Parcours de l'Ĺ“uvre de Isidore Isou

par Yoann Sarrat

Prémisses et cadre esthétique d’émergence

Avec son premier ouvrage : Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique, édité par Gallimard en 1947, un texte initial à la fois théorique, programmatique et annonciateur, et un recueil de ses premiers poèmes et musiques, Isidore Isou pose les bases de la poésie à lettres et d’une musique sans hauteurs et sans instruments et présente sa première symphonie : La Guerre. Il y développe également une loi à deux hypostases : l’« amplique » et le « ciselant ». Pour lui, chaque période de l’histoire de l’art connaît une phase d’amplification par des grandes œuvres de développement absolu des formes puis de destruction ou émiettement de ces formes conduisant à un renouvellement radical, et donc des périodes de gonflement (amplique) et d’éclatement (ciselant). Il prône ainsi une destruction des mots pour les lettres en annonçant « l’avalanche lettrique1 ». Suivra, toujours chez Gallimard, L’Agrégation d’un nom et d’un messie, roman autobiographique où Isou s’affirme comme créateur essentiel, animé d’une envie furieuse de changer la société et s’imposer comme une figure centrale de la culture. En publiant Précisions sur ma poésie et moi, en 1950, il vise, comme son titre l’indique, à étayer sa pensée présentée dans son premier ouvrage autant qu’à apporter rectifications et réponses à quelques critiques et attaques, notamment sur les antécédents (onomatopéiques de Dada, par exemple) et ce qui différencie la poésie lettriste des autres apports historiques des avant-gardes.

Le système d’Isou, qu’il construit rapidement en remettant en question plusieurs conceptions esthétiques et philosophiques qui lui sont antérieures, au profit d’une culture globale novatrice, se nomme la Créatique ou la Novatique. Celui-ci a été amplement théorisé et édifié de 1941 à 1976 et sur des milliers de pages, en visant à une société paradisiaque de créateurs, avançant dans la vie par la création permanente et en renouvelant la totalité des branches de l’existence humaine par une connaissance poussée de ses disciplines, qu’elles soient artistiques ou scientifiques, de la culture et de la communication, ce qu’il nomme la Kladologie (klados signifiant « branches »). Pour lui, l’important est aussi l’homologation des idées, un créateur devant théoriser et nommer son concept pour le valider et le marquer comme une étape d’avancement. Outre ses conceptions musicales étudiées ici, Isou a développé des concepts novateurs comme l’« hypergraphie », l’œuvre « infinitésimale » et « supertemporelle », la « méca-esthétique » et l’« excoordisme ».

Ainsi, dans ce système, la musique n’est qu’une branche de la Kladologie qu’il a investie et cherché à renouveler pendant un temps, que nous avons la chance de pouvoir entendre aujourd’hui grâce, notamment, à plusieurs orchestrations, réalisations et enregistrements. Cela a d’ailleurs permis d’éditer des disques historiques (donc pas seulement des « témoignages ») puisqu’utilisant la voix d’Isou pour des pièces destinées à se perpétuer par la diffusion spatialisée qui donne et donneront à entendre toutes les possibilités de cette voix.

Le film culte d’Isou, Traité de bave et d’éternité, réalisé en 1951, donne à voir et à entendre plusieurs de ses théories. En effet, il y intègre son concept du cinéma « discrépant », où le son est complètement séparé de l’image, constituant deux entités différenciées à bouleverser. Il y cisèle la pellicule, la rayant, la lacérant, la peignant ou y dessinant des signes, attaque radicale de l’image qui aura un impact énorme sur le cinéma expérimental, l’underground américain comme sur plusieurs réalisateurs de La Nouvelle Vague. Le film comporte des récitations de poèmes lettristes, dont certains composés et lus par Isou et d’autres de François Dufrêne (J’interroge et j’invective, à la mémoire d’Artaud), alors âgé de 16 ans, que le futur père fondateur de la Poésie Sonore, Henri Chopin, découvre subjugué. De plus, la voix d’Isou elle-même est montée à l’envers au début du film, abordant déjà les possibilités du magnétophone largement exploité ensuite par quelques lettristes puis par les poètes sonores.

Le film, produit par Marc’O, fait scandale au Festival de Cannes en 1951 malgré la défense de Jean Cocteau. Inachevée, la seconde partie du film est diffusée, en marge de l’événement, dans le noir, donnant à entendre la bande-son seule, de toute façon complètement détachée de l’image. Le Traité de bave et d’éternité ouvrira alors non seulement la voie au Film est déjà commencé ? de Maurice Lemaître, à l’Anticoncept de Gil J Wolman, film projeté sur un ballon-sonde et qui fait s’alterner écrans noirs et flash blancs (initiant ainsi l’effet flicker qui deviendra le topos d’un certain cinéma expérimental) en donnant à entendre une bande sonore constituée de morceaux de phrases, de souffles, de borborygmes et d’onomatopées, tous deux de 1951, mais également aux Hurlements en faveur de Sade de Debord l’année suivante.

L’alphabet lettriste

Dans le « nouvel alphabet lettrique » qu’il explicite dans son premier ouvrage, Isidore Isou propose 19 lettres spécifiques renvoyant à des bruits et mouvements sonores du corps qui amplifie l’alphabet français utilisé dans sa poésie. Il construit un système de notation de ces 19 sons utilisant, dans un premier temps, faute de mieux, des signes de l’alphabet grec puis, dans un second temps, une numérotation précise (de 1 à 19, donc). En voici la liste :

Aspiration (forte), expiration (forte), zézaiement (sifflement entre les dents, comme un son de serpent), râle, grognement (comme un chien prêt à aboyer), ahaner (son rauque) fait avec le gosier en gonflant le ventre, soupir (fait simultanément avec le gosier, la bouche, le nez), ronflement, gargariser (avec l’air qui se débat entre la langue et le palais), gémissement, hoquet, toux/toussotement, éternuement, claquement de langue, pètement (avec les lèvres), crépitement (comme imiter le bruit d’une auto), le son du crachat (une sorte de peuh-pouah-ptiou ensemble), baiser (bruyant), sifflement (simple, non mélodique)2.

Isou ouvre donc sa poésie et sa musique aux lettres de notre alphabet, à ses lettres corporelles innovantes auxquelles s’ajoutent des lettres potentielles, virtuelles, c’est-à-dire encore non découvertes, issues d’un monde sonore qui n’est pas humain (animal, météorologique, etc.) ou à imaginer, à former d’une manière empirique. Précisons ici que ce sont ces systèmes de notation, qu’Isou impliquera dans chacune de ses innovations sonores et leurs théorisations, qui le démarquera, entre autres, des membres de l’Internationale Lettriste, et de certains poètes sonores, qui se sont détachés du fondateur du Lettrisme tout en prônant une sortie hors de la page au profit notamment du magnétophone.

Dès ce premier ouvrage, la position d’Isou est très clairement affirmée : l’instrument n’existe pas dans la musique lettriste au profit de la voix seule et sont abandonnées les notions de hauteur et d’harmonie. Après avoir porté un regard rétrospectif sur l’histoire des avant-gardes, et considéré que les mots et les notes n’avaient plus rien à dire après Dada, le Surréalisme, le Dodécaphonisme et l’Art des Bruits de Luigi Russolo, tout en ayant conscience des antécédents phonétiques de ces derniers comme du Zaoum, du Futurisme et d’Antonin Artaud, ainsi que du vers libre de Mallarmé, des Poèmes à danser et à crier de Pierre Albert-Birot, qu’il critique parfois vivement, Isou oppose un art des lettres à un art des notes, voulant contrer la toute-puissance de l’instrument sur la voix par une pureté non-conceptuelle de l’agencement des lettres et phonèmes. Le Lettrisme l’affirme à plusieurs reprises : il ne s’agit pas d’un langage nouveau, mais d’une organisation de lettres asémantiques, imprégnées de possibilités contrapunctiques, de phonèmes utilisant la même bande de fréquence. Grâce à la lettre comme particule « nucléaire » ou esthétique, système de travail indépendant, il convient d’arriver au son expurgé du sens, à la ciselure sémantique au profit d’une poésie phonétique et onomatopéique quoique très différente des poèmes phonétiques Dada. Isidore Isou considère ainsi la musique atonale comme une phase de destruction de l’harmonie et la musique concrète comme celle des instruments. Sa musique sans hauteurs ni harmonies engage alors la primitivité du phonème explorant les qualités sonnantes de la lettre et les diverses possibilités corporelles de la dire ou de la non-dire (à travers ce qu’il nomme l’aphonisme), donc le corps humain, producteur de sons, comme ultime instrument. De plus, dès 1947, Isou qualifie Debussy comme le compositeur marquant une phase ciselante de la musique à notes, comme Baudelaire marque la phase ciselante de la poésie à mots (en détruisant l’anecdote), et qui arrive selon lui à épuisement avec Satie, Stravinsky et Ravel. Il indique la nécessité d’arriver à un stade de destruction provoquant une certaine laideur esthétique, qui saura se transmuer en force novatrice et progressive, comme Picasso l’a fait en peinture. Cependant, dans ses premières théories, Isidore Isou, renvoyant à la transmission orale des Aèdes grecques, cherche à faire se (re)fusionner poésie et musique. La frontière entre les deux médiums est donc mince mais notre parti-pris, ici, est de s’intéresser exclusivement aux œuvres musicales, agencées comme telles ou réalisées selon des méthodes et moyens musicaux, enregistrées, orchestrées. Plusieurs œuvres d’Isidore Isou se situent à cette frontière, en usant même parfois de cadres génériques appartenant au domaine musical, mais qui restent liées à la poésie pouvant sortir de la page par le son et la récitation, c’est le cas de Concerto pour œil et oreille (1984) et Suite baudelairienne (1985) éditées par L’Inéditeur. D’autres pièces poétiques, contenues dans Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique ainsi que dans Précisions sur ma poésie et moi, ont été enregistrées, sur vinyle ou CD, devenant donc sonores sans toutefois basculer du côté musical. Citons encore les Lettries blanches ou Anti-lettries (1958) ou le Chœur Polyautomatique (1963), qui jouent sur cette tension entre poésie et musique. Les œuvres dîtes musicales sont le résultat d’une adaptation de la poésie lettriste aux structures et modalités musicales : cadres génériques, chœurs, notations, partitions, etc. avec un travail d’agencement, d’orchestration, de réalisation, d’enregistrement, de montage (les symphonies) et de performance (œuvres aphonistiques). Ajoutons que de nombreux récitals lettristes ont eu lieu, notamment sur les scènes du Tabou en 1950, de l’Odéon en 1964, du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris lors du Festival d’Automne de 1973 (pour une soirée nommée « La musique revue par le Lettrisme, l’aphonisme et le supertemporel »), de la Salle Gaveau en 1976, ou encore, du Centre Pompidou en 2019.

Les symphonies vocales : de l’écriture à l’enregistrement

Isou écrit, dès ses débuts, une œuvre musicale initiale ayant un cadre générique précis, et pas des moindres : une symphonie. Le choix de ce terme s’explique par la volonté continue d’Isou d’user de notions académiques ou inscrites dans l’histoire comme dans la conscience collective, au-delà de la grande quantité de ses innovations homologuées par des néologismes souvent complexes, ainsi que par le besoin d’une reconnaissance institutionnelle immédiate (d’où cette nécessité d’être publié dès ses débuts par Gallimard). Cependant, choisir un tel cadre, ancré dans l’histoire de la musique, permet aussi son éclatement et la remise en question profonde de ses mécanismes esthétiques, admettant en premier lieu la voix, dans son rapport à la lettre, comme seul instrument de cette symphonie inscrite dans une lignée « à l’approche non-orthodoxe3 » (pensons à La Symphonie pour un homme seul de Pierre Schaeffer et Pierre Henry).

Dans La Guerre, Isou utilise son système de notation original en intégrant plusieurs voix et types de voix ainsi que de, façon surprenante, des mots qu’il considère intéressants pour leurs qualités sonores et non pas pour le concept qu’ils renferment, ils sont alors intégrés pour servir d’accompagnement aux harmonies purement lettriques. La pièce est ainsi jalonnée de plusieurs substantifs issus du champ lexical de la Seconde Guerre mondiale, en français et en allemand : « Heil Hitler ! », « marche », « Staline », « Stalingrad », « Vichy », etc. comme objets sonores concrets avec un aspect provocateur. Cette symphonie est par ailleurs influencée par L’Ouverture 1812 de Tchaïkovski et son commencement orchestral ainsi que son intrusion de La Marseillaise qui a permis à Isou, selon ses dires, de « comprendre » la musique et de l’appréhender comme il l’a fait.

Par un parallèle qu’il dresse avec le cinéma et ses novateurs dans son introduction, Isou affirme que le texte de La Guerre, de par son aspect visuel et son alphabet original, est « stupéfiant pour l’œil4 », l’inscrivant dans une édifiante lignée de partitions graphiques (les suivantes seront différentes car directement envisagées pour l’orchestration et la réalisation sonore), usant d’une typographie inhabituelle, qui n’a d’ailleurs pu être imprimée par les presses de l’époque, alors reproduite en facsimilé dans le livre. La partition se présente sous une forme d’écriture simple, épurée et directement accessible, sans portées (élément visuel que l’on trouve cependant, décontextualisé, dans le roman hypergraphique Les journaux des dieux de 1950). La pièce utilise une mesure à 2/4 et une combinaison de sept voix (basse, basse chantante, basse pédaliste, baryton, ténor, alto, soprano) alignées verticalement dans une case et prenant en charge les lettres (issues, donc, de l’alphabet français et de l’alphabet corporel), entités syllabiques, sons corporels et mots ensemble, selon différentes combinatoires, disposés linéairement dans des cases. Isou indique également que « le contrepoint accepte la donnée d’un grund ton primaire.5 » Les Trois Pièces Joyeuses reprennent quant à elles des genres populaires : swing, tango, valse, avec une mesure à 2/4 également, avec des combinaisons de voix du type : basse chantante, baryton, alto, mezzo soprano ou basse, ténor, soprano, ou encore 3 basses, ténor, baryton. Les silences, pauses ou soupirs précisément marqués par des points noirs (avec différentes précisions comme « une seconde » ou « une mesure ») insufflent un certain rythme syncopé à la composition. À travers ces premiers travaux, Isou démontre la capacité de ce système vocal lettriste à investir des cadres génériques savants comme des formes populaires ; la lettre, par sa vocalisation, et l’amalgame de phonèmes y remplacent définitivement l’instrument, amplifiés par les nouveaux sons corporels pour lesquels sont inventées des notations. Il semble qu’au-delà du système amplique/ciselant, cette corporalité est ce qui marque l’évolution stylistique musicale d’Isou. En effet, cette présence du corps se fera de plus en plus forte et pertinente, de son alphabet corporel côtoyant ces lettres et phonèmes jusqu’à la cinquième symphonie et les pièces aphonistiques dans lesquelles il devient instrument à part entière.

Le compositeur Frédéric Acquaviva, abasourdi par l’absence d’enregistrement de cette première symphonie – dont la partition n’avait pas été prise au sérieux par les musiciens de l’époque –, 50 ans après son écriture, propose à Isou de l’enregistrer et d’en réaliser de nouvelles, dont la Symphonie n°3, dans laquelle il « polyphonise » et déconstruit la voix seule d’Isou qu’il a orchestrée (« cantus firmus»), en 7 strates sonores différentes, pour une construction symétrique à celle de La Guerre. Parfois, les 7 voix se superposent dans une sorte de cacophonie où plusieurs canaux sont investis. Frédérique Devaux (par ailleurs réalisatrice) a quant à elle enregistré la Symphonie n°2 en 1991 avec, également, la voix seule d’Isou, mais elle est à ce jour inédite et introuvable sous forme audible. La Symphonie n°4, réalisée et orchestrée par Acquaviva, avec une partition d’Isidore Isou écrite pour l’occasion (un manuscrit de 63 pages de sa partie soliste), utilise un chœur de lettristes, ex-lettristes ou sympathisants du Lettrisme, une soliste (Maria Faustino, également chorégraphe) et la voix d’Isou dont certaines « fatigues audibles6 » ont été conservées. La pièce dure 62 minutes, Isou souhaitant une symphonie plus longue que celles de Beethoven, et se veut une « exploration spatiale et sonore des qualités sensibles de la lettre7 ». La seule indication donnée à ce chœur par Isou tient en une phrase : « Panem et circenses», qui est en fait la Satire X du poète antique Juvénal, minutieusement ironique ici, qui donne son nom au sous-titre de l’œuvre. Dans son orchestration et son enregistrement, Acquaviva a travaillé les voix non pas dans l’optique d’atteindre une transe comme cela avait déjà été fait, selon lui, dans Traité de Bave et d’Éternité – car, en effet, nous entendons dans ces travaux d’Isou des boucles vocales qui préfigurent d’ailleurs quelque peu la musique répétitive – mais en intégrant « vitesse, ambitus, espace, boucles opposées simultanées, etc.8 ». La Symphonie n°5 est née d’une idée d’Acquaviva, voulant immortaliser un dernier élan créatif du fondateur du Lettrisme, alors handicapé et privé de la parole par la maladie. Le compositeur a ainsi cadré, avec le microphone, tantôt la narine gauche et tantôt la narine droite d’Isou, tout en captant, pendant la prise de son et selon ce qu’il entendait ou percevait, spontanément, des micro-variations buccales, des râles, des expirations d’une gorge abîmée. La pièce est donc un enregistrement continu, non monté, « des possibilités ou impossibilités de son souffle, selon son ancien alphabet précurseur d’Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique9 ».

Ces symphonies évoluent en explorant toutes les qualités sonores et sensibles des lettres, phonèmes et onomatopées et les diverses façons de les agencer, par des phases ampliques et ciselantes. Ainsi, le chœur s’élargit, de 7 voix (ou la voix seule d’Isou en 7 strates) dans les premières, il passe à 20 membres (dont une soliste) dans la quatrième. Dans celle-ci, la voix abîmée (et où s’entend l’accent roumain qui offre à la pièce une couleur vocale originale) d’Isou soliste récite sa partition en contrepoint d’un chœur orchestré, volumineux, qui travaille à partir d’une seule phrase latine et toutes ses possibilités syllabiques ou lettriques, alors que des mots dé-sémantisés étaient encore dispersés dans l’écriture de la première. La cinquième, simple et émouvante, est emplie de silences et de sons extra-vocaux, corporels, la lettre ne s’y fait plus entendre mais la voix est présente, d’une certaine façon, bien que la parole soit absente.

L’Aphonisme

Cependant, avant la création de ces trois symphonies dans les dernières années de vie d’Isou, une seconde phase d’approfondissement de la poésie lettriste a eu lieu en 1955 avec le « monolettrisme », qui vise à épurer cet agencement de lettres jusqu’à obtention d’un phonème-lettre unique ouvert à une pluralité de voix, de rythmes et d’interprétations. Il faut d’ailleurs faire remarquer ici qu’un poème d’Isou au titre explicite de Ligne unique de consonnes, datant de 1966, a été interprété par la compositrice et mezzo-soprano londonienne Loré Lixenberg en première partie de la diffusion et spatialisation de la Symphonie n°4 dans la grande salle du Centre Pompidou, signifiant qu’un déplacement complexe du poétique vers le sonore a su s’opérer, porté par la grande capacité vocale de Lixenberg qui a donné plusieurs récitals des travaux d’Isou.

L’Aphonisme, phase ciselante de cette musique lettriste, est une autre découverte artistique et musicale qu’Isou développera progressivement et qui consiste en des mouvements de bouche et de corps sans production de son. L’œuvre emblématique de cette nouvelle théorie homologuée est l’Opus aphonistique n°1. Plusieurs pièces sont regroupées en un recueil nommé Œuvres Aphonistiques, éditées par Roberto Altmann, visant à « concrétiser » le silence, comme il le préconisait dès son Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique. Elles se distinguent des 4’33’’ de John Cage qui est une pièce sur le silence comme négation de son existence, ou interrogation de notre rapport à celui-ci au quotidien, tandis que les œuvres aphonistiques sont un travail avec ce silence après une destruction du son, mettant en avant des mouvements corporels et une non-prononciation, des représentations ou une récitation inaudible, ciselant la lettre jusqu’au silence mais réinvestissant les sons primitifs du corps du poète-musicien, à travers des gestes quotidiens, préfigurant par là certains gags Fluxus. Notons que cette approche permet d’ouvrir l’écoute afin de capter des interstices corporels proches du silence, et écouter l’inaudible par des particules faites d’ouvertures, demi-ouvertures et fermetures de bouche. Les lettristes parlent d’un « art du silence » ou de « musique du silence », et si John Cage a cherché à écouter le corps (enfermé notamment dans une chambre anéchoïque où il découvre l’inexistence du silence), Isou vise quant à lui à le donner à entendre à travers des particules mutiques mais créatives.

De plus, dans l’Art Infinitésimal, Isou propose une notation de signes non-phonétiques, ouvert à l’infini de l’interprétation et de l’imagination. Les lettres cèdent donc la place aux signes imprononçables pour élargir encore davantage la sphère sonore lettriste.

Les pièces aphonistiques travaillent (avec) le silence en utilisant le corps et ses gestes, gesticulations, mimiques et grimaces, ainsi que des objets quotidiens au moyen d’indications à l’impératif dans une visée performative. Ces objets banals vont devenir « instruments de musique nouvelle », « instruments aphoniques » ou encore « instruments du silence »10. Parmi les plus incongrus se trouvent un verre d’eau, un rasoir, un miroir de poche, des cigarettes, des balais, des livres et journaux, un tableau noir et une craie, une braguette de pantalon, des épluchures de pomme, des dés. Ainsi, ces pièces décontextualisent des situations banales ou intègrent des actions métaphoriques (comme nettoyer la scène ou déchirer des livres) pour les musicaliser ou dé-musicaliser. Plutôt qu’instrumentistes, Isou parle parfois « d’aphonistes », construisant une nouvelle catégorie de musiciens. Néanmoins, Isou emploie encore des notions et cadres musicaux précis : cantate, hymne, cadence, chef d’orchestre, solo, scène, chœur, tempo, leitmotiv et exécution sont des mots récurrents, tout en transgressant ces cadres en modifiant ou adaptant des nominations par la néologie. Il parle ainsi de « solo hermétique » et de « sym-aphonie »11. Par ailleurs, Isou intègre à ces textes performatifs quelques conceptions théoriques quant à sa détermination ciselante de l’histoire de la musique, il envisage ainsi des interprétations aphonistiques de partitions du répertoire (de Bach, Debussy et Schönberg). Il active notamment un piétinement de la partition du Clavecin bien tempéré, littéral et symbolique, tout en prônant une lecture silencieuse qui métaphorise le combat isouien d’un art neuf contre l’art banalisé, dans une volonté de dépassement toujours plus affirmée. Une autre valeur originale provient de l’insertion, dans les partitions elles-mêmes, d’indications qui concernent le spectateur, de ses applaudissements (moment crucial, bien que parodié, car venant rompre le silence des pièces) à ses émotions ; ainsi Isou l’imagine agacé, impassible, ennuyé, conscient de la valeur novatrice de l’œuvre à laquelle il assiste, etc.

Ouvertures

Dans le sillage de ces propositions théorico-musicales vocales d’Isou, Maurice Lemaître, ayant rejoint Isou et son mouvement en 1949,  a développé, de son côté, ce qu’il a nommé l’« hyperphonie », intervenant cependant après les révolutions de la musique concrète initiée dès 1945. En effet, l’hyperphonie serait l’hypergraphie plastique (véritablement novatrice) appliquée à la musique, préconisant l’usage de tous les sons possibles. Ce qu’intègrent déjà Pierre Henry et Pierre Schaeffer dans leurs premières études tout en initiant une écoute acousmatique révolutionnaire. Bien avant encore, plusieurs compositeurs ont impliqué des sons et bruits du quotidien et des objets sonores de différentes provenances, pensons aux bruiteurs et l’intonarumori novateurs de Luigi Russolo. Cependant, l’hyperphonie a cet intérêt de pouvoir faire fusionner des disciplines, encore une fois situées aux frontières du poétique et du musical, en élargissant le cadre des possibilités sonores lettristes à la suite d’Isou.

Nous pouvons affirmer que les théories musicales d’Isou ont ouvert la voie à des innovations poético-sonores radicales comme celles de Gil J Wolman, l’artiste de la séparation qui cisèle la lettre jusqu’au souffle en créant les « Mégapneumes », auxquels s’opposera d’ailleurs Isou à maintes reprises ; ainsi qu’aux « Crirythmes » de François Dufrêne, après Artaud, faisant usage du magnétophone ; ou encore aux « Instrumentations verbales » de Jean-Louis Brau, inspirées des idées de René Ghil auquel il emprunte le terme, à son Concerto de janvier (1952), à la symphonie de Maurice Lemaître (Le mariaje du Don et de la Volga de 1952) et à divers travaux sonores de ses camarades lettristes (notamment Broutin avec son Concerto pour une bouche et quatre membres de 1976, François Poyet avec ses improvisations ciselantes). Notons qu’Isou considère que La Symphonie en K, datant de 1947 et dont l’enregistrement est encore inédit à ce jour, de son camarade Gabriel Pomerand, est la première chorale ciselante de l’histoire du Lettrisme.

Isidore Isou a par ailleurs ambitionné un nouveau solfège dont il n’a jamais rien dit, et dont nous n’avons malheureusement aucune trace. Ses théories ont exercé une influence certaine sur plusieurs compositeurs comme György Ligeti pour la composition de ses Aventures et Nouvelles Aventures et son langage abstrait, ainsi que John Cage qui le cite dans ses Mesostics. Yves Klein, dont la première publication se trouve être dans une revue lettriste, a par ailleurs fait paraître sa Symphonie Monoton-Silence en ayant connaissance des théories d’Isou. Georges Aperghis a quant à lui assisté au récital lettriste du Festival d’Automne de 1973, ce qui a été une source d’inspiration pour la composition de ses Récitations de 1977-1978.
Lors d’une importante rétrospective des peintures d’Isou au Centre Pompidou en 2019, la Symphonie n°4 a été diffusée et spatialisée par Frédéric Acquaviva dans la grande salle. La Symphonie n°5 a quant à elle été diffusée lors du dévernissage d’une exposition monographique consacrée à ce créateur à La Plaque Tournante à Berlin en août et septembre 2017 : « Isou : From Lettrism to Eternity», et toutes les symphonies ont été diffusées au Centre International de Poésie de Marseille en 2007. Isidore Isou laisse ainsi, par ses idées, ses conceptions novatrices, sa Créatique, ses enregistrements et son impressionnante bibliographie, un héritage artistique et théorique édifiant et a indéniablement ouvert la voie à plusieurs figures de l’avant-garde.


  1. Isidore ISOU, Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique, Paris, Gallimard, 1947.
  2. Isidore ISOU, Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique, Paris, Gallimard, 1947.
  3. Frédéric ACQUAVIVA, « Three New World Symphonies », in Kaira M. Cabañas (dir.) (avec la collaboration de Frédéric Acquaviva), Specters of Artaud, Language and the Arts in the 1950s, Catalogue d’exposition, Museo Nacional Centre de Arte Reina Sofía, Madrid, 18 Septembre – 17 décembre 2012.
  4. Isidore ISOU, Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique, op.cit.
  5. Ibid.
  6. Frédéric ACQUAVIVA, « Isou, Juvénal et moi », in Isidore Isou, Symphonie n°4 : Juvénal, CD, Paris, Al Dante, 2004, Livret.
  7. Ibid.
  8. Ibid.
  9. Frédéric ACQUAVIVA (dir.), Le Cahier du Refuge, numéro 163 : Isidore Isou, Marseille, Centre International de Poésie, cipM, Novembre 2007, édité à l’occasion de l’exposition Introduction à un nouveau poète et à un nouveau musicien, 26 octobre 2007 – 19 janvier 2008, commissariat : Frédéric Acquaviva.
  10. Isidore ISOU, Œuvres Aphonistiques, Paris, Éditions Roberto Altmann, Collection « Avant-garde » n°14, 1967.
  11. Ibid.
© Ircam-Centre Pompidou, 2020


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