L’histoire de la musique, celle en tout cas qui s’assure d’avoir toujours le recul nécessaire pour se positionner en surplomb et ainsi observer des macro-phénomènes plutôt que des détails et des effets de bord, a volontiers fait du vingtième siècle le siècle du timbre. Des pionniers tels que Debussy puis Varèse, tels que les initiateurs de la musique concrète puis électroacoustique, ou encore les tenants d’une musique orchestrale fusionnante – reposant sur des clusters, masses, blocs et textures « micropolyphoniques » ou statistiques – lui donnent raison. Le courant de la musique dite « spectrale » aura pu apparaître comme une nouvelle étape vers la focalisation sur le timbre puisque, catalysé par la mutation de l’informatique musicale, il s’emploiera à opérer un changement non seulement de paradigme mais aussi d’échelle, et à prendre en charge par l’écriture l’interdépendance de catégories comme timbre, hauteur, harmonie, rythme et texture. Le timbre cesse donc d’être un des « paramètres » de la musique pour devenir une méta-catégorie obligeant les compositeurs à penser le phénomène musical dans sa globalité acoustique.
De façon concomitante, la part inharmonique, c’est à dire bruiteuse, du timbre, sortira de l’ombre, mise en avant comme contestation d’un ordre esthétique établi ou comme territoire encore largement inexploré depuis sa revendication par les bruitistes italiens. C’est justement dans ce contexte qu’évolue la génération de Franck Bedrossian. Celui-ci se forme d’abord à l’harmonie et au contrepoint classiques, avant d’intégrer la classe de composition du CNSMDP[1], où il étudie notamment avec Gérard Grisey et Marco Stroppa, puis le Cursus de composition et d’informatique musicale de l’Ircam (2001-2002). Ce parcours sera complété par la participation à des académies (celles d’Acanthes en 1999 et de l’Ensemble Modern en 2004), et culminera avec la reconnaissance qu’apporte un séjour à la villa Médicis (2006-2008). Gérard Grisey comme Helmut Lachenmann et Philippe Leroux, chacun à leur façon, le déstabiliseront et provoqueront une remise en question de ses convictions. Il se montre tout aussi sensible aux modalités expressives du rock, de la noise music japonaise, et surtout du free jazz de Cecil Taylor et d’Antony Braxton dont il approche par l’écriture, dans une pièce comme Swing, certains aspects du langage.
Lorsqu’il présente en 1999 au CNSMDP L’usage de la parole dans le cadre des Journées de la composition, le fait de composer avec ce qu’il appellera assez vite des « sons complexes » chargés de composantes inharmoniques est encore marginal. Fausto Romitelli, un aîné non dénué lui non plus de liens avec le courant spectral, aura cependant ouvert la voie en critiquant la notion de « pureté » sonore et en visant une synthèse profonde entre l’énergie du rock et le potentiel de mise en tension de cette énergie par la sophistication de l’écriture, au service d’un nouveau type de pouvoir expressif. Deux jeunes compositeurs de la même génération, dont l’horizon esthétique pointe dans la même direction – d’abord Raphaël Cendo, puis Yann Robin – formeront avec Franck Bedrossian le noyau d’un courant de la « saturation ».
Le phénomène saturé
Particulièrement intéressant pour peu qu’on ne le considère pas de façon exclusive, ce terme de « saturation » désigne un état du son, un état extrême voire critique. Cet état critique, Bedrossian ne veut plus avoir à le légitimer— ce que font selon lui les compositeurs spectraux en l’inscrivant dans un processus dont il constitue le stade ultime et jamais l’origine –, mais souhaite le faire figurer sans préalable sur sa palette. Ces sons qui ont en quelque sorte débordé, hors de soi, ne sont pas nécessairement furieux, même si ce terme correspond précisément à la première indication de caractère inscrite sur la partition de Transmission pour basson et électronique (2002). Le bruit peut aller sans la fureur, et l’un des enjeux du compositeur est de les articuler pour leur donner une forme, dont la dramaturgie laisse place à des catégories émotionnelles diversifiées.
Franck Bedrossian, tel qu’il s’exprimait en 2008 dans un petit ouvrage qui comportait notamment un texte assez bref de sa main – lequel peut être considéré comme un manifeste[2] –, s’inscrivait dans une esthétique de l’excès. On peut en retenir notamment l’idée particulièrement féconde de l’articulation de l’excès, qui se manifeste dans la musique comme un « excès d’énergie »[3] mais aussi excès de matière. À moins qu’il ne soit envisagé comme une métaphore de la révélation mystique et donc de l’éblouissement, ce que peut laisser penser la référence au philosophe Jean-Luc Marion[4] qui apparaît dans un autre texte du même ouvrage, l’excès de sens qui y est également invoqué apparaît davantage comme une potentialité dont la réalisation dépend non seulement de l’écriture, mais aussi, comme toute forme de complexité, de sa capacité à offrir une perception qui ne soit pas écrasée par l’excès. Malgré leur teneur programmatique, les propos qui étaient développés dans ce texte ont depuis lors été complétés et nuancés.
Les outils de production du son saturé – dont l’appellation « son complexe » souligne mieux le fait qu’il relève d’un régime acoustique particulier – sont multiples. À cause peut-être d’antécédents tels que la distorsion dans le domaine du rock ou l’approche numérique de la noise music, il aura semblé naturel à Bedrossian comme à Cendo et Robin, également passés par l’Ircam, de recourir à l’électronique. À ce titre, Transmission, pièce de fin de Cursus, peut être considérée, indépendamment de son fort impact sur le public, comme une pièce fondatrice : elle affirme, en même temps qu’une esthétique sonore de l’excès, un idéal d’hybridation entre sons acoustiques et sons électroniques. Entièrement enregistrée, la séquence initiale de 35 secondes comporte des sons produits par le basson, fortement distordus. Ceux-ci augurent de l’ambiguïté cultivée par le compositeur entre le son acoustique de l’instrument présent sur scène, qui produit aussi sa propre distorsion, et une électronique du buzz et du parasitage sur laquelle plane l’ombre de l’instrument. Dans la lignée de la Sequenza XII de Berio, cette pièce engendre une virtuosité spécifique en même temps qu’elle requiert l’engagement physique de l’interprète. Elle parvient en outre à encapsuler la liberté de l’improvisation dans l’écriture.
C’est pourtant aux instruments acoustiques qu’incombe principalement dans la musique de Bedrossian la tâche d’entretenir l’ambiguïté de l’action qui produit le son. On peut d’ailleurs dans une certaine mesure voir comme une extrapolation du principe de la « musique concrète instrumentale » de Lachenmann l’idée d’une hybridation qui vise à produire une musique électronique instrumentale. Plus encore, l’intégration de la voix, que l’on abordera plus loin, a conduit le compositeur à étendre son idéal poétique d’hybridation à un rapport triangulaire entre électronique, instruments et voix qui, estompant la possibilité d’identification des sources sonores, favorise une qualité indéfinissable, en quelque sorte une exterritorialité, du son.
Fondée en grande partie sur des sons multiphoniques, la pièce pour saxophone alto solo La solitude du coureur de fond (2000) constitue l’une des étapes de l’élaboration d’une palette de modes de jeu produisant des « sons complexes » susceptibles d’être assemblés en un timbre complexe. Même si elle est par définition ouverte et expansive, cette palette a assez vite trouvé une base stable, qui est d’ailleurs en grande partie commune à Bedrossian, Cendo et Robin. Sans en dresser une liste exhaustive, on peut mentionner les modes de jeu les plus fréquemment sollicités. L’impact direct du geste sur le son fait des instruments à cordes un terrain d’invention privilégié : sons écrasés (avec gradation du degré d’inharmonicité), glissé d’harmoniques avec effet « mouette », battuto col legno, action longitudinale de l’archet (jeu normal, col legno, tremolo), jeu derrière le chevalet ou en-dehors des cordes (cordier ou autres zones), oscillation autour de la note la plus aiguë possible, craquements de mèche, jeu avec le filetage de l’archet, sourdine de plomb ou encore pizzicati très énergiques. Outre leurs possibilités spécifiques, les bois offrent de façon commune le bisbigliando, les sons multiphoniques, le growl (et de façon générale l’intervention de la voix mêlée à l’émission du souffle, avec éventuelle production de battements), les sons « fendus », le souffle seul ou dosé avec une note. Le growl est évidemment en première ligne chez les cuivres, lesquels sont éventuellement utilisés sans embouchure pour produire du souffle ou avec des anches doubles pour induire une certaine distorsion, l’anche de contrebasson étant la plus puissante. Parmi les instruments et accessoires de percussion, même ceux qui produisent des hauteurs déterminées sont souvent parasités par adjonction de matériaux vibrants aux membranes ou aux corps résonants. Les plaques métalliques, tam tam et grosse caisse combinent une forte puissance et un potentiel de saturation du spectre fréquentiel, qualités qui en font des outils privilégiés. Sur les peaux, et plus particulièrement sur la grosse caisse, le frottement de baguettes de type « superball » produit un son grave continu. Bien qu’elle concerne plusieurs instruments (dont les cordes et la harpe), la préparation la plus sophistiquée concerne le piano qui, en dehors des accessoires insérés entre les cordes, est le plus souvent joué dans l’instrument, à même les cordes (avec mains, baguettes, bol tibétain, boitiers de CD, etc.). On remarque en outre que cet instrument est joué de façon très gestuelle (en attestent les extensions graphiques qui prolongent couramment la notation avec des têtes de notes), comme si le compositeur redoutait la résurgence involontaire de l’atavisme du piano romantique. C’est en tout cas ce que peuvent laisser penser des œuvres comme Edges (2010) pour piano et percussion et The Edges are no longer Parallel (2013) pour piano et électronique – dont le titre se réfère à la chanson éponyme de Steven Patrick Morrissey –, où l’engagement corporel du pianiste, rejoint par le percussionniste dans le premier cas, est souligné par des mouvements amples comme le balayage du clavier, les clusters ou les déplacements entre les zones de la table. D’une façon comparable, la guitare est jouée plus fréquemment avec une pièce de monnaie, un bottleneck, un archet (traditionnel ou électronique type « e-bow ») une tige métallique ou avec le plat de la main que selon le punteado idiomatique de l’instrument classique.
L’élaboration de nouvelles techniques de jeu reflète la proximité du compositeur avec les interprètes, propice au développement d’une virtuosité spécifique portée par la transmission orale, même si Bedrossian s’emploie à l’approcher le plus précisément possible par la notation. C’est le cas du « gettato random infini » qui fait son apparition dans le duo pour deux violons A Chamber to be haunted (2017), permettant d’installer le rebond au rythme aléatoire sur une durée plus longue sans rupture. Parmi ces acquis, on peut notamment mentionner le principe de l’« écriture d’archet », qui d’un point de vue pratique apparaît comme un tremolo aléatoire. Au lieu d’être maintenu dans un axe constant, l’archet devient dans The Spider as an Artist (2014) une sorte de pinceau calligraphiant des lettres – liées en l’occurrence au poème d’Emily Dickinson qui a inspiré la pièce – et étant ainsi soumis à une variation simultanée de vitesse, angle et pression. Cette pièce en particulier, qui implique deux niveaux de jeu simultanés (arco et « tapping », ou arco et pizzicati) et comporte des passages où l’action sur les cordes III et IV est dissociée sur deux portées, suscite une notation méticuleuse et complexe. Elle laisse apparaître en filigrane la question d’une haute technicité du jeu qui, d’abord expérimentale, tend à rejoindre dans les œuvres ultérieures le lexique usuel.
(Re)prendre de la hauteur
Bien que non exhaustif, l’inventaire qui vient d’être fait pourrait laisser penser que l’essentiel du matériau acoustique développé par le compositeur bannit, ou tout du moins relègue à la marge les sons à hauteur déterminée. Il est vrai que Bedrossian considère rétrospectivement qu’il a ressenti pour ses premières œuvres le besoin de laisser l’harmonie en dehors de la fabrication des couleurs. Sans doute était-ce là une façon de s’émanciper, alors même qu’il commençait à étudier avec Grisey, de cette tendance généralement considérée comme typiquement française à faire de l’harmonie le déterminant principal de l’écriture comme du langage, et qui refaisait surface chez des compositeurs post-spectraux comme Hurel, Leroux ou Dalbavie.
Abolir la suprématie des hauteurs[5] n’a jamais signifié pour lui leur abandon pur et simple, mais plutôt la modification de la hiérarchie entre les catégories du son, la dynamique, la texture, le rythme et la registration étant susceptibles dans certains contextes de devenir, d’un point de vue fonctionnel et structurel, plus importants que les hauteurs elles-mêmes.
It pour sept musiciens (2004, rév. 2008) marque sans doute un léger changement de cap, à savoir la réintroduction de l’harmonie dans l’écriture. Le compositeur se souvient[6] qu’il avait écrit cette pièce de façon très intuitive et qu’elle comportait des passages fortement harmoniques dont il appréciait particulièrement le rendu. Il s’agissait alors de continuer à intégrer ce type de résultat sans pour autant restaurer un système harmonique ni même la prééminence de l’harmonie, et c’est vers une souplesse du vocabulaire que tend aujourd’hui Bedrossian, qualité qu’il prête volontiers à un Ravel, chez qui il l’associe directement à la richesse de la palette émotionnelle.
La sensation immédiate de clarté qui s’impose dans It ne concerne pas exclusivement le matériau harmonique, les sons saturés étant toujours fortement présents ; elle provient aussi de la structuration de la pièce en sections, marquées pour certaines par une tendance récurrente bien que transformée du matériau, et même de sa consistance polyrythmique. Plus marqué ici que dans les autres pièces dont le titre s’y réfère pourtant de façon plus explicite, le tropisme du compositeur vers le jazz – particulièrement sensible dans les soli de saxophone et de contrebasse – concourt à la souplesse du discours. On note en outre l’apparition d’une figure descendante à tendance hyper-chromatique glissante qui, arrangée de façon homorythmique à la façon d’une mixture, deviendra l’un des éléments récurrents, voire l’une des signatures stylistiques idiomatiques du compositeur.
Une autre figure, qui pourrait être décrite comme un mouvement le plus souvent rapide et fluide en vagues, confiée de préférence aux bois et combinant chromatisme irrégulier et diatonisme, révèle un autre point important de l’organisation des hauteurs. La majorité des pièces relèvent en effet d’une logique par intervalles qu’il n’est pas paradoxal de considérer comme une « formalisation intuitive », liée à des contraintes locales formulables de façon simple – absence momentanée ou au contraire utilisation privilégiée d’un intervalle, prédétermination de registres – dont le but est de différencier les sections par le contraste de couleurs distinctes. Le compositeur confectionne des échelles, qu’il n’hésite pas à modifier librement pour les adapter aux possibilités spécifiques des instruments, ou simplement par goût. De façon ponctuelle, il a utilisé le principe de la modulation en anneaux dans Itself (2012) pour grand orchestre, se méfiant cependant de la littéralité du procédé et du risque d’une coloration trop spectrale. On cherchera en vain dans ses œuvres les traces d’une formalisation stricte, car il fait en sorte que les procédés de fabrication ne soient pas identifiables à l’oreille. « Quand l’ordre s’installe, dit-il, le chaos doit être plus fort. »[7]
Aborder la question des hauteurs chez Bedrossian ne peut se faire sans mentionner la microtonalité, qui se manifeste dans toutes ses œuvres sous forme de l’intégration des quarts de tons. À plusieurs reprises, le compositeur a recouru pour certains instruments (dans It, Swing, Itself et Epigram I) à la pratique de la scordatura – il faudrait, chose peu courante, étendre ici le périmètre de ce terme aux instruments à vent – pour modifier pendant toute une pièce l’accordage conventionnel de certains instruments. Il s’agissait alors pour lui de fluidifier les traits rapides sans surcharger l’écriture ni compliquer techniquement le jeu (flûte, clarinette), mais il s’en tient cependant aujourd’hui à une notation « accidentelle » de ce type d’altération. Sa sensibilité microtonale, qu’il est tentant de considérer comme une part de son héritage spectral, l’oriente vers la recherche d’intervalles différents de ceux qu’impose le tempérament égal, et grâce auxquels il entend retrouver une possibilité d’invention mélodique ainsi que des sensations harmoniques plus diversifiées. Les quarts de tons viennent troubler l’espace tempéré, et par là même engendrer du timbre (ils le font particulièrement sous forme de mixture dans des pièces comme The Spider as an Artist, We met as Sparks et Epigram III), mais aussi modifier localement la morphologie de certains intervalles (« petite septième majeure », « grande seconde mineure », etc.) pour leur conférer une identité et une prégnance particulières.
Malgré son approche empirique du travail sur les intervalles et les échelles, Bedrossian avait sollicité auprès de l’Ircam en 2012 un travail sur la composition assistée par ordinateur (CAO) qui, au fil de son avancée, a donné lieu à la construction d’une interface sur la librairie « bach », d’abord avec Serge Lemouton et Daniele Ghisi, ensuite avec Robin Meier. Conçue comme un développement et une extrapolation informatique de ce que le compositeur faisait à la table, cette boîte à outils permet surtout au compositeur, qui l’utilise depuis 2014, de tester rapidement un nombre important de solutions, celle qui est retenue étant le plus souvent ajustée à la main. Elle comporte plusieurs sections, notamment un module harmonique permettant d’engendrer entre deux voix extrêmes un comblement harmonique déterminé par un faisceau de critères et de contraintes, un module mélodico-rythmique (qui engendre en fonction de critères choisis des mélodies à partir d’une courbe mélodique), et un module d’interpolation d’accords.
Comme on peut le pressentir à partir des descriptions qui en ont été faites jusqu’à présent, la musique du compositeur se laisse mieux appréhender par des combinaisons de catégories que par des catégories isolées, même si celles-ci restent significatives.
La perception de l’harmonie dépend directement de la façon dont elle est registrée et mise en mouvement par divers types de textures. Ces dernières sont parfois assez globales pour apparaître comme des objets, reconnaissables par leur morphologie, leur densité et la granulosité de leur surface. On a déjà mentionné deux de ces objets (la figure géotropique en mixture, le mouvement en vagues de souffle aux bois, cette dernière étant particulièrement présente dans Division). D’autres, plus protéiformes, s’adaptent à leur contexte musical : nappes de sons multiphoniques, masses saturées en ébullition. Si comme chez Ligeti, mais avec d’autres moyens techniques, la micropolyphonie vient dans bien des cas mettre en mouvement la masse sonore, elle peut cependant être densifiée pour atteindre la saturation.
Le compositeur insiste volontiers sur la structuration de la forme par les transformations du matériau, mais il n’envisage pas pour autant de régler ces transformations par des processus, dont la temporalité lente lui apparaît comme un barrage à une expression dramatique.
Préalablement esquissée dans sa globalité, l’enveloppe énergétique de la pièce, qui inclut notamment les dynamiques, la densité, les registres et les vitesses, se précise au fil de l’écriture. Elle demeure en grande partie indépendante du timbre, ce qui permet au compositeur de ne pas développer un discours univoque et linéaire mais de le structurer à plusieurs niveaux. En tout état de cause, on voit apparaître dans la majorité des pièces deux pôles opposés – des périodes de stase et périodes d’agitation extrême – entre lesquels la tension, qui peut bien entendu faire l’objet d’une gradation par des états intermédiaires, engendre une charge dramaturgique dont le potentiel de structuration s’avère plus puissant que celui des transformations du timbre. D’un point de vue macroformel, on observe que ces deux pôles sont matérialisés par deux textures principales et opposées qui tendent à dominer chacune une section de l’œuvre, laquelle est donc susceptible d’être ainsi articulée en deux volets. De ce point de vue, Manifesto (2007) pour huit instruments à vent est le théâtre d’une opposition entre un matériau fusionnant – harmonies statiques à l’intonation ondulante, troublées par des battements ou du bisbigliando – et, après un impact médian, une diffraction en texture polyrythmique fortement pulsée et très dynamique, animée par un swing patent et laissant par moments place à des soli frénétiques. Comme le suggère indirectement son titre, La Conspiration du silence (2003) pour 35 instruments – une version pour 14 instruments a été réalisée en 2009 – joue sur un son parfois au bord de l’extinction, et en tout cas sur un matériau volontairement plus restreint qu’à l’accoutumée, et c’est d’une substance sonore magmatique qu’émerge le mouvement. Fait isolé mais significatif, un assez long passage est polarisé par un ré grave, sorte de bourdon auquel est temporairement arrimée la matière. On note dans Charleston pour quinze musiciens (2005, rév. 2007) trois types principaux de situations : les soli, échos des chorus du jazz, qui se détachent sur un fond, les oppositions de groupes ou de blocs, et les strates de textures. Bien qu’elles ne déterminent pas une structure univoque, ces situations rythment le discours.
Reposant sur la souplesse, l’homogénéité, la propension à la fusion et la large palette de timbres du quatuor de saxophones, autant de qualités qui favorisent les points d’accroche avec l’électronique, Propaganda (2008) est un modèle de plasticité et illustre bien l’idée d’une forme musicale fluide, dessinée par des transformations de timbres. Dans Swing (2009) pour ensemble, qui est à ce jour sa plus longue pièce après le cycle Epigram, Bedrossian s’attache à inscrire l’articulation formelle dans les échanges polyphoniques entre les strates du matériau. Pour des raisons analogues, on retrouve dans Itself la même sensation cumulée de densité de la matière, de stratification du matériau et de glissement tectonique entre ces strates mouvantes. La pièce étant destinée à un grand orchestre, c’est justement ce feuilleté de voix et de strates accumulées qui compense une relative simplification de chaque partie instrumentale individuelle. On trouve couramment dans la partition des alliages de trois ou quatre textures, qui évoluent comme par glissements partiels avec des phénomènes de tuilage. Les textures sont sophistiquées, mêlant parfois sons bruiteux et sons à hauteurs déterminées. Les irisations ainsi produites par le grand orchestre suggèrent une analogie avec le domaine visuel : on caractérise volontiers les couleurs par leur degré de saturation, terme on ne peut plus approprié ici.
De façon plus isolée mais pas pour autant négligeable, l’électronique peut également jouer un rôle structurant dans les pièces où elle est mobilisée. C’est le cas notamment dans Division (2006) pour clarinette basse, trombone, contrebasse, ensemble et électronique, où des interventions de l’électronique seule apparaissent à la fois comme des sections de contraste et des paliers de décompression. Bien que cette matière électronique soit porteuse d’un timbre fortement parasité, elle apporte néanmoins, par réduction de la densité polyphonique, une respiration formelle qui tendrait à suggérer que la saturation du timbre doit respirer pour ne pas engendrer une saturation de l’écoute. La respiration ainsi ménagée induit d’une certaine façon un rythme formel binaire qui, pour prolonger la métaphore physiologique, peut évoquer l’alternance de la diastole et de la systole.
On formulera enfin l’hypothèse d’une tendance récente du compositeur à rendre plus repérables, pour clarifier l’articulation formelle, certains éléments récurrents. On en trouve notamment des signes dans We met as Sparks (2015) où, alors qu’il s’agit d’alimenter avec un quatuor (flûte basse, clarinette contrebasse, alto et violoncelle) une texture dense de sons complexes sans que l’effectif restreint n’entraîne une sensation de perte ou de manque – on peut d’ailleurs supposer que ce défi est l’une des raisons qui l’ont conduit à faire se rencontrer les instruments plutôt dans l’aigu pour renforcer leur cohésion comme leur puissance –, de tels éléments récurrents semblent contribuer à une focalisation formelle qui condense le discours et son impact expressif.
Il est particulièrement intéressant d’observer les fonctions du rythme dans la musique de Franck Bedrossian. En effet, outre sa fonction articulatoire, au sens quasi linguistique du terme, la figuration rythmique apparaît souvent comme une façon d’animer la matière, de la mettre en vibration. De ce point de vue, la polyphonie est souvent engendrée par la polyrythmie, et consiste bien souvent en une polyphonie texturale plutôt que linéaire, ce qui peut inciter à considérer dans ce cas le rythme comme un « agent de texture ». Comme il agit sur la vitesse, celle des lignes individuelles mais plus globalement celle des flux, le rythme agit sur le timbre. En effet, selon la vitesse à laquelle il est joué, un trait instrumental produira, en vertu de l’action des seuils de perception, un timbre variable. De même, la vitesse d’évolution ou de transformation d’un flux a une incidence immédiate sur le timbre global de ce flux. La mobilité polyphonique des strates, déjà pointée dans Swing est, elle aussi, liée conjointement à une question de vitesse et de timbre, dans la mesure où l’agencement kaléidoscopique d’objets tend à être appréhendé de façon globale et fusionnante, la vitesse perçue étant alors celle des métamorphoses du timbre.
Cependant, on ne peut pas réduire le rythme dans les œuvres du compositeur à une fonction d’adjuvant qui serait exclusivement au service d’autres catégories musicales, ou de la liaison entre ces catégories. Il a « souvent une vie propre, liée à une forme de suggestion de la voix parlée. »[8] On se rendra compte en effet dans la plupart des œuvres que le rythme, dès lors qu’il est perceptible en tant que tel, peut évoquer une modulation prosodique naturelle. Cet aspect du rythme serait d’une certaine façon la trace d’une infra-vocalité, ou d’une pré-vocalité dans l’œuvre de Bedrossian avant que n’intervienne sa première composition vocale.
L’avènement de la voix
L’arrivée tardive de la voix chez le compositeur – qu’il est tentant d’interpréter comme un héritage de la gêne des compositeurs spectraux avec la voix, dans la mesure où la vocalité n’est guère plus facile à intégrer dans les sons complexes que dans les micro-intervalles des spectraux –serait donc d’une certaine façon la remontée à la surface, voire la révélation, de caractéristiques vocales jusque-là enfouies sous les profondeurs instrumentales. L’image est sans doute simpliste, mais elle incite à rechercher une archéologie des prémisses vocales dans les œuvres d’avant 2007. C’est en premier lieu dans les caractéristiques mélodiques qu’elle se dessine, les mélodies se manifestant, elles ne sont pas prises dans la globalité d’objets qui les absorbent et les dissimulent, par des émergences plutôt furtives. On note par exemple à la mesure 58 de We met as Sparks une bribe de mélodie à l’allure presque populaire qui semble convoquer une vocalité sous-jacente. Le profil mélodique descendant, le plus souvent présenté sous forme microtonale et épaissi par une mixture – on l’a déjà mentionné à deux reprises comme un « objet » faisant partie des constantes de langage du compositeur – présente lui aussi une allure passablement vocale. Il relève d’une hybridation, à la fois acoustique et expressive, entre voix, instrument et électronique. La pièce pour ensemble Vayehi erev vayehi boker[9] (2017) est influencée à plusieurs titres par le texte de la Genèse qui l’a inspirée (« Et ce fut le soir et ce fut le matin ») – comme lui elle est bipartite, et ses images poétiques ont suggéré au compositeur des « “comportements morphologiques”, notamment l’idée du jaillissement et le mouvement géotropique »[10] – et laisse également filtrer des amorces mélodiques au profil vocal. Dans Twist (2016) pour orchestre et électronique, l’affleurement de ce même type de vocalité dans un passage confié aux quatre saxophones pourra être perçu comme une stylisation ou un écho distordu de lamento.
Peut-être n’est-il d’ailleurs pas fortuit que Lamento (2007) pour voix et dispositif électronique, première œuvre vocale écrite par le compositeur, se réfère par son titre à ce que l’on peut considérer comme un archétype vocal. Le texte est issu du Livre des Lamentations, dont sont utilisées trois lamentations dans la traduction latine de la vulgate. Il est significatif que la typologie de modes d’émission vocale figurant dans la notice de la partition (« sons du souffle », « sons saturés », « parlé », « vibrato », « articulation précipitée » et « glissés ») fasse apparaître six catégories de sons relevant en partie de la musique instrumentale. De même, le fait que le compositeur utilise le vocable « son écrasé » pour désigner un son fortement laryngé entretient une certaine ambiguïté avec le procédé qui consiste à appuyer fortement l’archet sur les cordes. L’influence directe de l’écriture instrumentale est patente, et le compositeur considère aujourd’hui qu’il avait alors « encore l’ambition d’appliquer de façon sans doute audacieuse à la voix ce [qu’il avait] imaginé dans le monde instrumental. »[11] Il n’empêche que la virtuosité qu’exige cette pièce, sa difficulté doublée d’une notation qui relève elle aussi du monde instrumental, lui confère un style propre, lié à son hybridité. Ainsi traitée, la voix apporte de facto une dimension théâtrale que n’atteignaient pas, malgré leur dramaturgie latente, les pièces instrumentales. Le rapport presque charnel au son qui est mis en jeu par la voix y est probablement pour beaucoup, et grâce à sa virtuosité, la soprano Donatienne Michel-Dansac a assurément aidé le compositeur à basculer progressivement du monde instrumental vers une écriture vocale qui lui reste cependant spécifique. Bien que parfaitement homogène et ne laissant guère deviner qu’il a été composé par étapes sur près d’une décennie, le cycle pour soprano et ensemble Epigram atteste de cette évolution. Les onze poèmes d’Emily Dickinson sur lesquels il est entièrement fondé favorisent indéniablement cette unité, dont le ciment est cependant de nature principalement musicale. Le vocabulaire instrumental d’Epigram I (2009) reste proche de celui des œuvres antérieures, et les techniques vocales sont en partie communes à celles employées dans Lamento. Viennent cependant s’y adjoindre le jeu sur l’inspiration et l’expiration, la différenciation de plusieurs registres parlés, la voix parlée mêlée de souffle, la voix chuchotée et les sons saturés évolutifs, avec gradation du rapport entre son et bruit. L’étroitesse du chemin de crête qui départage les sons harmoniques et inharmoniques y est particulièrement perceptible, de même que l’alternance entre focalisation et défocalisation harmonique.
Si l’intérêt de Bedrossian pour la voix coïncide justement avec une remise en cause du matériau harmonique, il le pousse aussi à se poser la question du lien entre voix et conscience polyphonique. La confrontation d’une voix soliste à un ensemble instrumental tend à imposer à la perception la catégorie très prégnante de la monodie accompagnée, et une part importante du travail du compositeur dans Epigram a consisté à jouer sur ce rapport, en acceptant la disparité entre l’ensemble et la voix. Dans Epigram III (2018), il s’agissait pour lui, en jouant sur une inversion des rôles – faisant en sorte que le vocal sonne instrumental et vice versa –, d’établir des correspondances horizontales, et pas seulement verticales. Cette volonté de « casser la verticalité »[12] explique que le compositeur se soit, avec la voix, davantage focalisé sur la ligne individuelle et, par extension, sur une certaine forme de contrepoint, le terme n’étant pas à prendre au sens scholastique du terme. Cette attention portée à la ligne reste compatible avec les quarts de ton, et le compositeur introduit ici une pratique qui consiste à se servir de l’ensemble instrumental pour colorer avec des micro-intervalles la partie vocale, avec une répercussion sensible sur le timbre résultant.
La présence de la poésie de Dickinson dans l’œuvre de Bedrossian ne passe pas inaperçue. Elle est évidente dans Epigram, et subliminale dans The Spider as an Artist, We met as Sparks, I lost a World the Other Day et A Chamber to be haunted, ce groupe de quatre pièces pouvant être envisagé comme une sorte de résonance multiple d’Epigram dans la mesure où certains poèmes réunis pour le cycle vocal mais finalement non utilisés en sont devenus les guides. Elle correspond d’une part à un tournant esthétique pris par le compositeur, dont la musique était jusque-là assez « peu gouvernée par l’extra-musical », même s’il considère avoir « toujours été habité par des textes littéraires, l’expression de cette passion [n’étant] jusque-là pas passée dans l’écriture. »[13] Elle correspond en outre à un besoin du compositeur de se confronter à une autre esthétique et une autre logique créatrice que la sienne : « lorsqu’on fait vibrer une forme avec une autre, c’est tout un mécanisme qui se met en place, et on peut être conduit, en tant que compositeur, à faire des choix inédits. »[14] C’est bien d’une source de renouvellement qu’il s’agit, et cette poésie fortement subjective, volontiers ambiguë, semble émettre un préécho des sensations qu’il recherchait dans sa musique. Le compositeur établit en outre volontiers une analogie entre les thèmes de la perte d’identité et de la solitude et les couleurs qu’il recherche avec le timbre. La rapidité formelle, le rapport au temps ainsi que la densité du texte sont autant de caractéristiques qui ont pu lui sembler proches de ses propres préoccupations esthétiques.
Redessiner des frontières
Franck Bedrossian décrit volontiers son travail de compositeur comme « un travail d’effacement des frontières »[15]. Il faut comprendre par là qu’à force d’accumuler des sons complexes, on estompe, voire on efface les attaques, opérant ainsi une fusion qui tend à horizontaliser le discours musical. Le compositeur a progressivement ressenti la nécessité de diversifier et rendre mobiles les situations musicales. Là encore, la voix apparaît comme le révélateur, même si l’objectif qu’il déduit de ce constat se répercute sur les pièces instrumentales : éviter une écoute purement plastique, favoriser au contraire une écoute plus versatile, capable de passer de la globalité du timbre à la différenciation polyphonique. Faire entendre une ligne mélodique isolée, limiter s’il le faut les moyens mis en jeu pour valoriser d’autres types d’émotions transmissibles par le discours musical, c’est d’une certaine façon dessiner d’autres types de frontières – en l’occurrence des frontières mobiles – susceptibles de remodeler à l’envi le paysage acoustique. Il ne s’agit aucunement d’enfermer l’écoute, mais bien au contraire d’en étendre la portée, et de lui laisser la possibilité d’arpenter ces paysages en empruntant librement les sentiers tracés ou les chemins de traverse.
[1]. Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris.[2] Ianco, Pascal (dir.), Franck Bedrossian ; de l’excès du son, publié par l’Ensemble 2e2m, 2008.[3] Bedrossian, Franck, « Monstruosité : de l’œil à l’oreille », in Ianco, 2008, p. 18.[4] Marion, Jean-Luc, De surcroît. Études sur les phénomènes saturés, P.U.F, 2001.[5] Notice de Itself.[6] Entretien téléphonique du 16 mai 2018. Inédit.[7] *Ibid.*Voir *Images d’une œuvre n°24 : Epigram de Franck Bedrossian,*réalisé par Véronique Caye et Philippe Langlois. [8] Franck Besdrossian, cité dans Rigaudière Pierre, « La saturation, métaphore pour la composition ? », Circuit : musiques contemporaines, vol. 24, n° 3, 2014, p. 44.[9] Aussi désignée par le titre Troisième jour car elle s’inscrit dans le projet Genesis, pour lequel Matthias Pintscher, directeur musical de l’Ensemble Intercontemporain, avait passé commande à sept compositeurs.[10] Entretien du 31 mai 2018.[11] Entretien téléphonique du 16 mai 2018.[12] Ibid.[13] Franck Bedrossian, un Français à Berkeley, « Le portrait contemporain », émission d’Arnaud Merlin diffusée sur France Musique le 18 janvier 2017.[14] Ibid.[15] Ibid.