Parcours de l'œuvre de Claude Vivier

par Laurent Feneyrou

Que les Mayas me fassent retourner au limon de mes origines…

« Comme c’est étrange. Malgré tout ce que je t’ai dit sur l’adulte que j’étais devenu, la seule voix qui perce en moi, c’est celle de l’enfant qui parle doucement aux anges le soir ! Tout autour de moi, c’est le silence », écrivait Claude Vivier dans une lettre du 26 janvier 1983 à son amie Thérèse Desjardins. Son œuvre est traversée de souvenirs et de noms de personnages enfantins : Merlin, fils du diable, mais aussi une sorcière, la Reine de la nuit, Mister Pickwick, Pinocchio, Cendrillon, Bruder Jakob (sorte de Frère Jacques ou de Jakob Boehme ?) et autres figures mythiques dans Love Songs, Journal ou Kopernikus. Ou le Zorro de Glaubst du an der Unsterblichkeit der Seele. Ou encore les fées, les nains et les géants dont Vivier écrivait qu’ils constituaient l’univers de Stockhausen. Retrouver la voix de l’enfant solitaire voulant embraser le monde d’un amour candide, parfois délibérément cultivé, serait le sens de l’art de Vivier, notamment dans les Love Songs qui énoncent la tendresse et la permanence de l’émerveillement.

À travers l’enfance, dont les jeux affectent le calendrier, l’altèrent, l’immobilisent et le dilatent démesurément, voire le détruisent, l’œuvre rend indistincts le ludique et le monde du sacré, ou ses rites. L’un et l’autre laissent apparaître un même écart entre diachronie et synchronie, entre aion et chronos, entre vivants et morts, entre nature et culture. Vivier l’énonce autrement dans un entretien avec Claude Cubaynes, déclarant de sa foi qu’elle faisait « que je suis et je serai tout le temps, immortellement ou éternellement, un enfant ». L’Enfant-Rédempteur ou l’« Enfant-Dieu », comme le baptise un texte des années de juvénat, incarne la beauté, la pureté, l’ange à la recherche d’une ascendance fabuleuse, mais aussi la tristesse pour la mère perdue. Long chant de solitude, hymne à la nuit, promesse de renaissance, entre le rêve et la crainte des ténèbres, Lonely Child sera la berceuse d’une autre Mère, cosmique, figure de l’enveloppement. Renonçant à l’idée de polyphonie, sa mélodie s’enrichit d’intervalles dont la rugosité et l’intensité constituent une harmonie microtonale, invention complexe de nouveaux timbres ou de faisceaux de couleurs, n’excluant cependant pas les mélodies complémentaires de la musique balinaise. Vivier en retrouve le sens séculaire, loin du structuralisme et de l’idée, « cet adorable impondérable, vivant seul dans le castel de sa Vérité hégélienne 1 » : le mirage d’un melos et d’un rythme devenu pure durée, suite d’équilibres et de déséquilibres autour d’un pôle.

Dans le sillage de la formule stockhausénienne, l’art de Vivier, qui écrivit en 1978 sur Mantra, et dont le style résonne de Momente et d’Inori, se fonde sur une mélodie. « Dans mon cas, une mélodie est souvent à l’origine de toute une œuvre. Je compose cette mélodie, puis je la chante dans ma tête à longueur de journée jusqu’à ce qu’elle se développe d’elle-même et prenne sa physionomie propre. Elle pourra suggérer parfois la grande forme de la pièce comme l’organisation de ses plus infimes parties. Certaines choses de l’émotion sont trop subtiles pour être manipulées ou traduites par des instruments “structurants” tels que des modèles mathématiques, des carrés latins, ou autres… Il faut que je me sente “près” de mon matériel musical, que je le vive 2. » Un tel monde mélodique est homophone, parfois diaphonique. Comme l’a montré Jaco Mijnheer, dans Orion, du nom de la fameuse constellation, métaphore stellaire du pays imaginaire que Vivier attribuait, enfant, au domicile de ses parents naturels, la mélodie contient les douze sons de la gamme chromatique, mais en quatre segments constituant des motifs distincts, dotés chacun d’une identité, et revêtant un caractère modal, s’autorisant même la répétition de certaines notes, au-delà donc des tabous sériels. Cette mélodie est « intervallisée », selon le mot de Vivier — autrement dit, une note y est ajoutée en dessous d’une autre —, ou harmonisée par des transpositions superposées, des renversements et des variations temporelles, mais aussi par les décalages de phase, la simultanéité de plusieurs segments, leur uniformisation rythmique ou leurs transitions progressives. Au cours de l’harmonisation, où la fondamentale de l’accord ne correspond pas toujours à la basse, souvent à la tierce majeure, Vivier opère de singulières synthèses de timbres, comme celles des cordes et des clarinettes dans le Prologue pour un Marco Polo. Il conviendrait de citer bien d’autres œuvres, dont Lettura di Dante, basée sur une mélodie comportant six cellules de une, deux ou trois notes, lesquelles sont constamment répétées et légèrement modifiées par le chant de la soprano, ou Pulau Dewata, sur une suite de neuf mélodies dérivées d’une seule… Mais sous la mélodie, menace le silence de Lonely Child, ponctué par les violences de la grosse caisse, avant une reprise que cet événement a résolument modifiée, hésitant entre le silence premier, celui qui précède tout, « celui qui nourrit, qui libère, qui ouvre la conscience, celui qui est amour et qui se propage 3 », le mutisme d’une absence où naît le désir, et le secret de la fin en lequel le chant se retire. Musicien de l’affect, sinon d’un pathos essentiellement soustrait au langage, comme anticipation de la mort, dont l’œuvre est moins centrée sur le savoir que sur l’éprouver, Vivier dit simultanément l’enchantement, l’ensorcellement du silence dans le conte ou dans la fable, et une mystique de la bouche close, où musiciens et auditeurs se mettent devant le vide et le contemplent infiniment.

L’enfance est encore rêve de voyages et promesse d’autres contrées lointaines, regard déjà mélancolique sur l’état du chercheur incompris. À l’Orient, réel ou imaginaire, puisent nombre de partitions de la fin des années soixante-dix et d’après. Il en est ainsi de Zipangu, par exemple : à l’époque de Marco Polo, Zipangu était le nom du Japon — une île que Kublai Khan n’avait pu conquérir et un symbole de richesse immense que Vivier convoque à nouveau dans les première, troisième et quatrième parties du Prologue pour un Marco Polo. Le titre nous engage dans cet Orient que ne peuvent atteindre les « êtres humains qui ne veulent pas découvrir les terres nouvelles ». Après les techniques dérivées des studios de musique électronique et les calculs de fréquences issus de la modulation en anneau, que Vivier venait d’appliquer à l’ensemble de Lonely ChildZipangu concentre le déploiement puis l’épure de ses couleurs sur les modes de jeu et sur les techniques d’archet, entre pression exagérée et harmoniques pures, des treize cordes scindées en deux groupes, l’un de six violons, l’autre incluant un violon, trois altos, deux violoncelles et une contrebasse. Avant Paramirabo, Bouchara ou Samarkand, composés de retour d’un voyage en Orient, dont l’expérience et les retombées s’apparentent à celles d’Antonin Artaud et de sa découverte du théâtre balinais jadis, Shiraz empruntait son titre au nom d’une ville, ici une ville d’Iran, « une perle de ville, un diamant taillé durement », mais sous l’influence de la Toccata op. 7 de Robert Schumann et des nombres du Klavierstück IX de Stockhausen. Immobiles, parallèles ou contraires, les mouvements des mains du pianiste sur le clavier comme tous les éléments se déroulent de manière discontinue par rapport à un axe horizontal imaginaire — les cinq sections de l’œuvre étant la forme musicale comme « mise en chair du penser musical », là même où se joue la relation amoureuse entre le créateur et son idée.

Au monde de l’enfance appartient enfin le langage inventé, sans grammaire, sans syntaxe, sans signification et sans Loi, intermédiaire entre une langue pure et un langage humain, entre sémiotique et sémantique, selon les catégories de Benveniste : les ka, nou, ya ou zo, qui parcourent presque toute l’œuvre vocale de Vivier depuis Ojikawa, oscillent à l’écoute entre une couleur acoustique, que Stockhausen déclinait déjà dans Stimmung, l’image d’une langue que Marco Polo, dans ses voyages, ne pouvait comprendre, et les balbutiements de l’être, synonymes d’infans : l’enfance non plus comme donnée chronologique, ou comme âge, ou encore comme substance psychique, mais comme experimentum linguæ, épreuve du pur fait que l’on parle et qu’il y a du langage — avant même que l’homme, entrant dans la langue comme système de signes, ne la transforme radicalement et ne la constitue en discours. Dans le sillage d’autres tentatives du XXe siècle, parmi lesquelles celle de Velimir Khlebnikov, le phonème, d’essence universelle, se prend à suggérer un mot dans une langue qui permettra de parler « à tous les êtres passés, présents, futurs, d’ici et de là-bas ». C’est en somme une pure langue prébabélique de la nature, de laquelle l’homme participe pleinement. Par ces phonèmes, souvent esseulés, il nous est donné de rencontrer la multitude, l’univers. Mirage d’une authentique gorge cosmique, une telle passion linguistique irrigue toute voix, sinon tout corps instrumental, lequel dissocie les lettres de leur stricte articulation et scrute le lieu où la langue cesse de s’incarner dans une voix.

…je franchirai serein le seuil de la terreur…

Selon Vivier, la musique est amour, force de loi qui la régit — amour de la nature et de l’homme, qui n’a d’égal que le pressentiment de la mort, dont les grelots indiens de Chants ou la trompette déployant la mélodie initiale d’Orion, et que Vivier associe aux danses macabres du Moyen Âge chez Bergman, sont quelques timbres. « Ne me laisse pas seul. J’ai peur. Je ne vois plus rien que le reflet de mes yeux dans le vide », chantait Journal. Dans Glaubst du an die Unsterblichkeit der Seele, un jeune homme dit son nom : « My name is Harry », avant d’enfoncer un poignard dans le cœur de sa victime. Déjà présent dans Le Clown, poème d’un Vivier encore séminariste, le froid de l’hiver traduit ici non la crainte d’être mort, mais la peur fascinée, la volupté de mourir d’amour. Dans ZipanguLonely Childou Prologue pour un Marco Polo, tout croît, tout se replie. La mélodie se fait couleur avant de retourner à la mélodie première, purifiée et solitaire. Rituel de mort, la geste de Vivier et ses processus intuitifs ou raisonnés n’excluent en rien le mélodrame, l’existence de l’homme étant parfois rendue à sa douloureuse méditation, au cri qu’implique toute création. Alors, irrémédiablement, l’absolue franchise vise à une absence de distance face à une vie qu’il est impossible d’écarter de l’œuvre.

Dans Lonely Child ou dans le style orientalisant d’Orion, kempli, rin et gongs, ou encore ces cloches composées avec les moyens de l’orchestre en lesquelles Ligeti entrevoyait parfois un écho du Boris Godounov de Moussorski, prolongent, par leur résonance et des implications religieuses ou funéraires qu’il serait aisé d’identifier, la terreur de l’être condamné à la finitude. « N’aie pas peur, viens vers la lumière », chante Kopernikus. Un Amen paraphe Musik für das Ende. Un Deo Gratias pour Désintégration, Chants et Lettura di Dante. Et ce titre : Jesus, erbarme dich. Ou encore Liebesgedichte, œuvre « contenant l’amour de Dieu pour les humains et aussi l’amour des humains pour Dieu ». Plus qu’un catholicisme conflictuel, que manifesteraient une psalmodie ou les réminiscences du chant grégorien, le mysticisme de Vivier est celui d’une foi en l’amour de Dieu, entre chrétienté et rituels asiatiques imaginés, d’un art d’essence religieuse, tentant de faire « comme les dieux », de l’assimilation de la musique et de la prière, sous l’égide du choral ou du psaume, et d’une purification mystérieuse et incantatoire — Reinigung était le premier titre de Chants. En Stockhausen, selon Ligeti, Vivier aurait trouvé un maître, croyant et missionnaire, inscrivant l’homme dans la totalité, le cosmos, remettant l’individu à soi-même et à l’infini des astres, et arguant d’une intériorité qui miroiterait les espaces sidéraux. Peu importe la religion, la secte ou l’idéologie : « Je veux que l’art soit l’acte sacré, la révélation des forces, la communication avec ces forces. Le musicien doit organiser non plus de la musique mais des séances de révélation, des séances d’incantation des forces de la nature, des forces qui ont existé, existent et existeront, des forces qui sont la vérité. Toute révolution véritable n’est faite que pour remettre une civilisation qui s’en est détachée sur le chemin de ces forces, dans le sillage de ces forces 4. » Une telle conception affecte le statut du créateur. Si, dans l’éthique de l’art japonais, le soi ne s’exprime plus, mais agit des préceptes ancestraux, Vivier inclut le soi dans l’œuvre, mais dans une vision toute critique, sinon objective.

La spiritualité, la respiration lente et un appel à la sagesse entendent révéler le sens de nos existences tout en inclinant vers une tentation de l’immortalité : art de la répartition des sons, des systèmes de proportion, de la directionalité ou non de la matière sonore, espace à la fluidité équivoque, à la géométrie variable et aux lignes courbes, au même titre, mais autrement, que le cinéma, la musique occulte un instant notre désespoir, suspend le temps, le passé désiré et la triste linéarité d’« un point éternellement en mouvance vers un futur inatteignable » : O ! Kosmos en chantait déjà la déchirure. Pèlerin de l’intemporel, Marco Polo est hors le temps et hors de ses voyages : il retrouve ce que Vivier avait nommé dans un texte sur Chants le « souffle transhistorique de la Vie ». Et les énoncés musicaux des huit parties ne mènent nulle part. Magie d’une aire dont les plans multiples se côtoient, se pénètrent et se transforment suivant les règles de la mécanique céleste. « La qualité première de la musique c’est justement une absence — absence de liens entre l’instant d’avant et l’instant d’après, prise de conscience douloureuse de la non-existence de l’instant présent, celui-ci n’étant qu’une vision abstraite, qu’une conceptualisation du rapport entre un instant passé et un instant à venir. La musique amplifie jusqu’à l’absurde ce non-existant, un instant présent qui ne devrait pas exister devenant tout à coup un objet et réel et palpable, objet de possible spéculation ; mais c’est un impossible désir qui est magnifié 5. » Le son musical est donc point de non-contact entre l’espoir et la mélancolie, brisure d’un flux. Seul importe l’exercice sur le présent de la mélancolie, de la tension qui objectivise les événements dans la tendresse du souvenir. Alors le passé et le futur se tassent, « comme pour sentir sa chaleur », autour d’un point sans cesse en mouvement. Vivier et Paul Chamberland, dans leur dialogue sur Marco Polo, enregistré et diffusé dans la septième partie du Prologue, rétabliraient ainsi la fragilité du continuum. L’Achéron, l’intervalle entre le temps et l’éternité expriment un désir de transcendance. Et Glaubst du an der Unsterblichkeit der Seele vacillera, entre mobilité et immobilité, que Kopernikus nomme la « stagnance des temporalités ».

  1. Claude VIVIER, « Petit historique de la musique contemporaine » (1981), dans Revue nord-américaine de musique du XXe siècle, Les Presses de l’Université de Montréal, Volume 2, 1991, Claude Vivier, p. 121.

  2. Cité dans Johanne Rivest, « Claude Vivier : les œuvres d’une discographique imposante », ibid., p. 154-155. Sur la dimension mélodique, Vivier écrit à propos de Liebesgedichte (1975) : « En 1968 j’ai composé une mélodie extraordinaire et encore aujourd’hui elle ne me quitte pas. Cette mélodie était totalement intuitive. Un après-midi je l’ai harmonisée à quatre voix et, ce encore intuitivement, surtout avec amour. Enfin je l’ai divisée en douze groupes comprenant chacun entre un et douze accords. J’ai ensuite étalé ma musique dans le temps, j’ai donné à chaque série d’accords une durée suivant des proportions très précises. J’ai donné ensuite à chaque accord de mes groupes une durée formant une échelle de proportions harmonieuses. Il fut dévolu ensuite à chaque partie un caractère, un tempo et une tendance. » (« Liebesgedichte » (1975), ibid., p. 65-66.)

  3. Claude VIVIER, « Notes du soir » (1971), ibid., p. 53.

  4. Claude VIVIER, « L’acte musical » (1971), ibid., p. 49.

  5. Claude VIVIER, « Que propose la musique ? » (1981), ibid., p. 130. Sur le temps, voir aussi « Pour Gödel » (1982), ibid., p. 125-126, écrit suite à la lecture de Douglas R. HOFSTADTER, Gödel, Escher, Bach, a Metaphorical Fugue on Minds and Machines in the Spirit of Lewis Carroll, New York, Basic Books, 1979.

© Ircam-Centre Pompidou, 2007


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