni de fin (principe même de l’anneau de Möbius), où le fixe tend à fusionner avec le mouvant.
La dramatisation de l’espace
La question de l’espace n’est pas tributaire d’un effectif particulier, puisqu’elle occupe des œuvres de chambre comme d’orchestre, avec ou sans électronique. Toutefois, elle implique fréquemment l’électronique : bande magnétique, puis techniques de transformation et diffusion en temps réel, la période 1983-2000 s’avérant à ce titre cruciale. Dans les années 1990, Fedele analyse l’espace acoustique, considéré comme un véritable paramètre. Il cherche à obtenir une fusion entre le timbre instrumental et l’électronique, une continuité entre le timbre et l’harmonie avec d’autres procédés que ceux des spectraux, ce qui l’amène à réfléchir à une nouvelle relation entre le matériau et la forme. Forme qui, parfois, relève moins de la métamorphose que de l’anamorphose après que les sons acoustiques ont été captés, traités et projetés par l’électronique (le phénomène de l’anamorphose est invoqué aussi pour des œuvres purement acoustiques comme le Concerto pour piano, Arcipelago Möbius, Immagini da Escher ou Mudra). Il franchit un nouveau pas avec Capt-actionspour quatuor à cordes, accordéon et live electronic, des capteurs étant ici placés sur les vêtements des instrumentistes. Avec ce type de technologie, requis ensuite dans Antigone et La pierre et l’étang (…les temps…), l’instrumentiste sculpte la transformation des sons que les autres musiciens et lui produisent.
Par atavisme peut-être, Fedele se réfère à la polychoralité vénitienne des Gabrieli dans ses propos sur Richiamo. Cette œuvre pour cuivres, percussion et électronique demande une disposition particulière des instruments et haut-parleurs. D’autres partitions encore font usage de la spatialisation, Fedele appréhendant le son comme une « représentation de l’espace », composant « pour et avec l’espace ». Ali di cantor, pour quatre groupes instrumentaux (deux sur les côtés, les « ailes » auxquelles le titre fait allusion ; le troisième au centre, à l’avant-scène ; le dernier au fond), élabore un contrepoint spatial en jouant sur l’imbrication de plusieurs espaces. Quant aux Due notturni con figura pour piano et électronique qui interrogent la nature même de l’espace, ils créent l’illusion que l’auditeur serait immergé, l’eau changeant la diffusion et la perception du son et de la lumière (intense mais opaque).
Les œuvres nommées ci-dessus suggèrent que la musique acoustique et celle avec électronique appartiennent au même univers. Il est symptomatique que les sons électroniques de Barbara mitica et Canone infinito rappellent par moments les timbres acoustiques. Réciproquement, l’acoustique transpose parfois des effets relevant de l’électronique (Concerto pour piano, Ruah, Palimpsest, etc.). Par ailleurs, bien que le travail sur l’espace coïncide souvent avec la spatialisation des sources sonores, il peut aussi être simulé dans le cadre de dispositions traditionnelles. Plusieurs partitions (le Concerto pour piano et le Concerto pour alto, L’Orizzonte di Elettra – qui comporte une partie électronique) mettent en scène un soliste qui « voyage » dans un orchestre conçu comme un paysage changeant. « Zum Raum wird hier die Zeit » : « Ici, le temps devient espace », comme aurait dit Wagner4.
Adaptation et transmutation
Les idées de trajectoire, de transmutation d’un état en un autre sous-tendent une catégorie d’œuvres particulière chez Fedele : celles qu’il compose à partir de ses propres œuvres. Il peut s’agir de citations de l’ordre de l’intertextualité (la musique pour le film d’Epstein La Chute de la Maison Usher contient des extraits de Chord, Allegoria dell’indaco, Mixtim, Imaginary sky-lines, Profilo in eco, Flamen et Allons; 33 Noms emprunte à Profilo in eco, Duo en résonance, Études boréales et au Stabat Mater). On assiste aussi à des changements d’effectif sans modification de la substance : Pentalogon quartet suivi de Pentalogon quintet (ajout d’une contrebasse) et Nohtar (orchestre à cordes) ; Chord pour dix instruments qui devient Accord pour orchestre de chambre.
Plus complexe : quand la conversion engage des processus d’élaboration et de développement, à l’image de ce qu’avait réalisé Berio dans ses Chemins. Rhapsody fournit ainsi le noyau de la première partie d’Epos; la troisième des Cadenze pour piano passe dans le finale du Concerto pour piano. Coram requiem (pour mezzo-soprano, basse, deux récitants, chœur mixte et électronique) naît d’une greffe de cinq sections de Richiamo sur Coram, les emprunts à Richiamo – à présent dotés d’un texte récité – jouant le rôle d’une chambre de résonance. La transformation peut reposer sur un processus de réduction : à l’origine des Pentalogon instrumentaux, il y a un « Commentaire radiophonique en musique » titré Pentalogon, dont les parties de cordes ont ensuite servi à façonner le Quatuor. Dans plusieurs cas, la nouvelle œuvre révèle la polyphonie latente d’une ligne monodique (on pense ici à Boulez) : Donax pour flûte seule est amplifié par Profilo in eco pour flûte et ensemble, puis par Donacis Ambra pour flûte et live electronic5. Mosaïque, pour violon et ensemble, élargit Viaggiatori della notte pour violon, composé un quart de siècle plus tôt, l’écart temporel ajoutant une dialectique entre le passé et le présent.
Archétypes, entre quête des origines et modernité
Des traces du passé parsèment les genres, les formes et l’écriture de ce compositeur pourtant tourné vers l’avenir. Le concerto, l’étude pour piano, la suite baroque (Suite francese, titre de six partitions, chacune pour un instrument différent) font partie de son monde. Soulignons son affection pour la musique ancienne, objet de multiples références : organum (33 Noms), hoquet (Naturae, Ali di cantor, Odós, 33 Noms), isorythmie (Messages), madrigal (Naturae), choral (Modus) passacaille (Chord). Pensons aussi au quatuor à cordes au titre emblématique de Palimpsest, dont les mouvements utilisent en outre les termes de Sequentia, Tropos, Organum, Cauda et Corale.
Fedele maintient la traditionnelle succession vif-lent-vif dans Ruah, tout en enchaînant les sections en un flux continu. Dans les mouvements rapides du Concerto pour violon, il fusionne le développement et la réexposition d’une forme sonate, tandis que les trois pièces de SYNTAX 0.1 interrogent successivement la syntaxe de Haydn, Mozart et Beethoven. Il emploie fréquemment l’écriture canonique qui, à certaines occasions, contribue à des effets de résonance, ou à l’élaboration d’un matériau harmonique d’origine spectrale (Ali di cantor). L’archétype apparaît aussi dans les connotations culturelles d’un instrument (la flûte de Donax, l’alto d’Elettra), la mise en musique de textes transmis par la voix anonyme d’un peuple (Morolòja kè Erotikà, d’après les Canti di pianto e d’amore dall’antico Salento recueillis par Brizio Montinaro) et dans l’emprunt à des musiques populaires (les « Danses folkloriques » Artétekaet Txalaparta). Laissons la parole au compositeur : « L’utilisation de principes provenant des formes anciennes reproduit le fonctionnement des mythes à travers les âges. Il s’agit d’archétypes culturels qui restent toujours d’actualité et qui nous appartiennent car ils nous enseignent : à travers lesquels nous nous expliquons à nous-mêmes et nous nous expliquons ce qui se passe dans le monde. Les mythes, les musiques différentes au cours de l’histoire de l’humanité ajoutent de nouvelles strates à l’héritage culturel. Mais l’homme et l’humanité restent les mêmes, tout en changeant6. »
Archétype et mythe, indissolublement liés. Les œuvres vocales, de plus en plus nombreuses depuis 1995 (la voix ayant valeur d’« archétype de tous les instruments musicaux »), cimentent ce principe fondamental. Il suffit d’observer les textes mis en musique, du moins leur origine puisque Giuliano Corti fournit les substrats littéraires de la majorité des œuvres de Fedele depuis plus de trente ans : un matériau invoquant des couples mythologiques (Barbara mitica) ; façonné à partir de la Bible, du Veda et de mystiques soufis (Coram) ; les noms donnés aux anges en hébreu ancien (Messages) ; Sophocle (l’opéra Antigone, fidèle de surcroît à la construction de la tragédie d’origine) ; une portion de la séquence liturgique pour le Stabat Mater; le début de l’Évangile selon saint Jean (En archè) ; le « Combat de Tancrède et Clorinde » de la Jérusalem délivrée du Tasse (Thanatoséros). Comment ne pas être frappé par l’ancienneté des sources et, plus encore, leur caractère sacré ? Pour Odós à l’effectif si singulier (un chœur mixte et un hautbois hérité de l’aulos antique), Fedele combine des extraits de l’Ancien Testament, de la Renaissance italienne (Léonard de Vinci, Michel-Ange) et du romantisme allemand (Goethe, Hölderlin) qui sondent l’origine de l’homme et de son âme. Happé par Les Trente-trois noms de Dieu de Yourcenar, matière littéraire de 33 Noms, il raconte que ce texte résonna d’emblée en lui comme une prière. « Je suis pour une nouvelle Renaissance, la troisième après celles de Grecs et des Florentins. C’est pour cela que je parle toujours de musique écrite par les hommes et destinée aux hommes », déclare celui qui, en 2012, composaTimes Like That sur des textes de trois Prix Nobel de la Paix (Lech Walesa, Aung San Suu Kyi et Barack Obama). Pour Fedele, il s’agit moins de religion au sens strict que du besoin de relegere (« relire », mais aussi « recueillir », « rassembler ») et religare (« relier »), socle d’un véritable humanisme.
- Sur ce sujet, voir Cesare Fertonani, « ‘‘Sculpting the sound’’: a conversation with Ivan Fedele », in Ali di Cantor. The Music of Ivan Fedele, sous la direction de Cesare Fertonani, Milan, Edizioni Suvini Zerboni, 2011, p. 14-16. Sauf indication particulière, toutes les citations de ce « Parcours » proviennent de cet ouvrage.
- Ivan Fedele, note de programme de Profilo in eco, reprise dans Ali di Cantor…, p. 419.
- Ivan Fedele, in Renato Rivolta, « Tempo e direzionalità », Syrinx, n° 17, juillet-septembre 1993, p. 16.
- Dans l’acte I de Parsifal (créé en 1882), Gurnemanz chante cette phrase alors que la forêt se transforme en temple. Parsifal et lui semblent marcher, mais restent au même endroit sur scène.
- Sur ces trois œuvres, voir Arturo Gervasoni, Directionnalités dans la musique d’Ivan Fedele, Thèse de doctorat, Université de Rennes 2-Haute Bretagne, 2007, p. 167-201.
- Ivan Fedele, Arte, Stile, Scrittura », Società di pensieri n° 8 : Corpo, silenzi e parole, bestia da stile, Teatri di vita, Bologne, mars 1994, repris par Ivanka Stoïanowa, « Vers un nouvel humanisme », in Ivan Fedele, Paris, Ircam-Centre Georges Pompidou, coll. « Compositeur d’aujourd’hui », n° 9, 1996, p. 29.