Parcours de l' oeuvre de George Crumb

par Alain Poirier

George Crumb occupe une place singuliĂšre dans le paysage des compositeurs d’AmĂ©rique du nord : ses sources, musicales ou poĂ©tiques, sont essentiellement empruntĂ©es Ă  la culture europĂ©enne, acquise en particulier auprĂšs de Boris Blacher Ă  Berlin, et son traitement n’en est pas moins typiquement amĂ©ricain par son goĂ»t du clin d’Ɠil ou de la distorsion. PlutĂŽt que de s’inspirer sommairement d’un folklore local « amĂ©ricain » ou de repousser toute tentation de remise en cause de l’Ɠuvre musicale au sens occidental du terme (Cage et l’école de New York), encore moins de concevoir des combinaisons harmoniques et rythmiques complexes (Babbitt, Carter), Crumb se glisse dans cet interstice entre une culture occidentale et son mode de lecture personnel Ă  la recherche de sonoritĂ©s inouĂŻes, dans un entre-deux qui fait toute la singularitĂ© de sa production que les partitions rĂ©vĂšlent au travers d’une calligraphie personnalisĂ©e.

À l’extrĂȘme discrĂ©tion de l’auteur qui s’efface derriĂšre sa musique (peu de dĂ©clarations publiques et encore moins d’écrits, mises Ă  part les prĂ©faces Ă  ses partitions), correspond sa prĂ©dilection pour des petites formations de musique de chambre et son attachement Ă  la voix, notamment celle de Jan DeGaetani, l’une de ses interprĂštes favorites. La premiĂšre partie de sa production, de 1945 Ă  1955, rĂ©vĂšle son goĂ»t pour une musique modale et rythmique principalement hĂ©ritĂ©e de BartĂłk jusque dans la Sonate pour violoncelle qui reste la plus jouĂ©e de cette premiĂšre pĂ©riode. C’est avec les Cinq PiĂšces pour piano (1962) que Crumb inaugure une voie plus personnelle, notamment en explorant l’intĂ©rieur du piano (cordes pincĂ©es, glissandi), technique qu’il exploitera plus avant dans les Ɠuvres suivantes (Makrokosmos). Mais c’est surtout la dĂ©couverte de la poĂ©sie de Federico Garcia Lorca qui constitue un axe essentiel de sa production au dĂ©but des annĂ©es soixante (Night Music I) et qui culminera dans l’une de ses Ɠuvres les plus cĂ©lĂšbres,Ancient Voices of Children.

La musique de Crumb, qui a toujours rendu hommage Ă  BartĂłk et au Debussy des Études, reste tonale dans sa conception tout en intĂ©grant des Ă©lĂ©ments chromatiques et modals telles la gamme par tons ou l’échelle octatonique qui irriguent nombre de ses partitions et en particulier les quatre cahiers des Makrokosmos (allusion aux Mikrokosmos de BartĂłk avec l’ambition contraire d’embrasser un univers). Mais plus que le langage, qui n’est pas la prĂ©occupation premiĂšre du compositeur, c’est le rapport Ă  l’instrument ou Ă  la voix et la rĂ©flexion sur le rĂŽle de l’exĂ©cutant qui caractĂ©rise la place que Crumb a occupĂ©e Ă  partir des annĂ©es soixante au travers d’Ɠuvres en majeure partie limitĂ©es Ă  la musique de chambre.

La relation à l’histoire

À la gĂ©nĂ©alogie historique au sens occidental du terme, Crumb oppose une histoire musicale « totale », telle qu’elle Ă©tait disponible Ă  l’échelle planĂ©taire dans les annĂ©es soixante-dix grĂące aux outils de diffusion sonore avec l’essor du microsillon (et ce bien avant l’accĂšs Ă  une forme de « totalité » grĂące Ă  l’internet), et se rĂ©serve le droit d’emprunter indiffĂ©remment Ă  toute culture musicale pour obtenir des combinaisons inĂ©dites, ainsi qu’il le prĂ©sente dans son article « Music Does it have a Future? » (1980). Il s’ensuit une capacitĂ© Ă  fusionner des sources diffĂ©rentes au sein d’une mĂȘme Ɠuvre, qu’elles soient perceptibles en tant que telles ou au contraire absorbĂ©es dans le discours. De fait, la musique de Crumb traduit la prĂ©dilection du compositeur pour la surprise et la juxtaposition de l’inattendu, conduisant Ă  une musique Ă©mancipĂ©e des temporalitĂ©s chronologique et culturelle, et qui se manifeste principalement de deux façons. PremiĂšrement, en intĂ©grant Ă  ses formations souvent originales des instruments inhabituels, avec un goĂ»t prononcĂ© pour l’exploration de la famille des instruments Ă  cordes pincĂ©es, avec la mandoline (Ancient Voices of Children), la guitare Ă©lectrique (Songs, Drones, and Refrains of Death), le banjo (Night Of The Four Moons) ou le sitar (Lux Aeterna), le steel drum des CaraĂŻbes, les angklungs du Cambodge, ceux du kabuki japonais, la cuica brĂ©silienne (A Haunted Landscape pour orchestre, 1984), la rĂ©fĂ©rence au tympanon des Appalaches, le talking drum africain ou le bĂąton de pluie mexicain, ou encore l’harmonica dans Quest (guitare, saxophone, harpe, contrebasse et percussions, 1990).

DeuxiĂšmement, Crumb pratique frĂ©quemment la citation qu’il intĂšgre parcimonieusement comme dans Litany of the Galactic Bells (Makrokosmos II) oĂč l’évocation des cloches de la scĂšne de couronnement dans Boris Godounov de Moussorgsky se transforme de façon quasi imperceptible en un court extrait de la Sonate Hammerklavier de Beethoven, dans un effet « qui s’apparente quelque peu aux couleurs changeantes d’un prisme » (Crumb), ou une allusion discrĂšte en pizzicato Ă  la Wanderer-Fantaisie de Schubert dans A Little Suite For Christmas. La citation est plus clairement prĂ©sente dans Black Angels composĂ© « in tempore belli » pendant la guerre du Vietnam, avec les rĂ©fĂ©rences Ă  La Jeune Fille et la Mort de Schubert et au Dies Irae, parallĂšlement Ă  la prĂ©sence de l’intervalle de triton (« Diabolus in Musica ») et au « Trille du Diable » de Tartini pour Ă©voquer la lutte de Dieu contre Satan, toutes citations appartenant Ă  la mĂ©moire collective et confĂ©rant Ă  l’Ɠuvre une dimension cosmique. On mentionnera encore les citations empruntĂ©es Ă  Bach, Schubert ou Chopin dans Night Of The Four Moons pour cinq instruments, Ɠuvre composĂ©e en 1969, prĂ©cisĂ©ment pendant la durĂ©e du vol d’Apollo 11. Dans le mĂȘme esprit, Crumb pratique frĂ©quemment autant la citation que le pastiche (voir la sarabande dans l’esprit de la Renaissance espagnole dans Black Angels), la parodie (Ainsi parla Zarathoustra dans Vox Balaenae), ou les allusions stylistiques au flamenco pour soutenir les textes de Lorca dans Ancient Voices of Children.

Cette pratique rĂ©currente de la citation renvoie Ă  des intentions programmatiques, bien que Crumb s’en dĂ©fende parfois au nom d’un pluralisme stylistique comme dans A Haunted Landscape ou Quest. MalgrĂ© les titres poĂ©tiques et symboliques de ses Ɠuvres ou encore de ses mouvements, les allusions dans Black Angels, caractĂ©risant l’opposition entre le bien et le mal, Dieu contre Satan, ou le recours aux signes du zodiaque (Makrokosmos) ou Ă  la numĂ©rologie (Black Angels), traduisent une volontĂ© de confĂ©rer un « message » Ă  une musique – les Ɠuvres vocales d’aprĂšs Lorca mises Ă  part – dont le langage musical n’est pas nĂ©cessairement porteur par lui-mĂȘme. De lĂ , la volontĂ© de Crumb d’inscrire certaines de ses Ɠuvres dans un contexte historique, qu’il s’agisse du voyage des cosmonautes vers la lune ou de la guerre du Vietnam dans le quatuor Ă  cordes Black Angels : conçu « comme une parabole de notre monde contemporain tourmenté », la partition intĂšgre notamment « des cris, des chants, des sifflets des chuchotements » destinĂ©s Ă  accentuer la dimension dramatique du propos. ÉloignĂ©e d’une conception porteuse d’un engagement politique, la musique de Crumb participe d’une thĂ©Ăątralisation intĂ©riorisĂ©e, mais rendue cependant explicite par le discours du compositeur et surtout par une prise en charge de la dimension visuelle et scĂ©nique.

La recherche du macrocosme

Lorsque Crumb dĂ©clare que la musique de Processional (piano, 1981) renvoie plus Ă  « un hymne processionnel de la nature qu’à une procession humaine », il vise Ă  Ă©largir la dimension symbolique de sa musique, un arriĂšre-plan qui se veut philosophique, en suggĂ©rant un « rythme plus large de la nature » et une sensation de « temps suspendu ». Il ne se prive pas pour autant d’effets naturalistes : on peut en effet entendre les mouettes dans Vox Balaenae, inspirĂ© par le chant de la baleine Ă  bosse, les criquets Federico’s Little Songs, les insectes dans Black Angelsou encore le hibou dans Night Of The Four Moons. C’est alors la dimension cosmique qui est invoquĂ©e par l’auteur, en faisant rĂ©fĂ©rence Ă  la symbolique numĂ©rologique dĂ©ployĂ©e dans Black Angels avec les nombres 7 et 13 omniprĂ©sents (« 13 images des pays sombres »), rĂ©gissant autant la grande forme pensĂ©e comme un palindrome des groupements instrumentaux (du duo au quatuor avec la formation complĂšte aux extrĂȘmes et au centre) que les intervalles (les hauteurs mi-la-rĂ©# en descendant), alors que les quatre instrumentistes sont invitĂ©s Ă  compter Ă  haute voix dans diffĂ©rentes langues en guise de rĂ©actions internationales Ă  la guerre. On notera au passage combien 7 est frĂ©quent dans l’organisation des Ɠuvres de Crumb (les cinq chants avec deux interludes instrumentaux de Ancient Voices, les sept nocturnes de Night Music I, etc.) Cette mĂȘme dimension cosmique est explicitement citĂ©e dans les Celestial Mechanics (Makrokosmos IV), « danses cosmiques pour piano amplifiĂ© Ă  4 mains ».

De mĂȘme, l’attachement de Crumb Ă  une rĂ©partition des Ɠuvres par cycles renvoient Ă©galement Ă  cette approche depuis les Night Music I et II, les cinq variations sur « Sea-Time », chacune associĂ©e Ă  une Ăšre gĂ©ologique dans Vox Balaenae (deuxiĂšme mouvement), les Images (Black Angels, Dream Sequence), Echoes I et II (Eleven Echoes of Autumn, Echoes of Time and the River), les quatre collections sur le zodiaque des Makrokosmos, parallĂšlement aux Ɠuvres d’aprĂšs Lorca, jusque dans les rĂ©cents Spanish Songbooks (2 volumes, 2008-2009) et American Songbooks (7 volumes, 2003-2011).

« Certaines de mes Ɠuvres sont mythologiques, seulement dans l’expression » dit encore Crumb qui entretient Ă  nouveau un entre-deux entre la dimension symbolique et celle d’une recherche d’une extrĂȘme diversification sonore, comme si c’était de Crumb dont Lorca dĂ©crivait le cheminement dans le dernier mouvement de Ancient Voices of Children : « Je m’en irai bien loin, / Au-delĂ  des montagnes / Et au-delĂ  des mers / Jusqu’auprĂšs des Ă©toiles / Pour demander au Christ / Mon maĂźtre, qu’il me rende / Ma vieille Ăąme d’enfant. »

Crumb et la poésie de Garcia Lorca

Parmi les caractĂ©ristiques marquantes de la musique de Crumb, on doit surtout mentionner la rĂ©fĂ©rence poĂ©tique Ă  Federico Garcia Lorca qui est prĂ©sente dans le cycle implicite de huit partitions Ă  partir de Night Music I (1963), les quatre cahiers des Madrigals (1965-1969), Songs, Drones, and Refrains of Death (1968), Night Of The Four Moons (1969) et Ancient Voices of Children (1970). Il y reviendra encore en 1986 avec Federico’s Little Songs for Children et en 2008 et 2009 avec The Ghosts of Alhambra (cycle sur le Poema del Cante Jondo) et Sun and Shadow, parties intĂ©grantes du cycle du Spanish Songbook. La relation de Crumb Ă  Lorca couvre ainsi l’ensemble de sa production vocale comme un fil conducteur privilĂ©giĂ©, parallĂšlement Ă  ses autres Ɠuvres qui empruntent ponctuellement Ă  Whitman (Apparition, 1979) ou Ă  Poe (The Sleeper, 1984).

Si Crumb s’intĂ©resse autant Ă  des Ɠuvres poĂ©tiques simples de Lorca, tels que les recueils de CanciĂłnes qu’aux Casidas et Gacelas de la derniĂšre pĂ©riode, il ne les traite pas moins avec la mĂȘme minutie. Les poĂšmes, ou extraits de piĂšces de thĂ©Ăątre choisis par Crumb font l’objet d’un vĂ©ritable montage, empruntant Ă  des recueils diffĂ©rents dans le cadre d’une mĂȘme Ɠuvre, utilisant partiellement des poĂšmes parfois limitĂ©s Ă  un ou deux vers dans les Madrigals I-IV ou dans Night Of The Four Moons qui confirment le goĂ»t caractĂ©ristique de Crumb pour la concision. Par ailleurs, Crumb tisse des liens souterrains entre les Ɠuvres lorsqu’il fait rĂ©fĂ©rence Ă  des poĂšmes privilĂ©giĂ©s dans lesquels il puise des extraits diffĂ©rents (Ancient Voices n° 4-Madrigals IV/2, ou n° 5-Madrigals II/1).

À la discrĂ©tion du compositeur dĂ©jĂ  Ă©voquĂ©e correspond celle du poĂšte espagnol, toujours humble dans sa transmission du folklore andalou et dans sa façon de puiser ses sources dans une matiĂšre existante pour l’investir d’un sens renouvelĂ©. Cette rencontre entre une poĂ©sie d’essence musicale – Lorca Ă©tait aussi musicien et peintre – et l’écriture de Crumb trouve son Ă©panouissement dans Ancient Voices of Children, oĂč Crumb a particuliĂšrement diversifiĂ© les couleurs instrumentales soutenant une Ă©criture vocale allant des phonĂšmes initiaux Ă  l’émergence du chant dĂ©ployĂ© (« L’enfant cherche sa voix »). La poĂ©sie de Lorca hantĂ©e par les thĂšmes de l’enfance et de la mort apparaĂźt comme la rĂ©sonnance des « sonoritĂ©s noires du Duende » (Lorca, « ThĂ©orie et jeu du Duende») que Crumb a voulu incarner dans ses meilleures Ɠuvres vocales.

Le dĂ©doublement ou l’insaisissable

Le recours Ă  l’amplification ou aux instruments Ă©lectriques – et non Ă  l’électronique ou Ă  la mixitĂ© qui restent un domaine totalement Ă©tranger au compositeur –, prend valeur d’élĂ©ment stylistique caractĂ©ristique de Crumb Ă  partir des quatre cahiers de Makrokosmos et est rĂ©current dans nombre de partitions aprĂšs les annĂ©es soixante-dix. Conçue comme moyen d’exploration du son dans ses dimensions les plus inaccessibles, l’amplification destinĂ©e Ă  renforcer l’intervention du pianiste directement sur la table d’harmonie pour des effets de pizzicato ou l’assourdissement des cordes, n’est qu’une illustration parmi d’autres du dĂ©doublement qu’entretient Crumb dans la majeure partie de sa musique : la voix chantant au-dessus de la table du piano avec pĂ©dale enfoncĂ©e pour former une caisse de rĂ©sonnance et la voix d’enfant comme double fantomatique de la celle de la soprano dans Ancient Voices of Children, le flĂ»tiste qui joue en chantant dans l’instrument dans Vox Balaenae, les allusions stylistiques Ă  des musiques appartenant Ă  l’histoire ou issues d’autres cultures provocant une distance Ă  la fois culturelle et temporelle (les effets Ă©voquant le consort de violes dans Black Angels), ou encore l’important instrumentarium parallĂšle mis Ă  disposition des instrumentistes. Dans Ancient Voices, le pianiste, qui intervient sur les cordes avec un dĂ© Ă  coudre, est aussi appelĂ© Ă  jouer d’un piano jouet, le mandoliniste de la scie musicale et le hautboĂŻste de l’harmonica, ou dans Black Angels, chacun des instrumentistes se sert Ă©galement de maracas, de verres en cristal accordĂ©s pour produire un effet d’harmonica de verre ou de tam-tams et d’autres accessoires destinĂ©s Ă  accroĂźtre son rĂ©pertoire de timbres inouĂŻs.

Ce dĂ©ploiement d’instruments dans une nomenclature familiĂšre Ă  Crumb est encore renforcĂ© par des effets scĂ©niques (toujours indiquĂ©s prĂ©cisĂ©ment dans les prĂ©faces aux partitions), consistant pour les instrumentistes Ă  se dĂ©placer lentement (l’enfant ou le hautboĂŻste dans Ancient Voices), Ă  jouer l’harmonica de verre dans les coulisses parallĂšlement aux quatre instrumentistes prĂ©sents sur scĂšne (Dream Sequence), Ă  rĂ©gler la sortie des musiciens Ă  la fin de Night Of The Four Moons, ou encore Ă  porter des masques (dans Vox Balaenae ou Lux Aeterna), qui « en effaçant le sens de l’expression humaine, sont censĂ©s symboliquement reprĂ©senter les forces puissantes et impersonnelles de la nature (c’est-Ă -dire une nature dont l’homme est absent) ».

Ces multiples dimensions du dĂ©doublement – exprimĂ© encore dans l’un des vers de Lorca des Madrigals (vol. IV n° 1), « Pourquoi suis-je nĂ© entre des miroirs ? Le jour tourne autour de moi. Et la nuit me rĂ©pĂšte dans toutes ses Ă©toiles » – participe incontestablement Ă  l’impact que peut exercer la musique de Crumb, qui a Ă©tĂ© significativement l’objet de trĂšs nombreuses adaptations chorĂ©graphiques.

© Ircam-Centre Pompidou, 2013


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