Dès ses premières œuvres, Ferneyhough a affronté le problème d’un rapport nécessaire et dialectique entre expression et formalisation, rapport qui réfracte la tension du sujet compositionnel avec le matériau. L’expression, chez lui, est d’emblée un flux impétueux qui exige une forte densité d’écriture et une dramaturgie de la forme. Si l’écriture provient de l’héritage sériel – un héritage saisi tout d’abord davantage comme résultat esthétique que comme « système » de pensée –, la conception de la forme en dépasse les apories : la musique de Ferneyhough se construit à partir des catégories temporelles. La formalisation repose sur des strates structurelles enchâssées les unes dans les autres et suivies de caractéristiques musicales capables de se développer indépendamment ou d’interagir de multiples façons. La relation entre « le flot énergétique de détail et l’agencement structurel général », que Ferneyhough perçoit sous la forme d’une « collision », fait apparaître un élément primordial de sa pensée musicale : la tension entre les différents aspects de l’écriture, la non-réduction à l’unitaire : ils renvoient à l’idée de polyphonie. Dans des œuvres encore modestes comme les 4 Miniatures pour flûte et piano (1964) ou Coloratura pour hautbois et piano (1966), les relations mouvantes entre les instrumentistes, considérés comme des « personnages différents » ayant une certaine indépendance, sont à cet égard significatives ; cette dramaturgie de l’écriture sera portée plus tard à un tout autre niveau. Par contraste, des pièces pour piano comme Epigrams ou la Sonate pour deux pianos (1966) explorent des procédures plus abstraites, des « modèles répétitifs à grande et petite échelle » ; elles seront elles aussi développées dans les œuvres ultérieures. Dans cette optique, Prometheus pour sextuor à vent (1967), Sonatas pour quatuor à cordes, et Epicycle pour vingt cordes (1968) constituent une sorte d’aboutissement.
Prometheus repose sur de riches structures pré-compositionnelles offrant de multiples possibilités de réalisation et imposant des choix par élimination (d’où le titre choisi) ; les Sonatas intègrent des mouvements brefs de nature polyphonique, écrits à l’origine dans l’esprit des Fantasias pour violes de Purcell, à l’intérieur d’une architecture plus complexe, et ce grâce à des passages intercalaires composés après coup et produisant de nouvelles connections, des sortes de commentaires créant des mises en perspectives sans cesse renouvelées (l’œuvre se déploie sur une durée anormalement longue pour un quatuor à cordes : 45 minutes). Dans Epicycle, Ferneyhough travaille sur des structures de hauteurs (sous la forme d’accords de trois sons) en fonction de leurs qualités intervalliques et de registres, les faisant apparaître en tant que sonorités spécifiques à l’intérieur de la construction polyphonique. Dans les trois cas, le matériau est développé à partir de caractéristiques sonores, de modes de jeu formant des catégories souples, plutôt qu’à partir de structures en soi, y compris des structures thématiques, ce qui met en jeu la dimension concrète du phénomène musical ainsi que les critères de perception dans leur mouvement même.
Si le Webern des œuvres atonales semble, dans cette première période, une référence, on perçoit aussi l’effet des œuvres les plus radicales de Boulez et de Stockhausen, comme celui de musiques plus anciennes, qui constituent l’horizon « naturel » de la musique de Ferneyhough (en particulier la période intermédiaire entre la polyphonie ancienne et les débuts du baroque au tournant du XVIe et du XVIIe siècles). Mais Ferneyhough a confié lui-même n’avoir eu qu’une connaissance superficielle des théories du sérialisme intégral durant cette période initiale. Il va développer les idées apparues dans ses premières œuvres en intégrant les connaissances acquises plus tard au contact de la vie musicale contemporaine, dont il était en grande partie coupé en Angleterre, mais aussi à partir d’un travail d’autoanalyse qui constitue un élément central de sa méthode de composition, et que l’on pourrait rapprocher du concept de « déduction » propre à Boulez. Significativement, la pièce la plus ambitieuse de cette période, Firecycle Beta (1969-1971), divise l’orchestre en une série de groupes indépendants, reflet d’une conception générale visant à créer des perspectives d’écoute multiples ; l’œuvre fut d’abord pensée en trois parties dans lesquelles le matériau serait perçu selon des angles différents, la densité de la première plaçant l’écoute à grande distance du processus musical, la dilatation de la troisième obligeant au contraire à s’en approcher au plus près ; la seconde, intermédiaire, fut toutefois seule composée. L’enchevêtrement de ses textures complexes, qui conduit à une écoute changeant constamment de « focale », nécessite cinq chefs. On trouve là , en germe, une idée qui sera explorée dans Transit puis développée à grande échelle dans les Carceri d’invenzione, les différentes formes d’écoute étant par ailleurs associées à des images symboliques.
Une telle conception polyphonique ne repose pas sur des constructions homogènes, fondées sur les seules structures de hauteurs, mais sur les multiples catégories du sonore et différents types de musicalité (cycles rythmiques, modes de jeu, sonorités, registres, courbes dynamiques, densités des événements et des textures etc.) ; elle définit un espace qui lui-même n’est pas homogène ou stable, mais en perpétuelle redéfinition, et ce en fonction de la nature même des phénomènes. D’une certaine manière, il faut considérer la notion d’espace, dans la musique de Ferneyhough, comme traversée par les caractéristiques temporelles, par des « paquets de temps » eux-mêmes très différenciés, et parler, au pluriel, d’espaces en mouvement ; cela implique une redéfinition de la notion d’harmonie à la fois comme construction spatiale (synchronique) et comme fonction temporelle (diachronique), qualités qui furent les siennes à l’époque tonale mais qui devinrent un problème dans la musique atonale : « En un sens […] “harmonie” n’est pas un terme qui convient particulièrement. Je travaille beaucoup sur les sonorités, qui tendent à opérer selon différents critères fonctionnels tels que la consistance, la densité, la transparence, etc. […] Quand une sonorité est construite sur un nombre relativement grand de hauteurs individuelles, on ne peut plus, à mon sens, appliquer les règles qui conviennent aux accords de trois ou quatre notes ». Une telle prise de position fait toute la différence entre les options choisies par Ferneyhough et celles de compositeurs comme Boulez ou Benjamin, pour qui le concept central d’harmonie devait être aussi repensé. Les relations entre transparence et opacité, entre des textures dont les composants sont perceptibles et d’autres plus proches du chaos, les tensions entre les registres et les états dynamiques extrêmes, qui donnent à la musique une présence quasi corporelle, impliquent des perspectives d’écoute différenciées, changeantes, qui s’inscrivent dans une dynamique formelle, la distance entre les extrêmes étant ici à la fois une notion spatiale et une notion temporelle. L’évolution de ces « corps sonores », réunion de forces contradictoires et résultats d’un flux d’énergie dont ils sont une forme momentanée à chaque instant, projetés dans des champs variables, où ils entrent en conflit ou en synergie, définit la forme en créant des tensions à petite et à grande échelle, en inventant des parcours qui mènent d’un point à un autre, en imposant des changements de niveaux qui font basculer l’œuvre d’une section à une autre.
Une pièce d’allure modeste, composée en 1970, Cassandra’s Dream Song pour flûte solo, rend de telles idées explicites : un matériau directionnel et rigoureux y est opposé à un autre, plus exubérant et non-directionnel, réparti en cinq sections interchangeables. L’interprète est alors impliqué dans le caractère de la pièce, pouvant choisir une version plus ou moins fragmentée, plus ou moins explosive, ou plus moins continue. Ferneyhough met en jeu dans cette œuvre une écriture virtuose qui, en se développant, va constituer un trait marquant de son écriture (la pièce ne fut créée qu’en 1974, aucun flûtiste n’ayant accepté de jouer la pièce auparavant). Le travail interprétatif, qui conduit à la forme d’apparition de la pièce, est ainsi composé, intégré à l’écriture. Ce que vise Ferneyhough, c’est à substituer aux gestes plus ou moins conscients hérités du passé, et plaqués sur une musique qui repose sur d’autres critères, des gestes qui seraient directement liés à la pensée musicale du compositeur. « Pour moi, dit Ferneyhough, l’exécutant ne fait pas que rendre la composition, dans un sens bien précis il en engendre réellement la manifestation finale ». Cette idée – éliminer toute distance entre la pensée et la réalité de la musique dans sa transmission physique –, approfondie jusqu’aux limites du possible, ou du moins celles d’un certain réalisme pratique, touche à un élément central de l’esthétique du compositeur et le distingue radicalement de ses collègues issus du mouvement sériel ou liés au mouvement spectral, dans lesquels l’exécutant est en partie dépersonnalisé. Elle nous ramène à la relation entre formalisation et expression déjà mentionnée comme à un préalable de l’activité compositionnelle de Ferneyhough. L’un et l’autre en effet, s’interpénètrent : la structure provient d’une forme d’expression qui déborde les cadres préétablis, et qui doit passer à travers un filtre adéquat pour être restituée dans toute son intensité et sa puissance originelle. Ferneyhough travaille davantage avec des forces qu’avec des formes. Les grilles structurelles, chez lui, apparaissent moins comme un moyen de produire le discours musical, que comme celui de le concentrer, de l’orienter, et de convertir les forces en formes. Le caractère hautement dramatique de la musique de Ferneyhough, y compris dans les procédés d’auto-ironie et de déconstructions qu’il a introduits progressivement dans sa musique depuis les années quatre-vingt-dix, prend sa source dans cette articulation première entre expression et formalisation. C’est pourquoi, chez lui, la forme n’est pas le simple déploiement des caractéristiques structurelles, un processus, ou la réalisation d’un quelconque schéma, voire d’une idée ; elle met en jeu des caractères sonores et musicaux qui, par analogie (sans qu’il soit nécessaire de préciser quelle est l’antériorité d’un terme par rapport à l’autre), renvoient à des situations existentielles ou à des phénomènes physiques et spirituels.
C’est le cas dans Transit, œuvre magistrale écrite pour six voix amplifiées, trois solistes et ensemble (1972-1975). L’idée de mise en perspective des caractéristiques de l’écriture et de l’écoute elle-même conduit à un motif philosophique qui est symboliquement « représenté » par la disposition des forces instrumentales et vocales sous la forme de cercles concentriques. À partir d’une gravure de Camille Flammarion, Ferneyhough réfléchit les différentes formes de représentations de l’univers – religieuse, philosophique, humaniste, scientifique – au travers d’une transformation de la matière sonore qui, en passant du sextuor vocal aux cuivres graves, évoque la « transformation de la vue du monde anthropocentrique et concrète vers la Musique des Sphères », que l’on peut aussi interpréter comme une transformation alchimique menant à l’illumination (on retrouve ainsi quelque chose du projet avorté de Firecycle Beta). Le sens devient loi formelle, mais sous la forme de signes qui existent par eux-mêmes : dans Transit, le sens apparaît en tant qu’interprétation. Cette tendance à un déploiement grandiose de la forme va prendre dès lors l’aspect du cycle et de l’intégration d’éléments référentiels, ceux-ci étant incorporés, composés par elle. Le cycle des Time and Motion Study développe ainsi l’idée de perspectives multiples à travers des effectifs divergents : la première pièce est pour clarinette basse solo (1971-1977) ; la deuxième pour violoncelle et bande (1973-1976) ; la troisième pour 16 voix et électronique (1974). Une même idée gouverne la micro et la macrostructure, l’ensemble des pièces s’attachant au concept d’efficacité, notamment dans la situation de la production, de la reproduction et de la réception esthétiques. Dans Time and Motion Study II, le violoncelliste est progressivement submergé, voire anéanti par le matériau qu’il produit lui-même : réinjecté par la bande, il transforme ses propositions musicales en une accumulation destructrice (Ferneyhough évoque à son sujet le concept de « théâtre de la cruauté » propre à Artaud). La Terre est un Homme pour grand orchestre (1976-1979) s’inspire d’une toile de Matta et met en jeu la relation de l’infiniment petit avec la totalité, la vision d’une structure extrêmement complexe perçue à une certaine distance. Avec les deux Funérailles (1979-1980), cette distance prend la forme d’une réinterprétation créatrice : en déconstruisant la première pièce, notamment par la décontextualisation de ses unités, le compositeur s’attache à des caractéristiques capables d’engendrer de nouvelles combinaisons, et donc une nouvelle œuvre. Le point d’aboutissement le plus remarquable de ce développement fondé sur des mises en perspectives complexes et multiples à l’intérieur des œuvres et à l’intérieur de cycles d’œuvres est l’ensemble des Carceri d’invenzione, inspirés par la série d’eaux-fortes que Piranèse réalisa entre 1745 et 1761 (il avait été fasciné par les chantiers autour des ruines romaines). Ce cycle qui occupe tout l’espace d’une soirée de concert se présente comme une suite de pièces pour des effectifs très différents : la première, Superscriptio (1981), est composée pour piccolo solo ; la seconde, Carceri d’invenzione I (1982), pour un ensemble de seize musiciens (vents, cuivres, cordes, piano et percussion) ; la troisième, Intermedio alla Ciaccona (1986), est pour violon solo ; la quatrième, Carceri d’invenzione II (1985), pièce centrale du cycle, est pour flûte et 20 musiciens (vents et cordes) ; la cinquième est une mise en abîme du tout et se présente comme un cycle à l’intérieur du cycle : ce sont les Études transcendantales (1982-1985), composées de neuf pièces regroupées trois par trois, pour soprano, flûte, hautbois, violoncelle et clavecin (chaque pièce utilise une combinaison instrumentale différente ; les poèmes sont de Ernst Meister et Alrun Moll) ; la sixième pièce, Carceri d’invenzione III (1986), est écrite pour quinze instruments à vent et trois percussions ; la dernière, enfin, Mnemosyne (1986), évocation de la déesse grecque de la mémoire, est pour flûte basse et bande. Dans une œuvre plus récente, assimilée à la forme opéra (bien qu’il s’agisse plutôt d’un anti-opéra), Shadowtime (2004), on retrouve une même succession hétérogène des effectifs et des caractères (l’œuvre, qui résulte d’un travail avec le librettiste Charles Bernstein, prend pour sujet la figure de Walter Benjamin comme figure de pensée).
L’écriture fait constamment l’expérience de ses propres limites et la forme en hérite d’une certaine manière. Ainsi, la forme générale de Transit repose sur une progression impressionnante que l’on peut assimiler à une forme de transcendance (ou de réflexion sur la transcendance) : l’œuvre s’élève jusqu’à sa partie finale, après avoir traversé les différents cercles instrumentaux. Dans les Carceri d’inventione, le fil conducteur de la flûte (flûte piccolo au début, flûte en do dans les parties centrales, flûte basse à la fin) dessine au contraire une forme descendante, qui aussi le sens d’une révélation ; c’est une sorte d’anamnèse que l’on peut assimiler aux ruines qui ont inspiré Piranèse : Mnemosyne laisse apparaître à la surface la structure des accords qui fonde une part de l’organisation du cycle, accords déjà perceptibles dans la pièce qui précède, Carceri III, mais menés dans leur auto-déploiement, et articulés par les percussions, jusqu’à une forme d’entropie, à un moment « catastrophique » où la forme implose littéralement. Les différentes sections des œuvres adoptent souvent ce principe de tension constructive poussé jusqu’à la rupture par sa propre logique de développement ; c’est alors un changement de texture et de sonorité qui signale les articulations formelles, comme dans La chute d’Icare par exemple, où les différentes sections de l’œuvre sont caractérisées par des changements de timbres et de densités. Ainsi devient possible le passage au-delà de la limite, comme c’est le cas dans cette œuvre après la cadence de la clarinette solo, qui débouche sur une coda luminescente ; dans Carceri III, une idée semblable est réalisée par la raréfaction de la sonorité après un passage chaotique qui constitue le climax de la pièce et conduit à son dépassement (il est notamment signalé par le changement de sonorités des percussions) : les timbres solos émergent dans l’esprit de la musique de chambre à la fin. Dans Superscriptio, c’est la limite de la tessiture aiguë du piccolo qui constitue le point de butée et qui définit concrètement les figures « mélodiques » du début.
Ce serait une erreur de voir dans le haut degré de formalisation de cette musique, et notamment dans les travaux préparatoires du compositeur, la matrice même du discours musical et de la forme. Le travail de composition proprement dit, et donc la forme telle qu’elle apparaît, ne provient pas d’un accomplissement des prémisses, mais d’une lutte avec elles. Les structures abstraites sont un cadre contraignant que l’invention déjoue, travaille, transgresse. Le cas de Superscriptio est en ce sens révélateur : on peut expliquer d’où proviennent les suites de hauteurs, les structures métriques, et suivre les transferts, d’une dimension à une autre, de certaines valeurs numériques qui proviennent d’une pensée de type sériel (l’œuvre repose d’ailleurs sur une série de douze sons exposée dès le début en forme droite et rétrograde). Mais le contour des phrases, leur progression à l’intérieur d’une forme très articulée, qui se termine par une coda exubérante qui, d’un seul souffle, mène du pianissimo le plus ténu au fortissimo le plus lumineux, ainsi que mille autres caractéristiques proprement musicales et expressives ne peuvent être déduits de la structure. Ils sont nés de sa mise en œuvre partielle et de la réaction du compositeur face à elle. Ferneyhough a saisi cette tension entre écriture contraignante et écriture libre, pour reprendre d’anciennes catégories, par les termes d’automatisme et d’informel. Le premier est fondé sur un haut degré de déduction des figures réelles à partir des structures préalables (mais une déduction automatique, impersonnelle, n’apparaît quasiment jamais dans la musique de Ferneyhough) ; le second est une interprétation libre des structures de départ, dans l’esprit de la « musique informelle » préconisée par Adorno dans le texte célèbre qui clôt Quasi una fantasia, et auquel Ferneyhough, profondément marqué par la pensée du philosophe, a emprunté le terme. Tout le cycle des Carceri d’invenzione joue sur cette tension variable entre ces deux extrêmes, eux-mêmes disposés en strates multiples à l’intérieur du travail compositionnel. Par là , Ferneyhough a surmonté l’une des questions centrales de l’idée sérielle, question posée très tôt par Adorno à travers l’opposition entre Berg et Schoenberg : celle d’une soumission de la subjectivité aux structurations préalables. Si celles-ci viennent remplacer les structurations autrefois acceptées collectivement à partir des principes tonaux et des constructions formelles qui lui étaient apparentées, elles ne peuvent en aucun cas être confondues avec l’invention proprement dite, qui à l’époque tonale, chez les grands compositeurs, transgressait les codes imposés. Il s’agirait alors pour Ferneyhough de remplacer un contexte musical et stylistique qui s’est progressivement délité sous la poussée de la subjectivité créatrice, d’empêcher que cette subjectivité, comme Adorno le craignait justement, s’aliène elle-même dans un retournement dialectique fâcheux en s’imposant ses propres lois. C’est pourquoi, chez Ferneyhough, sorte de figure héroïque de la subjectivité créatrice, le moment de l’invention est dissocié du moment de l’organisation du matériau ; c’est pourquoi aussi sa musique entraîne l’interprète dans sa propre idée d’une liberté reconquise sur la loi initiale. Faire jouer cette tension qui fut au cœur de la musique européenne est l’une des caractéristique primordiale de la pensée du compositeur.
Cela permet de comprendre que la musique de Ferneyhough soit avant tout rhétorique : elle est fondée sur des phrases musicales qui concentrent un certain nombre de caractéristiques structurelles provenant de la formalisation sous-jacente des différents paramètres, indépendants les uns des autres. C’est en cela qu’elle est faite, selon la terminologie du compositeur, de figures et de gestes. Par figure, Ferneyhough entend des qualités structurelles atteignant une configuration spécifique à tel moment de la pièce, mais se dissolvant aussitôt pour se recomposer juste après. Par geste, le compositeur désigne le contour pris par une telle conjonction de forces, formant une entité reconnaissable pour la perception. On comprend alors que les qualités « figurelles » soient appelées à engendrer perpétuellement de nouveaux gestes, selon un processus logique qui suppose leur analyse et le développement de leurs potentialités (là encore, ce ne sont pas les données préalables abstraites qui déterminent le geste, mais l’analyse concrète des qualités « figurelles » qu’il contient).
Toutefois, ces qualités « figurelles » ne naissent pas seulement de la fantaisie créatrice de l’auteur, ou de sa capacité combinatoire ; elles résultent, pour une part essentielle, de leur confrontation avec des structures pré-ordonnées, en partie abstraites. Les grilles rythmiques en sont un exemple. Ferneyhough établit une suite de mesures avant le travail de composition proprement dit, cadre de la pièce toute entière ; l’idée musicale va lui être confrontée : elle peut s’y glisser, par coïncidence, ou les transgresser, inscrivant une infinité de tensions avec elles. De nombreuses procédures équivalentes déterminent le travail compositionnel, qui s’apparente à un conflit entre l’arbitraire des structures préalables et la fantaisie des formes musicales. Ces structures préalables affectent l’ensemble des paramètres, y compris ceux que le sérialisme n’avait pas retenus, tels les degrés de densité (nombre de notes dans la succession ou la superposition), ou les relations entre notes tempérées et quarts de tons (ceux-ci étant des sortes de satellites placés autour des notes tempérées, et non des notes à part entière qui impliqueraient une échelle de référence de vingt-quatre sons). Le travail compositionnel tisse alors ses fils à partir de ces différentes couches d’organisation, les caractéristiques d’une couche pouvant être reportées sur une autre comme c’était déjà le cas dans la musique sérielle. Pour faire comprendre son processus de pensée, Ferneyhough a suggéré l’image de la vague qui se brise sur les rochers, faisant apparaître une forme reconnaissable et éphémère qui provient d’une accumulation de forces sous-jacentes. Ainsi les procédés de structuration préalables représentent-ils les forces cachées qui s’expriment à la surface par des gestes musicaux d’intensité variable, et dont les qualités figurales se recomposent sans cesse afin de produire de nouveaux gestes.
La complexité des procédés de composition, qui semble vertigineuse lorsqu’on s’y plonge, et qui se reflète dans la graphie même des partitions, ne doit pas présager du résultat musical. L’écoute est sans nulle doute plus évidente que ce que suggère la lecture des partitions, la synthèse qu’elle effectue dans le moment de l’audition faisant apparaître pleinement un sens qui ne peut être reconstitué, à la lecture, qu’à partir de l’accumulation presque maniaque des détails. Aussi l’interprète doit-il pénétrer la structure dans un travail d’approche qui comporte une dimension analytique pour atteindre le niveau rhétorique de la musique. Si cette opération est un moment difficile, surtout lors d’une première approche, elle est toutefois récompensée par le degré de liberté qui, en fin de compte, lui renvient. Car le degré de complexité de la notation, image de la pensée plus que forme pratique pour l’exécution, laisse une marge considérable à l’expressivité du jeu. Dans la mesure où l’interprète ne peut pas jouer exactement ce qui est écrit, calculer dans le temps de l’exécution des groupements irrationnels superposés à l’intérieur de mesures qui changent constamment de référent (1/8, 2/10, 3/40, etc.), ou maîtriser des indications de jeu qui s’appliquent à chaque note et s’additionnent les unes les autres, il cherche à s’en approcher le plus possible, construisant son propre phrasé dans une sorte d’approximation générale qui s’apparente in fine à un rubato généralisé. La subdivision rythmique, dans laquelle les triples et quadruple croches sont une référence, est sous-tendue par un rythme fondamental très lent et souple, fait d’élans et de tensions ; on saisit à l’écoute cette couche fondamentale, qui structure le rythme de la forme dans son ensemble, les figures rapides apparaissant comme des sortes d’ornementations structurelles. L’écriture très idiomatique pour les instruments, malgré le haut degré de virtuosité, est un élément qui mérite d’être souligné dans un tel contexte. Pour Ferneyhough, la notation n’indique pas seulement ce qui doit être joué, une suite de prescriptions qui seraient l’image précise de ce que l’on doit entendre, mais aussi le contexte dans lequel les idées musicales peuvent prendre sens, un contexte qui n’est fixé, aujourd’hui, par aucun consensus esthétique, et qui diffère considérablement d’un compositeur à un autre.
D’une manière générale, les œuvres les plus récentes de Ferneyhough n’ont fait que développer toutes ces caractéristiques, même si l’on peut relever une tendance à créer des moments plus homophoniques à l’intérieur de la polyphonie, débouchant sur un souci de la construction harmonique pour elle-même, comme c’est le cas par exemple dans Plötzlichkeit (2004-06) pour grand orchestre avec voix, ainsi que l’exploration de nouvelles stratégies formelles, où l’idée du développement serait fondée sur des ruptures, des morcellements, et serait remplacée dans certains cas par d’éternels recommencements : Incipits (1996) pour alto et ensemble en est le prototype, comme son titre l’indique, mais le principe en a été amplifié dans Les froissements d’ailes de Gabriel (2003) pour guitare et ensemble comme dans The Doctrine of Similarity (1999-2000) pour chœur et ensemble, qui constituent des parties de l’opéra Shadowtime, et il est à la source de Plötzlichkeit (2004-2006) pour orchestre, dont le titre parle de lui-même. Il avait été initié par le travail sur le String Trio (1995), où l’esprit de la sérénade, propre à cette formation, venait heurter l’idée d’une forme développée. La déconstruction des archétypes formels ou expressifs, comme la déconstruction du sens, est un élément propre aux œuvres récentes, depuis le Quatrième Quatuor à cordes avec voix (1989-90) sur des textes de Jackson Mac Low jusqu’à Shadowtime, et notamment dans le solo pour piano qui en constitue la partie centrale, Opus Contra Naturam (2000).
La musique de Ferneyhough est pensée si profondément dans tous ses aspects, et son impact est si puissant à l’audition (bien que certaines pièces n’arrivent pas toujours à rendre claire l’accumulation d’idées et de structures sur laquelle elles reposent) qu’elle constitue un moment central du point de vue esthétique et historique. Elle s’est développée de façon organique sans jamais dévier, indépendante par rapport aux différents courants contemporains, mais aussi par rapport à ses devanciers immédiats. Sa revendication d’une subjectivité libre de se déterminer soi-même, mais confrontée aux « lois » du matériau et à toute une série de principes contraignants qui reconstitueraient les condensations opérées par les musiques traditionnelles, orales ou écrites, distingue Ferneyhough de la plupart de ses contemporains. Il y a chez lui, comme c’était le cas pour Schoenberg, l’idée que le sens musical provient des relations et non d’un fondement dans la nature ou dans un style de référence (comme Schoenberg, Ferneyhough ne respecte guère les lois de la résonance naturelle). Ses œuvres tirent de là une dimension visionnaire qui est un pari sur l’avenir. Pensée et œuvres, comme un condensé de forces, sont appelées à rayonner et à résonner loin au-delà de l’époque qui les a vues naître, une époque dont elles sont l’une des manifestations les plus glorieuses.