Takemitsu aura abordé presque toutes les techniques et tous les genres de musique, depuis les partitions graphiques avec la série des Corona (1962) jusqu’à la musique environnementale, en passant par le théâtre, le ballet et la musique chorale, parallèlement à ses genres de prédilection comme l’orchestre, la musique de chambre et la musique de film (une centaine de partitions) qui constitue un pan important de son œuvre. Il a également envisagé la composition d’un opéra à la fin de sa vie, Madrugada, mais qui restera à l’état d’esquisses (le compositeur Ichiro Nodaïra mettra en musique le livret de Barry Gifford en 2005.)
La multiplicité des sources d’inspiration auxquelles Takemitsu s’est confronté dans les dix premières années de sa production montre combien le compositeur est perméable à toutes sortes d’approches compositionnelles. Outre des premières œuvres encore peu personnelles, l’expérience du « Jikken Kobo » (voir biographie) a été essentielle, correspondant à l’approfondissement de la musique de Messiaen (dont le Quatuor pour la fin du temps est donné à l’un des concerts du groupe en 1952), de Schoenberg (Pierrot lunaire donné en 1954), parallèlement aux premiers concerts consacrés à la musique concrète et électronique. Uninterrupted Rest I pour piano, encore tributaire de la pensée modale et pianistique de Messiaen, Relief Statique et Vocalism A·I. pour bande, représentent les essais les plus originaux de Takemitsu de cette époque (Vocalism A.I. sera réutilisé pour la musique du film d’animation Love, Yogi Kuri, 1963). Quant à l’influence momentanée de Schoenberg, elle se traduit par le recours partiel à la série dodécaphonique pendant une courte période, technique que Takemitsu abandonnera au milieu des années soixante.
Après le premier stade de maturité atteint avec le Requiem pour orchestre à cordes, l’apport de John Cage dans la pensée de Takemitsu correspond à la réintégration de sa culture japonaise, tant dans l’esprit qui permet au compositeur de se réconcilier avec sa tradition, que dans l’introduction de l’indétermination et des notations graphiques dans ses propres œuvres (Corona, Blue Aurora for Toshi Ichiyanagi, 1962). Arc, vaste partition en six parties pour piano et orchestre (1963-1966, rév. 1976) équivaut, selon Peter Burt, à « une sorte d’inventaire » des techniques maîtrisées par Takemitsu, mêlant la modalité (Messiaen), la technique sérielle, l’écriture aléatoire et graphique (Cage), etc.
November Steps, l’œuvre la plus emblématique de Takemitsu, est aussi celle qui attire définitivement l’attention du monde occidental sur le compositeur. Non que sa musique antérieure n’ait pas laissé de trace, mais le propos consistant à confronter deux univers culturels différents a marqué les esprits par l’originalité de la combinaison instrumentale (encore peu fréquente à cette époque mais bientôt suivie par nombreuses œuvres japonaises peu après). Contemporaine des œuvres avec lesquelles les compositeurs occidentaux entendaient rétablir une autre forme de communication avec le public par la réintégration d’une tradition (Sinfonia de Berio, Musique pour les soupers du roi Ubu de Zimmermann ou Hymnen de Stockhausen), November Steps participe à ce débat, moins dans la confrontation stylistique entre des musiques datées et la relecture qui en est faite que dans la juxtaposition de différents temps musicaux : les séquences jouées par le shakuachi et le biwa, toujours isolées et non superposées aux interventions de l’orchestre et donc étrangères à l’esprit du concerto occidental, renvoient à une pratique et à une histoire radicalement différentes, de par les modes de jeu ou la présence de parasites dans le son. Takemitsu a largement insisté sur la dimension inconciliable des traditions occidentale et japonaise, ne voulant « pas résoudre cette fertile antinomie mais au contraire, faire se combattre les deux blocs. » C’est par la disposition même des musiciens, répartis en deux orchestres quasi symétriques, que Takemitsu nourrit le dialogue entre les deux instruments japonais et l’orchestre – combinaison qu’il reprendra dans Autumn (1970) – grâce à des effets stéréophoniques qui préparent souvent les entrées des deux solistes. L’exploitation de l’espace, depuis Arc pour piano, orchestre et sons électroniques (1963-1966) acquiert ici une nouvelle dimension qui sera développée dans Gémeaux pour hautbois et trombone solistes, deux orchestres et deux chefs (1971-1972) ou encore dans In an Autumn Garden (1973-1979) pour orchestre de gagaku (Takemitsu confrontera une dernière fois un instrument traditionnel, l’orgue à bouche japonais, le shô, avec l’orchestre dans Ceremonial, 1992, toutefois dans un esprit différent). November Steps apparaît à la fois comme l’aboutissement de la réflexion d’un compositeur partagé entre deux cultures et le point de démarcation d’une œuvre qui se voudra de plus en plus accessible aux oreilles occidentales. L’image du miroir oriental-occidental que Takemitsu développera dans ses écrits, délimite bien son évolution sur l’ensemble de son œuvre.
De fait, à partir des années soixante-dix, la musique de Takemitsu semble se stabiliser dans son goût pour une somptueuse sonorité harmonique et orchestrale qui deviendra la signature de la plupart de ses œuvres orchestrales à partir de A Flock Descends into the Pentagonal Garden (1977) et Dreamtime (1981) jusqu’à Spirit Garden (1994). Ceci parallèlement à une connotation tonale, du moins dans sa couleur, qui imprègne dorénavant ses œuvres (Far calls, coming, far ! pour violon et orchestre, 1980). D’une part, Takemitsu se rapproche de Debussy qu’il a toujours admiré, depuis Green (1967, intitulé initialement November Steps II) inspiré par le Prélude à l’après-midi d’un faune, et jusqu’à And then I knew ’twas wind (1992, pour flûte, alto et harpe), et surtout dans Quotation of Dream pour deux pianos et orchestre (1991) incluant de nombreuses citations de La Mer. D’autre part, le compositeur prend soin de lier son attitude à des références poétiques ou littéraires, en particulier à Joyce : Takemitsu voit un lien entre le rêve de Finnegan et l’image de l’eau féconde illustrée de diverses manières dans son cycle Waterscape qui regroupe une quinzaine de partitions (dont celles déjà citées, Toward the Sea I, II et III, ou dans ce que Takashi Funayama identifie comme le « triptyque Finnegans Wake » : Far calls, coming, far !, riverrun et A Way a Lone pour quatuor à cordes.) Tel « un fleuve musical qui avance vers la mer tonale », riverrun (piano et orchestre, 1984) développe, comme beaucoup d’autres œuvres de Takemitsu, l’idée de la « mer des tonalités » – avec l’omniprésence du motif SEA (à partir d’une cellule de trois sons : mib-mi-la, ou de six : mib-mi-la-do#-fa-lab) – visant à établir un lien entre les continents et les cultures. Dans le contexte ambiant du post-modernisme, la position de Takemitsu consiste à réintégrer une forme de consonance générale qui tranche avec les harmonies et les gestes plus âpres, mais plus inventifs, qu’il pratiquait jusqu’à November Steps.
Les références à la nature, de plus en plus nombreuses dans ses œuvres, donnent lieu aux regroupements thématiques des cycles Rain, Garden et Trees dont l’image poétique est parfois empruntée à la littérature : la série des Rain Tree Sketch renvoie à l’arbre à pluie dont parle Kenzaburo Oe, arbre dont les feuilles forment un réservoir de pluie, ainsi régulée puis dispersée dans le temps longtemps après la fin de l’averse, et que Takemitsu utilise comme métaphore de la mémoire (Rain Tree Sketch II est dédié à la mémoire de Messiaen). De même, les constellations (Eclipse, Cassiopeia, Gémeaux, etc.) offrent une autre thématique d’un esprit comparable.
Quant aux musiques de film de Takemitsu, elles ne doivent pas être traitées de façon marginale par rapport à son œuvre de concert, et ceci essentiellement pour trois raisons. D’abord parce que nombre de musiques de film sont en relation directe avec des œuvres déjà composées (Furyo shonen - Bad Boys, s’inspirant notamment de la partition du même titre pour deux guitares, Love déjà cité intégrant Vocalism A·I, etc.). À l’inverse, le matériau utilisé pour La Femme des sables (Teshigahara, 1964) sera repris et travaillé deux ans plus tard dans Dorian Horizon. Takemitsu ira jusqu’à rassembler certaines de ses musiques de film pour le concert avec Three Film Scores (Jose Torres, Pluie noire et Le Visage d’un autre).
Ensuite, en raison de la qualité même de ces musiques qui ne cèdent pas nécessairement aux critères commerciaux habituels et aux habitudes tonales (même si Takemitsu ne dédaigne pas de composer de façon conventionnelle comme dans Dodes’ka-den, Kurosawa, 1970) : l’usage d’instruments traditionnels japonais dès le documentaire Japanese Insignia (1962), de deux biwas dans Harakiri (Kobayashi, 1962) ou d’éléments de musique balinaise mixés dans la bande de Double suicide à Amijima (Shinoda, 1969), renforce considérablement la présence et la fonction de la musique au cinéma. De même, les techniques de musique concrète ou électronique ont été intégrées dans les films de Shinoda (Assassinat, 1964) et surtout de Kobayashi (Kwaidan, 1965), ou le piano préparé et le clavecin dans Le Traquenard (Teshigahara, 1962). La musique de cinéma fournit à Takemitsu l’occasion de montrer sa grande faculté d’adaptation en écrivant des musiques dans des styles très différents, imitant le Modern Jazz dans The Inheritance (Kobayashi, 1962), ou répondant au souhait de Kurosawa d’un « son Mahler » dans Ran.
Enfin, pour la qualité dramaturgique de la musique de Takemitsu qui évite le pléonasme entre image et musique (voire la musique reléguant au second plan les dialogues dans Ran (Kurosawa, 1985), et pratique abondamment le décalage, et donc l’effet inattendu, entre bande sonore et image (Kwaidan). Takemitsu a eu l’occasion de travailler avec la plupart des grands réalisateurs japonais : Shinoda (seize films), Teshigahara (dix), Kobayashi (dix), Oshima (cinq dont L’Empire de la passion), Kurosawa (deux), Imamura (Pluie noire), pour ne citer que quelques noms. Le cinéma japonais fut aussi l’occasion pour Takemitsu de servir une forme de violence qu’il a revendiquée, tout comme de traiter les sujets sur la claustrophobie développée par l’écrivain et dramaturge Kobo Abe dont s’inspirera Teshigahara dans ses films (Le Traquenard, 1962,La Femme des sables, 1964, Le Visage d’un autre, 1966).
La diversité d’expression de l’œuvre de Takemitsu, qui a fait successivement siens la plupart des courants de la musique contemporaine occidentale, puise sa force dans la confrontation entre deux traditions – celle occidentale intégrée très tôt et celle orientale réintégrée progressivement – dont les principales articulations renvoient respectivement à November Steps et à In an Autumn Garden. De part et d’autre se situent les œuvres soit les plus aventureuses (avant 1967), soit les plus consensuelles (après 1975), parallèlement au développement international de sa renommée tandis qu’il est perçu comme trop occidental pour les compositeurs japonais de la jeune génération.