Élève de Messiaen, compositeur, chef d’orchestre – successeur de Boulez au Domaine musical, chef et directeur artistique du Nouvel orchestre philharmonique de Radio-France –, directeur d’institution (le CNSMD de Lyon), pédagogue et auteur d’écrits sur la musique de notre temps, Gilbert Amy appartient à la génération qui a immédiatement suivi, à dix ans d’intervalle, celle de Boulez. On pourrait conclure rapidement qu’à cette place certes difficile, il a remis ses pas dans ceux de son aîné et épousé un modèle qu’il aurait purement et simplement reconduit. La comparaison, trop souvent mise en avant, s’arrête là, tant Amy a su personnaliser son discours, tout en traversant les étapes communes à nombre de compositeurs des années cinquante : sérialisme, pratique de la “forme ouverte”, ou encore recherche d’une forme originale à chaque nouvelle œuvre conçue et pensée dans l’espace.
Marqué par l’enseignement de Messiaen et ayant adopté la voie du sérialisme après quelques essais encore marqués par le néoromantisme et la musique française du XXe siècle (il désigne Œil de fumée de 1956 comme son “opus 1”), Amy écrit Mouvements en 1958 à la demande de Boulez pour le Domaine musical et sa grande Sonate pour piano deux ans plus tard, encore très tributaire de la Troisième sonate de Boulez (le deuxième mouvement « Mutations » est imprimé sur de grands panneaux avec six couleurs / six parcours dans lesquels le pianiste doit choisir et construire son interprétation). La pratique de l’œuvre “ouverte” l’occupera encore dans les Epigrammes pour piano et les deux Inventions (1961), dans l’ordonnance des six pièces de Cycle (6 percussionnistes, 1966) ou des six sections de Relais (quintette de cuivres, 1967) jusqu’à la première cadence des deux pianos dans D’un espace déployé (1971-72). Œuvre charnière et essentielle, cette dernière marque également la fin d’une première période, la suivante s’ouvrant avec … D’un Désastre obscur, partition qui accompagnera Amy pendant près d’une dizaine d’années jusqu’à Shin’anim sha’ananim, Une saison en enfer et à la Missa cum jubilo (1981-83). Les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix, dominées par la grande partition qu’est Orchestrahl, correspondent à une troisième période et sont marquées par la réconciliation du compositeur avec le genre du quatuor à cordes (1992, 1995, 2009) qu’Amy avait soigneusement évité jusque-là, et surtout par l’opéra Le Premier Cercle d’après Soljenitsyne qui l’occupera de 1996 à 1999. Les années 2000 le réconcilient également avec le genre du concerto (piano, violoncelle), années dominées par la virtuose pièce orchestrale L’espace du souffle, le Troisième quatuor à cordes et Cors et cris pour ensemble et électronique (2012), œuvres plus clairement accessibles.
Quant au recours à la bande ou à l’électronique, il n’a été qu’épisodique dans l’œuvre d’Amy, bien qu’il ait fréquenté à plusieurs reprises les studios du GRM ou de l’Ircam. Fondamentalement attaché à la maîtrise technique du métier – et en particulier farouchement opposé aux options de Cage – le compositeur a émis quelques réticences à l’égard d’un support qui ne manque pas d’être technologiquement “daté”, voire rapidement obsolète, autant qu’il reste pour une part insaisissable : « Je ne peux pas imaginer me servir d’un matériau que je ne maîtrise pas intellectuellement (…) Je crois que la réticence que j’ai vis-à-vis du matériau “concret” est le fait que je n’arrive pas à le codifier. » (entretien avec François-Bernard Mâche, 1978). Il n’a pas moins intégré cette démarche, d’ailleurs efficacement, dans Cette étoile enseigne à s’incliner ou dans Une saison en enfer.
Orientations privilégiées
Deux domaines sont privilégiés dans la production d’Amy : l’orchestre et le recours à la voix qui occupent à eux deux près de la moitié de son catalogue. La musique de chambre ne sera pas en reste, mais au contraire des deux catégories précédentes, elle concerne plus majoritairement sa production à partir des années quatre-vingts.
L’orchestre – une vingtaine de partitions – apparaît au sens fort du terme sous la plume du compositeur : Amy a une prédilection pour les grandes formations avec des effectifs souvent considérables – autour d’une centaine de musiciens (de Strophe et Chant jusqu’à Orchestrahl, jusqu’aux cent dix-huit musiciens dans D’un espace déployé…) – et dans des œuvres d’une durée moyenne de trente minutes. Suivant le conseil de Messiaen qui incitait ses élèves à explorer l’orchestration de Debussy, Amy en exploite « l’aspect fonctionnel de la relation son-instrument ». Dans un article important publié en 1960, « Orchestre et espace sonore », il annonce sa conception de l’orchestre à venir qui sera mise en jeu dans des partitions écrites entre 1962 et 1972, de Diaphoniesà D’un espace déployé: « L’énormité acquise peu à peu par l’orchestre post-romantique, bien loin d’introduire une dispersion des groupes, sclérose encore plus la disposition et la rend, même entre les mains d’habiles orchestrateurs (Mahler, Strauss) pâteuse et inadaptée. L’éclatement doit se produire. » Ainsi, il identifie dans l’orchestration debussyste et dans la Klangfarbenmelodie de Arnold Schoenberg (Piècesop. 16) les signes d’un « aspect fonctionnel de la relation son-instrument (mélodie-instrument) et, à travers lui, un traitement “spatialisé” de la masse orchestrale » (on notera que cette double référence relègue au second plan l’orchestration de Webern comprise comme « transitoire ».) A partir de Diaphonies (1962), Amy s’efforce de penser la nature du voisinage des instruments, « s’il n’est plus de similitude (comme dans l’orchestre traditionnel), il est un voisinage de liaison structurelle » : Chant pour orchestre (1967-68/1980) mettra directement en œuvre cette répartition en groupes de timbres (deux dans la première partie et en deux fois deux groupes dans la seconde).
La couleur de l’orchestre d’Amy est riche en harmoniques, avec une prédilection pour les claviers (vibraphone, xylorimba, glockenspiel, célesta, piano), étendue sur l’ensemble du registre (mis à part Cette étoile enseigne à s’incliner qui privilégie les sonorités du registre grave des voix d’hommes, des trois trombones, trois violoncelles et trois contrebasses et bande et dont le titre emprunté à Klee renvoie à une peinture d’un bleu nuit très soutenu). La nomenclature habituelle convoque nombre d’instruments complémentaires (piccolos, clarinettes basses et contrebassons), associés à des parties de percussions très fournies (jusqu’à six exécutants dans Strophe ou Orchestrahl) qui fourmillent de sonorités scintillantes, lointainement issues de Debussy ou de Olivier Messiaen. L’écriture orchestrale est virtuose, d’autant plus dans les partitions avec grands effectifs où la formation est éclatée dans l’espace.
La production vocale est tout aussi abondante dans l’œuvre d’Amy qui prend ses références chez les poètes surréalistes (Char dans Strophe, Daumal dans Récitatif, air et variation), chez Mallarmé (… D’un Désastre obscur) ou Rimbaud (Une saison en enfer), ou plus rarement dans des textes étrangers (en hébreu dans Shin’anim sha’ananim). Le texte retenu, le plus souvent court, voire prélevé sous forme de fragments (Dante dans Cette étoile enseigne à s’incliner), est décomposé phonétiquement et éclaté, et de ce fait rarement intelligible (sauf lorsqu’il est récité comme dans Écrits sur toiles ou, chanté de façon étale dans les strophes 1 à 3 de Strophe, ou, a fortiori, dans l’opéra Le Premier Cercle d’après Soljenitsyne). Il s’agit le plus souvent d’une forme de montage à partir de courts textes comme dans Strophe où un poème de cinq vers de Char, selon la formule du compositeur, « éclabousse toute la composition » (Entretiens avec Christian Rosset, p. 171) sur une durée de plus de vingt minutes ; de même, au sujet des trois vers tirés de L’Enfer de Dante dans Cette étoile enseigne à s’incliner, d’un alexandrin extrait du Tombeau d’Edgar Poe de Mallarmé dans … D’un Désastre obscur, ou de fragments agencés d’Une saison en enfer de Rimbaud, texte lui-même labyrinthique, mis en œuvre entre les voix parlées et chantées et la bande qui en renvoie un écho déformé. Moins “accompagnée” par l’ensemble instrumental ou orchestral que fusionnée, voire intégrée dans Sonata pian’e forte, l’écriture vocale est, de ce fait, éclatée, bien qu’Amy lui confère souvent une dimension expressive au travers de son goût pour la voix féminine. La fusion entre voix et instrument s’exprime particulièrement à partir de Récitatif, air et variation pour douze voix mixtes a cappella (1970) dont le texte (un poème de René Daumal) met en regard la parole et le souffle, idée commune à nombre d’œuvres vocales d’Amy : « La Parole délivre – le Souffle anime et meut les mots – les cohortes du langage […] La substance de la parole est donc l’énergie respiratoire, le sens de la parole lui est imposé par le mot imaginé et, plus loin que le mot, par l’idée saisie à l’occasion du mot. » La voix signifiante et l’instrument mû par le souffle marquera particulièrement … D’un Désastre obscur pour mezzo-soprano et clarinette « comme les deux faces d’un son “respiré” » (Amy) : la combinaison de la voix et de l’instrument dans une œuvre très ramassée (moins de 4 minutes), tantôt écho ou commentaire l’un de l’autre, sera encore plus explicite dans Shin’anim sha’ananim, œuvre essentielle de sa production, pour voix d’alto, clarinette principale, violoncelle principal et un ensemble de dix-huit musiciens (1979).
On n’oubliera pas de mentionner le recours à des textes “anonymes”, tel celui de l’ordinaire de la messe (Missa cum jubilo) ou le montage opéré en latin et en français dans les Litanies pour Ronchamp à partir des Litanies de la Vierge ou de prières et de fragments de la Bible.
Si Amy exclut toute velléité d’illustration dans son attitude compositionnelle, il n’en existe pas moins, via l’écriture, différentes dimensions qui correspondent à des formes de dramaturgie dans la mise en œuvre, instrumentale et/ou vocale – l’attrait pour l’antagonisme, la dimension scénique et la présence implicite ou explicite du sacré – et qui dessinent des lignes de forces essentielles qui apparaissent comme des constantes de son œuvre.
Dramaturgie de l’écriture 1, l’antagonisme
Dès ses premières œuvres marquantes, Amy s’efforce d’opposer des mondes sonores très caractérisés comme dans les « Propositions », « Commentaires » et « Variations » des Cahiers d’épigrammes. L’idée de concevoir l’œuvre sur un antagonisme débouche rapidement sur une nouvelle conception de l’espace au travers de la disposition des musiciens et de la division des groupes. Même si le fait d’écrire pour une formation stéréotypée et héritée de l’orchestre traditionnel pouvait paraître incongru pour la génération des compositeurs des années soixante, Amy échappe au carcan en donnant à la partition une réalité spatiale originale. Dès Diaphonies (1962) avec un ensemble dédoublé de douze instruments, placés face à face, Antiphonies (1964, retirée par l’auteur) pour orchestre divisé confié à deux chefs d’orchestre, ou Strophe avec, dans sa première version (1965-66), un orchestre en deux parties avec une chanteuse au centre, Amy met en œuvre et peaufine sa conception de l’antiphonie qui trouvera son point d’acmé dans D’un espace déployé (1971-72) : opposant deux orchestres inégaux face à face (101 musiciens “tutti” et 44 musiciens “solistes”) avec deux chefs, la partition repose dans la première partie (« Sonate ») et surtout dans la troisième (« Antiphonie ») sur « la volonté de composer à partir de données de pulsations différentes et coordonnées qui est prédominante, ou plus exactement le passage de pulsations homogènes et parallèles à des pulsations différentes et vice versa (ouverture et fermeture en éventail). Parfois également, les deux types d’écriture rythmique – temps pulsé et temps lisse – se trouvent combinés (troisième partie). » (« Sur certains aspects du langage musical d’aujourd’hui », 1976). Ainsi, élaborer un discours qui met en jeu des extrêmes pour générer des reliefs et des contrastes harmoniques, rythmiques ou orchestraux définit la pensée du compositeur qui repose sur une démarche dialectique (entre opposition et complémentarité) formant une dramaturgie implicite, bien qu’ici fortement mise en scène.
Ce jeu entre opposition et complémentarité est brillamment mis en œuvre dans Shin’anim sha’ananim: « d’une part la conjonction de la voix, de la clarinette et du violoncelle, qui supposait une sorte d’antagonisme, mais en même temps une connivence entre les deux instruments et la voix. » (Entretiens avec C. Rosset, p. 93) La partie vocale, impliquée par le texte, est solennelle et sentencieuse (« D’une voix forte et tremblante – Contemplant l’apparition – ») alors que les deux instruments solos sont traités de façon virtuose avec diverses cadences, individuellement ou ensemble, jusqu’à celle finale qui correspond à la disparition après le point culminant (« Ils jubilent et sanctifient Dieu : Venez au Seigneur, Fils de Dieu, et glorifiez-le ! »). Quant aux sonorités de l’ensemble, « brillantes, même aveuglantes », elles renvoient au texte (« Comme des myriades d’étincelles / Ils flamboient / Leurs vêtements embrasés scintillent / Comme le cuivre ») dans des tutti qui atteignent parfois des sommets de violente jubilation. Amy traite le texte comme un cérémonial, digne et fervent, où le sens du sacré apparaît magnifié par les trois solistes (allusion volontaire à la Trinité) face à l’ensemble instrumental.
Des œuvres plus modestes en effectif poursuivront cette démarche, en particulier en reconduisant l’opposition / complémentarité d’un « ripieno » avec un « concertino » dans Sonata pian’e forte (soprano, mezzo-soprano et douze instruments divisés en trois groupes, 1974) ou encore dans Seven Sites (1975). Quant à la notion d’antiphonie directement présente dans Sonata pian’e forte, elle se révèle plus clairement encore à la surface d’Echos XIII (1976). Et les sept voix d’hommes de Cette étoile enseigne à s’incliner, triplées dans l’effectif, sont confrontées à leur image transformée par la bande diffusée de part et d’autre de la scène, produisant un effet de présence / absence et formant un relief massé dans le registre grave.
La production orchestrale d’Amy renouera définitivement avec une disposition orchestrale traditionnelle, à partir d’Adagio et stretto (1978-79), ce qui n’empêchera pas les expériences précédentes d’y trouver des retombées durables par l’opposition entre des groupes ou des éléments, toutefois intégrée et lissée dans une écriture plus unifiée.
Dramaturgie de l’écriture 2, la scène
Au travers de ses nombreuses musiques de scènes écrites entre 1957 et 1966 (pour des pièces de Ionesco, Calderón, Fritsch, Sophocle ou Arrabal) ou de ses quelques musiques pour le cinéma – il a notamment été un proche de Clouzot –, Amy a pris tôt conscience des contraintes fonctionnelles de la scène en écrivant des musiques destinées au théâtre ou au cinéma. Pour le film Images du monde visionnaire (1963), film muet avec introduction d’Henri Michaux – rencontré grâce à Pierre Souvtchinsky – il fallait « suivre le rythme des images et composer sur un texte fondateur de Michaux sur la mescaline » (réalisation Éric Duvivier). Il en résultera une partition instrumentale de 16 minutes pour petit ensemble qui sera retravaillée ensuite pour la composition de Triade pour orchestre (1965).
Si la conception de l’espace orchestral déjà commentée concerne incontestablement une approche de la dimension scénique, il est important de s’arrêter sur le cas particulier des Trois scènes pour orchestre (1994-95), écrites initialement comme une forme autonome en trois parties : « Le travail achevé, et après l’audition de l’œuvre (créée en janvier 1996), il m’apparut qu’elle pouvait me fournir un matériau efficace et adapté à la mise en route de cet opéra [Le Premier Cercle (1996-1999)]. Cette matière musicale, une fois “déconstruite” et déchue de son rôle “d’ouvrage symphonique”, devait fonctionner comme un réservoir d’objets et d’évolutions sonores, et se prêter à de multiples transformations en tous genres. Sa nature m’y incitait avec force. C’est ainsi que prit finalement corps le projet musical d’opéra : l’orchestre serait au centre du dispositif, et les différents personnages s’approprieraient plus ou moins le matériau, s’en éloigneraient, s’en rapprocheraient, suivant les nécessités lyriques et dramatiques. Il y avait du leitmotiv dans l’air ! » (« La tentation de l’opéra », 1999). Ainsi, le « potentiel d’univers théâtral » de la partition offre le glissement de la dramaturgie implicite, fût-elle consciente après-coup, de ces Trois scènes, à la dramaturgie explicite du Premier Cercle, l’œuvre orchestrale ayant produit le déclenchement apparaissant rétrospectivement comme trois études préparatoires à l’opéra.
Issu du roman de Soljenitsyne, Le Premier Cercle s’inscrit dans la tradition des opéras littéraires, avec l’unité de lieu de l’univers concentrationnaire, l’unité de temps ramassé chronologiquement en quatre jours et l’unité d’action concentrée sur le personnage de Nerjine. Si le propos politique est évidemment prégnant sur fond de Guerre froide, la position d’Amy consiste plus à mettre en évidence le destin individuel de ces hommes et femmes victimes d’un pouvoir répressif, confrontés à leur enfer : « J’ai délibérément choisi d’ignorer le personnage de Staline, pourtant magnifiquement rendu par Soljenitsyne, afin d’éviter un aspect de “reportage historique” » (« La tentation de l’opéra »). Pour accentuer le potentiel dramatique du texte, Amy a eu recours à une variété de procédés vocaux proches de ceux que Berg a mis en œuvre dans Wozzeck (du parlé au chanté en passant par le Sprechgesang), tout en intégrant des ellipses sous forme de scènes filmées (Prologue, II/6, interludes à la fin des actes II et III) comme des gros plans assimilés aux formes d’espionnage et de pression des autorités sur les prisonniers. Par contre, Amy intensifie les interventions du drame personnel des futurs déportés, au travers d’une enquête policière – l’identification du diplomate qui a correspondu avec les États-Unis – et usant des nombreux éléments sonores présents dans le texte de Soljenitsyne (radios, sonneries, etc.) et utilisés dans la bande-son, et en particulier, pour la mise au point du vocoder, un capteur d’empreintes vocales pour démasquer le traitre mis au point dans le laboratoire d’acoustique. La langue russe n’est utilisée que dans le prologue filmé (la communication téléphonique du “traitre”) et surtout par les chœurs de prisonniers à la fin de l’acte IV, citant Pouchkine, dans le double sillage de ceux de Fidelio et de Boris Godunov.
L’opéra d’Amy est clairement conçu comme un « opéra symphonique » – voir l’importance des Trois scènes dans la genèse de l’œuvre – qui confirme une fois de plus le goût du compositeur pour le montage et l’assemblage qui a marqué nombre de ses œuvres antérieures.
La référence et la relecture
La référence à l’histoire est fréquente dans les œuvres, référence le plus souvent évidente et se rapportant à l’esprit de l’œuvre (les antiphonies instrumentales de Gabrieli dans Sonata pian’e forte) ou à un choix d’instrumentations (l’absence de cordes aigües dans l’orchestre de la Missa cum jubilo en clin d’œil à la Symphonie de psaumes de Stravinsky). Un deuxième degré apparaît au travers de l’intégration textuelle de références, comme le « Chant de reconnaissance à la divinité dans le mode lydien » du Quatuor op. 132 de Beethoven au centre de la partition modale des Litanies pour Ronchamp, ou encore les celles directement musicales présentes dans le livret du Premier Cercled’après Soljenitsyne (Beethoven, Liszt, un boogie-woogie, etc.) et reprises dans l’opéra. Enfin, à un troisième degré, un matériau emprunté et retravaillé, donc non identifiable comme tel, comme celui très réduit, tiré des Pièces op. 10 de Webern, dans Orchestrahl (pour le 40e anniversaire de sa mort), mêlé en cette année 1985 à l’hommage à la « puissance éternelle de Bach ».
D’un autre côté, Amy pratique aussi fréquemment la relecture de sa propre musique sous forme d’un prolongement, dans une œuvre qui germe dans une autre et y connaît un développement nouveau, dans une forme d’excroissance qui peut aller jusqu’à l’absorption complète de l’original. La filiation évidente entre les Epigrammes et les Cahiers d’épigrammes, la présence récurrente des « Après… » (Après… D’un désastre obscur, D’après… Écrits sur toiles, « Après Chant » troisième partie d’Orchestrahl ou les deux versions successives d’Après Ein…Es Praeludium jusqu’à Mémoiresous-titré d’après Shin’anim sha’ananim), situe clairement les œuvres dans une relation de résonance plus ou moins lointaine, révélant surtout une communauté d’esprit.
D’autres relations plus souterraines rapprochent des partitions dont Amy a réutilisé une partie du matériau pour en composer une nouvelle, de la musique du film Traveling (1962) pour les Diaphonies de la même année, de celle des Images du monde visionnaire de Michaux dans Triade, celui des Antiphonies injecté dans Chant, … D’un Désastre obscur dont on reconnaît l’écho déformé et développé dans le « Lied » central de D’un espace déployé ou une parenté d’éléments de la Missa cum jubilo dans les Litanies pour Ronchamp.
Dramaturgie de l’écriture 3, la présence du sacré
La présence importante des degrés d’une manifestation dramaturgique de l’écriture, de l’antiphonie à la dimension scénique, pourrait reléguer au second plan cette troisième manifestation, apparemment minoritaire en nombre d’œuvres directement concernées, celle d’une dramaturgie intériorisée révélant la présence du sacré dans l’œuvre d’Amy. Les occurrences les plus évidentes tracent une ligne, prolongeant le désir d’absolu de Daumal du souffle vers la parole, de … D’un Désastre obscur à Shin’anim sha’ananim – à la Missa cum jubilo, de l’expression de la mort irréversible dans le « Tombeau » de Mallarmé, au scintillement suivi de l’apparition divine dans la prière hébraïque et à la profession de foi au centre de la messe.
À cette première évidence succèdent les signes d’un second degré d’attachement à des thématiques qui révèlent un réseau de relations internes, en particulier au travers des déclinaisons récurrentes de l’enfer : celui de Dante d’abord dans Cette étoile enseigne à s’incliner– avec le geste de révérence que traduit le tableau de Klee (1940) – avec la triple inscription sur la porte de l’enfer au début du Chant III de L’Enfer : « Par moi on va dans la cité des pleurs / dans les tourments éternels / au séjour infernal. » C’est bien la même source lorsque Dante descendra avec Virgile dans le « premier cercle » de L’Enfer (Chant IV), qui rejoint celui de la charachka de Soljenitsyne dans l’opéra (acte I/2). Quant à l’enfer de Rimbaud, entre l’humain et le divin, il participe à sa manière d’un « office religieux » (Amy) à une époque où le compositeur se disait intéressé par les textes de la Bible.
Il faut enfin évoquer l’antiphonie, telle que mise en œuvre dans les œuvres des années soixante, avec la double position du compositeur se nourrisant de son expérience de chef d’orchestre qui tient autant de l’“opérateur” mallarméen que de l’officiant.
Si Christian Rosset, dans ses excellents entretiens avec le compositeur (1996), plusieurs fois cités ici, évoque justement l’idée de hiérarchie entre l’homme et le cosmos, c’est aussi le besoin d’Amy d’explorer et de commenter la présence de la mort, « Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur » du « désastre obscur », auquel succèdera bientôt l’espace « déployé », puis le rayonnement dans Orchestrahl (« Strahl » signifie rayonnement en allemand) jusqu’à la sérénité. Une grande partie de l’œuvre d’Amy se situe dans cette marge entre la tentation du sacré et l’expression d’un engagement personnel : « Et l’Idée repose dans la Parole… » disait encore le poème de Daumal.